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Jean-Michel Arnold, un cinéphile hors pair
Des débuts magnifiques
publié le dimanche 12 janvier 2020

Cinéma, et plus, si affinités

par Jean-Michel Arnold
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019


 


J’ai eu la chance, bac en poche, de débarquer à 15 ans à la gare Montparnasse. Descendant la rue de Rennes, je m’installais à la terrasse du Bonaparte, empressé à me faire des amis. À la fin de l’après-midi, ces amis décidèrent : "On va à la Cinémathèque !"


 

La caissière - je découvris bientôt qu’il s’agissait de Musidora - me vendit d’office trois tickets à un centime - 18h30, Queen Kelly, 20h30, Les Damnés de l’océan, 22.30, Les Trois Diables rouges.


 

À minuit, je demandais à parler à la direction.
Henri Langlois, Mary Meerson, assis dans le hall, attendaient hommages et tendresse.


 

- Je voudrais travailler avec vous.
 Quand pouvez-vous commencer ?
 Demain matin.
 Où habitez-vous ?
 Nulle part encore. J’arrive de province.
 On peut vous héberger. Rue Gazan, le studio de Lazare Meerson est vide. Vous avez votre valise ? Alors, prenez le taxi avec nous.

Ainsi, je passais ma première nuit parisienne au milieu des maquettes de L’Argent, de Sous les toits de Paris, de La Fin du monde, de La Kermesse héroïque…


 

Il y avait aussi quelques dessins de Georges Méliès et de Émile Cohl.


 


 

Un mois plus tard, je partais pour Venise dans un camion bourré de films. Avec consigne de surveiller particulièrement L’Âge d’or (toujours interdit par la censure), destiné à être projeté aux passagers de la Biennale et à quelques privilégiés dans les jardins du palais de Peggy Guggenheim.


 

La Cinémathèque, dans ces années 50, appartenait aux cinéastes, à tous les cinéastes - à ceux qui n’avaient pas survécu à l’arrivée du parlant comme aux premiers cuirs de l’underground américain. Quiconque pénétrait avenue de Messine avec une bobine sous le bras - et cela quel que soit son âge - se retrouvait en famille, avec des ancêtres farceurs (Méliès, Feuillade, Sennett, Durand), des grands-parents épatants (Stroheim, Lang, Eisenstein, Murnau, Epstein), des oncles inspirés (Renoir, Mizoguchi, Buñuel), le cousin Astruc et la cousine Clarke. Et chaque bobine apportée était projetée le jour-même.


 

Il y avait alors deux bandes de cinéphages aimés de Langlois, les austères (Truffaut, Rivette, Godard, Chabrol, on sait ce qu’il advint d’eux) et les joyeux (Jacques Brissot, Luc Ferrari, Gérard Patris, Jean Barral, ceux-là cédèrent aux sirènes de Pierre Schaeffer.) (2)

À la Cinémathèque, tout était occasion de fête : les 90 ans de Madame Méliès, avec un énorme gâteau présenté par la fiancée rougissante (Brigitte Bardot) d’un pigiste de Paris-Match (Roger Vadim) ou l’arrivée du blouson de James Dean, apporté (et porté) par Kenneth Anger.


 

Juste un joli souvenir. Une exposition vient de s’achever (à Lausanne, je crois, chez Freddy Buache.) (3) Les caisses ont été livrées dans le hall de l’avenue de Messine. Leur ouverture, à minuit, à la fin de la dernière séance, est l’occasion de joyeux débordements. Chacun se déguise. Georges Sadoul tente vainement de se glisser dans une robe de Françoise Rosay (soie noire et perles pour La Kermesse héroïque.) Jean Grémillon, lui, n’a aucun mal à enfiler la tenue de cow-boy de Joe Hamman. Man Ray plonge dans les cartons en quête d’un costume de mousquetaire…


 

Cette attention de Henri Langlois à la population des images animées, cette volonté de lui rendre évidente sa popularité au sein de la communauté des créateurs de toutes disciplines, peintres, musiciens, écrivains, philosophes, je me suis efforcé de ne jamais les trahir, même au sein d’institutions aussi peu enclines au rêve que le CNRS ou l’Unesco.


 

Quand nous avons créé la Cinémathèque algérienne, après l’indépendance, Langlois nous a fertilisés sans mesure, parfois malgré les réticences (ou les interdictions) des ayants-droit (certaines sociétés américaines notamment). (4) Nous avons alors reçu tous ceux qu’il aimait (Storck, Lattuada, Grierson, Rouch, Godard, Chabrol, Dauman, Lotte Eisner, Adriana Prolo, Georges Goldfayn, Robert Benayoun, Jean Douchet) et accueilli tous ceux à qui il souhaitait faire découvrir l’Algérie, cette étonnante escale dans l’archipel de "ses" cinémathèques (Sternberg, Ray, Losey, Wajda, Visconti, Gaal, Van Peebles, Klein).
À Langlois, enfin, je dois d’être devenu l’ami de Renoir et d’avoir partagé avec lui des instants succulents (notamment au détriment de Henri Agel).


