par René Prédal
Jeune Cinéma n°15, mai 1966
Le cinéma-vérité se veut à mi-chemin entre le cinéma de fiction et le documentaire. (1)
Du premier, il garde l’importance donnée aux personnages ; mais il revendique du second, l’objectivité. L’homme (et non pas la nature ou l’industrie) est au centre de son étude d’une manière plus absolue que dans le documentaire traditionnel.
Mais cet homme, au lieu d’être interprété et lancé dans des aventures extraordinaires (ou même comme dans le néo-réalisme, "ordinaires") est saisi directement dans le déroulement de sa vie quotidienne.
Tout comme dans la Nouvelle Vague dont le nom recouvre des œuvres disparate n’ayant en commun que la jeunesse de leurs réalisateurs, le cinéma-vérité aboutit à des résultats dissemblables quoique tous les cinéastes utilisent un matériel sensiblement identique. Aussi est-ce dans les moyens employés qu’il faut chercher le seul lien entre Jean Rouch, Mario Ruspoli ou Michel Brault par exemple. (2).
À part François Reichenbach qui préfère le 35 mmm, tous les autres adeptes du cinéma direct filment en 16 mm, avec des caméras légères et silencieuses. Micros presque invisibles, magnétophones minuscules et équipes techniques réduites au minimum mais douées d’une intime cohésion définissent le genre plus sûrement que le contenu des œuvres ou le nom des auteurs.
En effet, à côté des spécialistes (Michel Brault ou Richard Leacock) prennent place quelques metteurs en scène qui n’ont fait qu’une ou deux incursions dans ce domaine (Chris Marker ou Jean Herman. Tandis que d’autres, pourtant parmi les promoteurs du genre, s’en éloignent de plus en plus : Jean Rouch avec Gare du Nord par exemple. (3)
Ce matériel perfectionné est nouveau. Sans lui le cinéma-vérité ne pourrait pas exister. Aussi une véritable mystique de la caméra à son synchrone s’est-elle développée chez certains réalisateurs pour lesquels la méthode prend alors le pas sur le but à atteindre.
Très vite, les divers problèmes posés par la prise de vue directe se sont cristallisées autour de la quasi-impossibilité de filmer les gens sans qu’ils s’en aperçoivent. Comment dès lors utiliser la caméra face aux personnages ? Comment faire réagir les personnages face à l’appareil ?
Ces problèmes ne sont pas de pure technique, ils concernent des rapports entre la machine et l’homme : les solutions que leur apportent les différents auteurs caractérisent les diverses tendances du cinéma-vérité. En schématisant beaucoup, on trouve quatre types de solutions.
Enregistrement
La caméra passive peut se contenter d’enregistrer, sans agir sur le sujet observé. Mais alors le personnage peut se comporter, lui, de deux manières opposées.
Dans la conception la plus purement documentaire - qui est aussi la plus délicate à mettre en œuvre - l’appareil n’est qu’une machine enregistreuse et les acteurs ne savent pas qu’ils sont filmés, ou du moins, leurs actions ne sont pas perturbées par le tournage ; le téléobjectif permet en effet de saisir quelques images fugitives de passants inconnus.
Mais dès qu’il faut saisir en profondeur leur comportement, la caméra doit s’approcher et donc se découvrir.
Dans Primary, l’équipe Drew-Leacock a presque atteint la perfection. (4)
Les cinéastes enregistraient en effet Kennedy lors de sa campagne électorale. Aussi, le candidat - tout occupé à paraître à son avantage devant ses électeurs - oubliait la caméra (le film ne devant sortir qu’après les élections ne pouvait lui être d’aucun secours) et apparaissait dans toute sa vérité sans se composer un visage spécial. Mais c’est là une exception.
D’une façon générale, ce genre de cinéma demande un matériel nombreux et coûteux pour pouvoir être partout à la fois et saisir l’événement en train de se produire.
Reportage
Si les personnages sont actifs face à la caméra passive, on obtient les reportages-interviews de Mario Ruspoli, Chris Marker ou Bertrand Blier.
Les acteurs - qu’ils soient fous ou blousons noirs - saisissent l’occasion rarement offerte par ailleurs de s’exprimer devant la caméra, de dire ce qu’ils pensent d’eux-mêmes et des autres.
Les séquences où les héros du Chemin de la mauvaise route de Jean Herman (5) sont questionnés appartiennent également à ce genre très proche d’une émission de TV, quoique le temps plus mesuré de la projection cinématographique fasse éliminer tout ce qui n’est pas particulièrement important.
Tant que la mise en scène se réduit ainsi à un rôle uniquement fonctionnel, le cinéma-vérité reste très proche du journalisme.
Il est un instrument d’investigation mais ne peut guère communiquer au spectateur la vision du monde de l’auteur qui s’efface volontairement devant un document souvent d’ailleurs remarquable.
Bien que l’objectivité totale ne puisse pas être atteinte, les œuvres de cette catégorie ont l’allure rigoureuse du constat.
Intervention
François Reichenbach, Jean Rouch ou Michel Brault dépassent cette neutralité en donnant à la caméra un rôle positif et, chez eux, l’appareil cerne, modifie, provoque même le sujet. Par ailleurs, le résultat varie aussi suivant que les personnages réagissent ou non.
François Reichenbach "poétise" tout ce qu’il filme par l’originalité de son regard.
