home > Films > Gens de la pluie (les) (1969)
Gens de la pluie (les) (1969)
de Francis Ford Coppola
publié le mercredi 18 décembre 2019

par Françoise Jeancolas
Jeune Cinéma n°51, décembre 1970

Sorties le mercredis 21 octobre 1970 et 18 décembre 2019


 


L’Amérique inconnue, inconnue de ses hommes mêmes. Étrangère aux Américains qui parfois s’interrogent et partent en quête, d’elle et d’eux. Ce thème de l’errance révélatrice, Easy Rider en a fait l’inventaire, âpre et terrible. Pourtant, il reste encore à dire, ou plutôt à suggérer.

Francis Ford Coppola a choisi deux personnages inadaptés.
Une femme en fuite. Elle quitte son mari, ses parents, pour se diluer dans l’espace : rouler d’un motel à l’autre, d’une cabine téléphonique à un drive-in, vers l’Ouest. Elle est enceinte, elle n’assume plus, ni d’être épouse, ni surtout de devenir mère. Cette autre elle-même, intégrée, étiquetée, elle la rejette. L’Autre : "Elle est enceinte", mais elle, Nathalie, c’est "je", "je ne veux pas". Il ne s’agit pas d’un jeu de langage, mais bien de l’expression d’un dédoublement de nature pathologique. Perdue, éperdue, elle cherche dans la confusion américaine un milieu - au sens quasi biologique du terme - qui lui permette de se ressaisir.


 

L’homme, stoppeur aux cheveux ras, est un athlète chassé de son université avec un pécule, tout à la fois dérisoire et énorme. Dérisoire, car il est censé compenser la perte de ses facultés intellectuelles à la suite d’un accident de football. D’abord trépané, il a été gardé par charité sur le campus pour balayer les feuilles mortes, puis mis à la porte. Considérable, car cet argent que le héros déchu, Kilganon, surnommé "Killer", exhibe avec fierté, le rend encore plus vulnérable.


 

Deux individus donc, deux cas, mais pas deux marginaux comme les protagonistes de Easy Rider. Nathalie et Killer ne sont pas des asociaux. La société peut s’accommoder des bizarreries d’une Nathalie, qui reste attachée, de par son éducation, à toutes les structures d’ordre, le mari auquel elle téléphone, l’amant éventuel (un policier minable et tourmenté). Quant à Killer, il pourrait, certes, être recueilli dans quelque fondation pieuse ou institut spécialisé. Deux individus à peine extraordinaires dans une Amérique ordinaire.


 

Un de ces films rares dont le sujet s’évade du cadre étroitement psychologique pour s’élargir au général. L’Amérique ordinaire est humide, indifférente. Killer raconte une belle histoire, un peu triste : celles des gens faits de pluie qui fondent quand ils pleurent. À l’angoisse personnelle correspond le néant américain, au grand vide intérieur un vide social et physique.
L’Amérique nue que tous ces films sur l’errance nous montrent est faite de routes, de voitures, de panneaux publicitaires, de tôles, de clôtures, de villes muettes, de stations-services, de vitres et de gadgets. Elle est faite de détritus, elle a ses "zones" : un élevage de poussins affamés et de serpents voraces, un camp d’itinérants logés dans des caravanes confortables mais exiguës.


 

Elle est faite aussi d’abus mineurs mais quotidiens : ici, par exemple, les contraventions doivent être payées non pas au juge, mais à un fermier de mèche avec le flic pour exploiter au maximum les voyageurs.


 

Elle est faite de paysages quelconques, dépourvus d’exotisme : les crêtes boisées des Appalaches - nos collines du Massif central -, les pâtures cernées de haies - nos bocages. Une campagne - celle de l’Est, puisque l’itinéraire s’arrête au seuil de la Prairie - européenne, moins les habitants qui humanisent le vieux continent. Car tout ce qui est humain ici, maison ou ville, semble bâclé, hâtivement, provisoirement installé. On passe, mais peut-on rester, peut-on s’enraciner ? L’Amérique ressentie par l’individu est froide. Il y est un intrus.


 

Shirley Knight traduit avec une extrême retenue le malaise. Sa grande silhouette de fille saine, son visage charpenté, sa bouche, lui confèrent une solidité première que les traces fugitives de son désarroi rendent plus tragiques. Une crispation de la lèvre supérieure, une main pour masquer les traits qui se désunissent, et elle est défaite, elle dérive.

Françoise Jeancolas
Jeune Cinéma n°51, décembre 1970

1. Easy Rider de Dennis Hopper (1969).


Les Gens de la pluie (The Rain People). Réal, sc : Francis Ford Coppola ; ph : Bill Butler ; mont : Barry Malkin ; mu : Ronald Stein. Int : Shirley Knight, James Caan, Robert Duvall, Marya Zimmet, Tom Aldredge (USA, 1969, 101 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts