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Boisset, Yves (né en 1939) (e)
Entretien avec Ginette Gervais-Delmas (1981)
publié le dimanche 16 novembre 2014

Un enfant écrasé
Rencontre avec Yves Boisset (né en 1939)
à propos de Allons z’enfants (1981)

Jeune Cinéma n°135 juin 1981


Jeune Cinéma : Vous avez pris un sujet qui n’est pas de tout repos. Comment avez-vous été amené à le choisir ?

Yves Boisset : Allons z’enfants, un livre de Yves Gibeau, que j’ai lu la première fois quand j’avais 14 ans. Il m’a beaucoup frappé. J’y retrouve beaucoup de l’adolescent que j’étais à l’époque.
Pendant mon service militaire il ne m’a guère quitté. Il m’a alors beaucoup aidé, j’y ai retrouvé mes émotions, mes impressions d’autrefois, et puis cela fait du bien de sentir qu’on n’est pas tout seul à ressentir les choses, à tort ou à raison d’ailleurs, de la même manière. Pendant les deux années de service militaire que j’ai faites, jusqu’à la guerre d’Algérie, j’ai lu au moins dix ou quinze fois le bouquin pendant ces longs, longs, longs mois. Ensuite, quand je suis devenu cinéaste j’ai rêvé de faire un jour un film avec ce bouquin.
Pendant longtemps j’ai cru que ce serait impossible par crainte de la censure. La seule solution était de produire moi-même le film, et j’ai pu le faire grâce au succès des films précédents. Gibeau a été formidable ; il ne croyait pas à la possibilité de tourner le film pour des raisons de censure et parce qu’on ne trouverait pas l’argent pour le faire. Il a été éberlué et ravi, et fut d’un grand secours pendant tout le film qui est autant le sien que le mien.
C’était d’ailleurs assez fascinant de voir combien il restait jeune malgré un état-civil indiquant 70 ans : un galopin de 70 ans !
Sa vie s’est très évidemment cristallisée sur ces années. D’ailleurs pour tout être humain les années d’adolescence sont les années de formation. Lui revivait complètement cette adolescence douloureuse, pénible, à travers le tournage. Il a vu plusieurs fois le film terminé et à chaque fois il pleure comme une madeleine.

JC : Votre information vient-elle uniquement de ce livre, ou avez-vous connu des gens dans la même situation ?

Y.B. : Quand je fais un film qui traite d’un sujet ou d’un milieu particulier je fais une enquête de journaliste, j’essaie de rencontrer le maximum de gens qui ont été mêlés aux faits que j’envisage de raconter, qui ont connu les endroits où ça s’est passé.

J’ai rencontré un certain nombre de gens qui ont été enfants de troupe en même temps que Yves Gibeau : c’était intéressant de savoir ce que eux se rappelaient cette période. J’en ai rencontré douze à quinze, militaires ou pas. Une bonne moitié part faire autre chose, et ceux qui restent, c’est en général parce qu’ils n’ont pas eu le choix. Je dois dire honnêtement que certains d’entre eux m’ont dit que Yves Gibeau était un mauvais élément. Pour les faits, ils les ont tous confirmés, mais ceux qui disaient qu’il avait tort, ajoutaient qu’il ne fallait pas le prendre tout à fait comme ça...

Il y a toujours des enfants de troupe, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Mais, alors que de son temps, ils étaient 34 000, il n y en a plus que 4 à 5000 et répartis en quatre écoles au lieu de vingt-et-une. Le régime y est beaucoup moins dur aujourd’hui, comme dans tous les internats. C’est plus ouvert, mais les mômes qui y sont n’ont pas l’air très heureux. En fait, pour moi, le film est moins un film sur l’armée que l’histoire d’une enfance, d’une adolescence écrasée, meurtrie, et que le poids de la société empêche de faire ce qu’elle a envie de faire.

C’est l’histoire d’un môme sensible qui a envie de se tourner vers la littérature, la poésie et que l’autorité sous la forme de la famille, la société, l’éducation - et la plus contestable - contraint de faire ce qu’il n’a pas envie de faire, et cela, à la limite, jusqu’à la mort. Ce n’est pas non plus le moins du monde un film "rétro". Pour moi, les adolescents, sous une forme atténuée, ont les mêmes problèmes aujourd’hui. C’est l’histoire d’un adolescent qu’on empêche d’être lui-même plus qu’un tableau des mœurs militaires. C’est un film dans lequel, personnellement, j’ai investi beaucoup de moi-même.

JC : Vous n’avez pas eu de difficultés pour le tournage ?