L’objet ou l’acteur restent négatifs mais éclairages, cadrages et mouvements d’appareil les dotent d’une nouvelle valeur cinématographique.
On peut condamner un tel travestissement de la réalité, ce goût prononcé pour le détail pittoresque ; il n’en reste pas moins vrai que, par ces procédés, l’auteur manifeste fortement sa personnalité dans son œuvre. Avec Un cœur gros comme ça (6), il sollicite en plus la participation active de l’acteur, rejoignant les préoccupations de Jean Rouch ou de Michel Brault.
Chez ces derniers en effet, la caméra est avant tout révélatrice : elle provoque une analyse, une réaction, un fait ou une confession avant de l’enregistrer.
Interaction
D’autre part, l’auteur réclame une participation consciente des gens filmés. Ceux-ci s’analysent volontairement devant la caméra et se savent filmés. Ce procédé permet au spectateur de pouvoir analyser un personnage lui-même en train de s’analyser. Certes l’acteur peut mentir, se composer une attitude, donner de fausses causes à ses actions…, qu’importe, son mensonge sera plus révélateur encore que s’il avait dit la vérité.
De subtiles relations de complicité s’établissent ainsi entre réalisateur et interprètes. L’acteur devient en partie auteur puisqu’il joue un personnage qui n’est pas tout à fait le sien dans la vie courante. Par là, le cours de son destin se trouve modifié : les pêcheurs de Pour la suite du Monde (7) ont repris l’habitude de la pêche aux marsouins ; Nadine a appris à connaître les Noirs qu’elle côtoyait jusque-là sans les voir dans La Pyramide humaine (8) ; Marceline a dit aux caméras de Chronique d’un été des choses irréparables (9).
Bref la caméra a eu un rôle actif sur des acteurs eux-mêmes positifs.
La conception de ces films est passionnante mais le résultat est parfois faussé. Il arrive au réalisateur d’organiser lui-même le mensonge, dans La Punition par exemple. (10)
Il peut aussi arriver à l’acteur (Nadine ou Landry), trop souvent employé, de perdre sa spontanéité. C’est pourtant l’expérience la plus riche d’enseignement, celle qui a d’ailleurs donné lieu aux études critiques les plus abondantes.
Les multiples utilisations du matériel léger montrent que la technique est bien le seul dénominateur commun des œuvres disparates du cinéma-vérité.
Mais le nom lui-même se prête à des malentendus, l’intervention de l’auteur et la composition de l’acteur venant perturber l’enregistrement de la réalité. Dès le choix du sujet, le réalisateur décide de traiter tel aspect du réel en négligeant les autres. Il coupera à nouveau au montage et interprètera, par son commentaire, cette vérité déjà si fragmentaire. L’objectivité est impossible car l’appareil est manié par un homme qui ne peut oublier ses opinions.
D’ailleurs, le sujet filmé est tout aussi loin de la vérité : face à la caméra, l’homme cherche à donner de lui-même une image avantageuse et séparer le vrai du faux devient impossible. De plus, le dialogue n’est pas le seul moyen de connaître un individu même s’il n’intervient qu’après une longue fréquentation de l’acteur par le cinéaste.
Pourtant ces recherches ont donné naissance à des œuvres qui témoignent valablement sur la société actuelle, et c’est là un résultat non négligeable.
René Prédal
Jeune Cinéma n°15, mai 1966
* Jean Rouch (1917-2004), François Reichenbach (1921-1993), Richard Leacock (1921-2011), Chris Marker (1921-2012), Mario Ruspoli (1925-1986), Michel Brault (1928-2013), Jean Herman alias Jean Vautrin (1933-2015).
Bertrand Blier, né en 1939, est cité plus loin pour un seul film : Hitler, connais pas (1963).
1. À l’origine du terme, Dziga Vertov (1895-1954) et sa série de 25 films d’actualité, des montages de "réalité brute", intitulée Kino Pravda (1922-1925), expérience qu’il théorisera ensuite dans la revue LEF. Puis Edgar Morin qui reprend l’idée dans le titre d’un de ses articles, en 1960, "Pour un nouveau cinéma-vérité".
2. Jean Pierre Beauviala (1937-2019) a joué un rôle capital et méconnu dans l’histoire du cinéma-vérité, avec l’invention de la caméra légère, la paluche.
3. Gare du Nord, court métrage de Jean Rouch (1964), séquence de Paris vu par… Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Jean Douchet, Éric Rohmer, Claude Chabrol et Jean-Luc Godard.
4. Primary de Robert Drew (1960). Cf. "Pour une histoire du cinéma direct. Rencontre avec Richard Leacock (1921-2011) et Valérie LaLonde (née en 1947)", Jeune Cinéma n°274, mars-avril 2002.
5. Le Chemin de la mauvaise route de Jean Herman (1963). Sorti en 1962 avec le titre Bon pour la vie civile, censuré et ressorti en 1963 amputé de 11 minutes sous ce titre.
6. Un cœur gros comme ça de François Reichenbach (1962).
7. Pour la suite du monde de Michel Brault, Marcel Carrière & Pierre Perrault (1963).
8. La Pyramide humaine de Jean Rouch (1959).
9. Chronique d’un été de Jean Rouch & Edgar Morin (1961).
10. La Punition de Jean Rouch (1960).