 


 

J’ai rencontré Bernard Chardère à la Cinémathèque au début des années 50.
Henri Langlois nous le présenta comme un personnage important.


 

L’inventeur de Positif (5) nous donna aussitôt consigne de lui trouver l’édition intégrale des Contes d’Andersen dans la collection du Club des Libraires de France (introuvable à Lyon). Il l’avait promis à une dame. Je ne sais qui, de Pierre Kast ou de Pierre Prévert, lui en apporta les trois volumes, reliés soie.

Je suis d’une génération qui n’avait pas vraiment besoin de revues de cinéma. Nous n’avions nul souci d’être guidés dans nos choix.
Ceux qui habitaient la province se riaient de ces quadras distingués et de ces jeunes gens nantis, pensionnés des revues sur papier glacé. On enviait sans doute leur privilège de voir tant de films (et en version originale).
Ceux qui habitaient Paris partaient de la République en direction de l’Opéra, choisissant les films sur photos aux étals des Grands-Boulevards. C’est ainsi que j’ai vu mon premier Bergman (rebaptisé Monica et le désir) dans une salle de pornos soft, le Midi-Minuit.


 

Et le soir, on avait trois rendez-vous avec la Cinémathèque, au 7 de l’avenue de Messine.
De même que nous répugnaient les cotes morales affichées aux portes des églises, nous détestions les bons points distribués par Travail et Culture. Nous vivions de rencontres aléatoires avec le Technicolor et savourions les collages amoureux des programmes de Langlois. Certes, en culottes courtes ou en pantalons de golf, on avait fréquenté les ciné-clubs. On avait adoré, parce qu’ils étaient le plus souvent animés par des gens infréquentables, professeurs de lettres ou instituteurs en révolte, surréalistes attardés, prêtres pédophiles, animateurs staliniens, poètes anarchistes, pharmaciens dévoyés… Ils nous avaient contraints à garder les yeux ouverts, dans ces salles obscures où nous ne songions qu’à les fermer pour embrasser nos voisines de fauteuil.


 


 

Depuis, nous étions en quête de compagnie aventureuse (pas celle des adeptes de la secte Bazin, frileusement serrés devant leur écran Lions Club). Alors aussitôt, nous avions aimé Positif. Non parce qu’il nous parlait du cinéma de façon péremptoire, mais parce qu’il était vivant - lieu de rencontres, espace de controverses. Surtout, il avait un ton, ce ton qui crée les affinités électives au gré des comptoirs (quand on parle jusqu’au matin avec un ingénieur de Centrale qui s’appelle Boris Vian) ou de ces merveilleux asiles de nuits étoilées qu’étaient Le Cheval d’or, La Contrescarpe, L’Écluse, La Méthode, où se produisaient un homme-grenouille de la Ville de Paris (Bobby Lapointe), des professeurs de gymnastique (Ricet Barrier) ou d’anglais (Maurice Fanon), un cheminot (Roger Riffard) et de si belles dames (Pia Colombo, Barbara, Luce Klein)…


 

Donc, on aimait Positif, tous ces graphomanes insolents, tous ces passagers exotiques (merveilleux Farrokh Gaffary, délicieux Fereydoun Hoveyda, qui avait autant de pseudonymes que de nuits passées auprès de Schéhérazade). Et Albert Bolduc, surtout Albert Bolduc.


 

Je n’étais pas sensible au choc de titans, Positif / Cahiers du cinéma. Il me suffisait de relever, dans la vitrine du Minotaure, la collision des couvertures Lindon / Élysées : L’Âge d’or, Tous en scène, Hôtel des Invalides pour l’un, Le Rouge et le Noir, Roméo et Juliette, Oasis pour l’autre.


 

Et puis, à cette époque, la rédaction de Positif était hébergée par les éditions de Minuit, une belle maison, pleine de jeunes gens rebelles et de dames subversives, qui allait prouver son courage quelques années plus tard, alors qu’un ministre de l’Intérieur, nommé François Mitterrand, autorisait les "interrogatoires poussés". Avec Positif, nous poursuivions cette vie de gloutons optiques, assis, joyeux, dans le noir avec les copains… et Groucho Marx : "Madame, vos yeux brillent comme le fond de mon pantalon."

Jean-Michel Arnold
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019

1. Jean-Michel Arnold (1938-2019) est mort le 4 septembre 2019. Ce texte, envoyé à Bernard Chardère, n’est pas daté, ca. 2010.

2. Cf. aussi L’Affaire Langlois.

3. Freddy Buache (1924-2019).

4. La Cinémathèque algérienne, créée par Jean-Michel Arnold, Ahmed Hocine et Mohamed Sadek Moussaoui s’est ouverte le 23 janvier 1965. Cf. Le film de Jacqueline Gozland, Mon histoire n’est pas encore écrite (2017).

5. La revue Positif a été créée par Bernard Chardère en mai 1952. Le sommaire du n°1 est sur Calindex.



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