Y.B. : Non. Strictement, l’armée n’a rien eu à nous interdire et n’a pu nous gêner pour la bonne raison qu’on a tourné le film sans jamais rien lui demander. On a réussi à trouver deux casernes désaffectées. Ce fut un des gros problèmes du film car l’armée est riche et ne vend pas.
On a eu la chance inouie de tomber par hasard sur des gens de la municipalité de Chambéry. Or, la municipalité était en tractations depuis dix ans avec l’armée pour l’achat d’une caserne, et ça allait se concrétiser la semaine qui suivait notre rencontre fortuite. Et il y a eu un véritable miracle : le maire de Chambéry qui est socialiste, très jeune, très sympathique, a été objecteur de conscience ! La municipalité nous a facilité autant qu’il était possible, le tournage.

Pour les costumes, il a bien fallu les faire faire. Quant au matériel miitaire, ce sont des collectionneurs qui nous l’ont prêté. Il y a des collectionneurs de timbres-poste, d’autres de chars d’assaut dans leur jardin. Nous en avons trouvé un qui avait un grand parc avec camions militaires de toutes les époques, canons, chars d’assaut... Tout ce qu’il nous fallait !

Quant à la ligne Maginot qui posait aussi un problème, l’armée en a vendu une partie. Une chose assez amusante, c’est que l’essentiel des achats est fait par des Allemands. On est tombé, nous, sur une casemate qui était en assez bon état, qui a été achetée par un groupe d’instituteurs écologistes pour en faire un centre aéré. Ça descend à 80 m de profondeur ; la partie émergée, c’est à peu près 10 % de l’ensemble. Donc on a pu tourner ainsi.

En plus on n’a fait aucune publicité, ce qui fait que l’armée s’est trouvée un peu devant le fait accompli, on avait fait la moitié du film avant qu’ils soient au courant. Ils ont tenté de nous faire quelques misères, mais sans grande importance. Le représentant du Ministère des armées lors du passage du film en censure a essayé d’obtenir l’interdiction aux moins de dix-huit ans, mais on ne voyait vraiment pas pourquoi, parce que, pour l’érotisme...

JC : Et à la projection ?

Y.B. : Non... J’ai eu quelques lettres d’insultes, quelques menaces, mais il n’y a pas eu d’incidents. Pas même comme à mes précédents films. Au moment du Juge Fayard dit le Sheriff, le S.A.C. avait même menacé mes enfants et j’ai une fois été tabassé comme je rentrais chez moi. Il faut dire que le cinéma français a tendance à éviter ce type de sujets, si bien que lorsque vous en traitez un - ce qui serait tout à fait naturel pour le cinéma italien ou américain - ici vous avez l’air de chercher la provocation, le scandale. Je pense que c’est la situation générale du cinéma français, qui est scandaleuse, parce qu’il est tout à fait anormal qu’il n’aborde pas ce type de sujets.

JC : C’est un peu moins vrai maintenant.
 
Y.B. : C’est juste et c’est vrai aussi qu’autrefois un film comme Allons z’enfants n’aurait pas été possible, mais maintenant que c’est possible, je serais ravi de perdre le quasi-monopole du genre.
 
JC : On vous a reproché de caricaturer les militaires.
 
Y.B. : Oui... Mais je remarque que les neuf/dixièmes des gens qui disent ça n’ont aucune expérience de la chose militaire. Au pire cela pourrait être d’ailleurs défendable en ce sens que le film est raconté par Chalumeau à la première personne, qu’il est vu par lui. Il n’y a aucune scène dans le film à laquelle Chalumeau n’assiste pas. Tout est donc vu d’une manière subjective.
Il n’en reste pas moins que lorsque je demandais à ceux qui parlaient de caricature : "Enfin, vous, qu’est-ce que vous avez connu de l’armée ?", ils me répondaient : "Moi, je n’y ai jamais été, j’ai été réformé". Alors, d’où vient leur information ?
 
JC : J’aime bien que vous ayez construit une fin très différente de celle du livre.
 
Y.B. : Celle de Yves Gibeau passait sur le plan littéraire, mais sur le plan cinéma, c’était autre chose. Que ce soit précisément son père qui commande le tir dont Chalumeau sera victime, et cette rencontre fortuite à un endroit précis, alors que le front s’étire sur 800 km... ça fait une coïncidence un peu énorme et c’est pour le coup qu’on aurait pu parler de mélodrame. Yves Gibeau m’a d’ailleurs dit que s’il y avait une réédition de son bouquin, il adopterait ma fin.
 
JC : Nous parlions tout à l’heure du jeune acteur. Vous avez dû avoir de la peine à trouver un interprète de cette qualité ?
 
Y.B. : Eh oui ! Il fallait un garçon de l’âge de Chalumeau, ce qui excluait par définition un professionnel. Mes assistants ont vu à peu près 5 à 6000 garçons un peu partout en France, moi j’en ai vu 5 ou 600, puis, plus longuement, en parlant avec eux, une cinquantaine. Sur les 50, j’en ai encore sélectionné une vingtaine, et sur les 20, j’ai choisi "mon" Chalumeau, et j’en ai gardé six ou sept qui me paraissaient intéressants pour les rôles principaux.
 Le choix de Lucas Belvaux fait penser à ces histoires comme on en lisait autrefois dans Cinémonde. C’est un Belge de Bruxelles, un excellent élève, il venait de passer son bac pour faire plaisir à ses parents, et il est parti tout de suite pour Paris. Trois semaines après, nous nous rencontrions, et il se voyait offrir le rôle principal dans un film relativement important.
C’était vraiment une chance miraculeuse, mais pour moi aussi : c’est un garçon d’une qualité tout à fait exceptionnelle, à la fois par ses dons de comédien, et par ses qualités humaines. Il est presque plus intéressé par le fait d’écrire ou de mettre en scène, que de jouer la comédie. Je l’ai d’ailleurs pris comme assistant dans le film publicitaire que je tourne en ce moment. Il y a eu adéquation totale entre lui-même et le personnage de Chalumeau. Il n’y avait pas de différence entre Lucas Belvaux pendant qu’il tournait le film, et ce qu’il était le soir après le travail.
 
C’est ce qui a fait d’ailleurs le côté curieux de ce type de tournage où, étant en province, nous habitions tous le même hôtel. Les garçons qui jouaient devenaient complètement leur personnage au point que le méchant, le rapporteur, Bravai, devenait dans la vie tout à fait comme à l’écran. Je me rappelle comment, un matin, à sept heures dans le hall de l’hôtel, il est venu me dire : "Tu sais, Yves, hier ils sont allés avec les régisseurs à Annecy, et ils sont rentrés à deux heures et demie du matin. Alors s’ils sont un peu endormis, tu sauras pourquoi". Tout à fait le petit fayot, le petit rapporteur qu’il jouait dans le film.
Il faut dire quand même que je l’avais choisi pour ce rôle parce que je m’étais rendu compte dans la préparation qu’il avait des dispositions pour ce type de rôle. Il y a eu une chose absolument hallucinante : nous avions fait venir de Chambéry une dizaine de garçons, qui étaient très copains. Nous leur avions fait endosser des uniformes de troufions et en raison de la taille des habits, ou pour des raisons d’ordre pragmatique, on en choisit un pour tenir le rôle d’officier.
À partir de ce moment, il ne parla plus qu’avec les figurants habillés en officiers et qu’il ne connaissait pas un quart d’heure auparavant, et il n’adressa plus la parole à ses copains habillés en troufions. Et quand on s’arrêta pour déjeuner, il se mit à table avec ceux qui avaient un uniforme d’officier, pour un empire, il n’aurait déjeuné avec les deuxième classe.
Cela fait comprendre sur le vif comment fonctionne l’armée. Il y avait vraiment dans ce tournage une osmose entre les personnages et les gens qui les incarnaient, c’était tout à fait impressionnant.
 
JC : Avez-vous eu des problèmes avec ce mélange de professionnels et d’amateurs ?
 
Y.B. : Aucun, au contraire, j’ai bien aimé ce mélange entre des gens qui n’avaient jamais fait de cinéma et de vieux briscards. Mais cela tient à ce que les professionnels étaient des amis, parce qu’on avait très peu d’argent. C’étaient des copains, qui ne se comportaient pas en stars avec les amateurs : il n’y avait aucune différence. Il y avait aussi des adultes recrutés sur place. Leur intégration, comme celle des enfants, a été complète.
 
JC : Chambéry, c’était bien aussi pour la neige.
 
Y.B. : Oui. En plus on a eu une sorte de chance. Au début du film, la neige, puis rien pendant quinze jours, trois semaines, puis neige à nouveau sur la ligne Maginot.
 
JC : Votre film est en général assez contrasté ?
 
Y.B. : Oui, on a essayé de retrouver le ton des images de l’époque. De retrouver à travers la couleur un truc qui soit aux frontières du noir et du blanc. En ça la neige nous a beaucoup aidés.

Propos recueillis par Ginette Gervais-Delmas
Paris, avril 1981
Jeune Cinéma n°135 juin 1981


Allons z’enfants. Réal : Yves Boisset ; sc. Y.B. et Jacques Kirsner d’après le roman de Yves Gibeau ; mu : Philippe Sarde ; ph : Pierre-William Glenn. Int : Lucas Belvaux, Jean Carmet, Jean-Pierre Aumont, Jean-François Stévenin, Jacques Denis, Daniel Mesguich, Jean-Pol Dubois, Jean-Claude Dreyfus, Jean-Marc Thibault, Jean-Pierre Kalfon, Serge Moati (France, 1981, 118 mn).



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