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Le cinéma, libre, gratuit et obligatoire
ou rêves à vendre ?
publié le vendredi 12 juin 2020

par Nicole Gabriel & Nicolas Villodre
Jeune Cinéma en ligne directe


 


Avec Viméo et Youtube, tout se passe comme si chacun, depuis son bureau ou son lit, pouvait actuellement avoir accès à la culture "ouverte" sans débourser un kopek.
On oublie de dire que cela suppose l’abonnement à un fournisseur d’accès Internet, l’achat d’un ordinateur ou d’un téléphone portable et l’assujettissement au déferlement publicitaire avant le début du programme espéré, voire de plus en plus souvent en plein milieu de celui-ci. D’une façon ou d’une autre, il faut donc payer sa place.


 


 

Du nickelodéon à la carte à puce
 

L’usine à rêves, née en même temps que l’interprétation de ceux-ci par Freud, a réussi l’exploit d’en faire commerce. En à peine une cinquantaine d’années, le 7e art, passé du stade forain au spectacle opératique, du stand au monument art déco, du clip à la superproduction sonore en stéréo et Technicolor a épuisé le domaine des "rêves à vendre" pour citer le titre du film à sketches de Hans Richter. (1)

Aussi coûteux que soit un film, celui-ci est susceptible d’être rentabilisé du fait de sa reproductibilité technique qui lui permet d’atteindre un plus vaste public qu’un spectacle théâtral - en cas d’échec, la production suivante est censée pallier le déficit. Les premiers films sonores de la Paramount tournés à Saint-Maurice l’étaient dans toutes les langues, avec des distributions différentes, leur coût étant surtout celui du décor, du temps du tournage et de la mobilisation des studios et de l’équipement. Le doublage et le sous-titrage permirent d’alléger la charge financière en continuant à élargir l’audience.


 


 

La parole, qui mit en cause l’universalité des stars du muet, de Charlot à Garbo, aida le cinéma à absorber tous les autres arts.
Celui de la pantomime fut démonétisé au point que tout le pan de l’art du silence fut bradé au kilo, moins pour son contenu artistique que pour la valeur marchande de la matière première. Bientôt, le cinéma fut privé du support lui-même, dès qu’au milieu des années vingt, John Logie-Baird parvint à transmettre à distance les images animées - certes, de basse résolution. En 1935, la comédienne du Français, Béatrice Bretty, compagne du ministre des Postes et communications d’alors, Georges Mandel, fut la première vedette de la télévision française. L’année suivante, les Jeux Olympiques de Berlin furent retransmis en direct dans plusieurs salles de cinéma de la capitale, le grand écran laissant le champ au tout petit écran.


 

Télévision
 

L’ubiquité de la télévision l’a emporté sur l’universalité du cinéma. À cela s’ajoute l’illusion de la gratuité des images électroniques ou digitales, diffusées de nos jours par Internet. Cependant, la télévision ayant elle aussi un coût (ne serait-ce que l’achat d’un nouveau meuble), il a bien fallu continuer à payer pour des images de qualité médiocre, dégradées, qui plus est en noir & blanc jusque dans les années soixante. En Amérique, c’est le harcèlement publicitaire, avec ses nombreuses interruptions de programme, qui était le prix à payer, en France c’était une nouvelle taxe, la redevance. On en est toujours là, les deux en France pouvant se cumuler. Si la technique a évolué et que nous sommes passés de l’analogique au magnétique et du magnétique au numérique, économiquement, les termes financiers n’ont guère évolué.
L’exception française (celle résultant de la redistribution des droits) permet la cohabitation, étonnante de nos jours, de deux systèmes de diffusion qui se renforcent paradoxalement l’un l’autre. Les adolescents et adeptes de jeux vidéo semblent se contenter des images miniatures diffusées par leur "téléphone intelligent". S’ils sont cinéphiles, ils feront comme les générations précédentes et useront de Youtube comme d’une encyclopédie visuelle, ou d’un aiguillon les menant, en principe, à la fréquentation de la grande salle.


 

Pour conclure provisoirement ce propos, rappelons que l’accès ad lib et à distance du thésaurus cinématographique n’est pas l’équivalent de la consultation d’un ouvrage en bibliothèque. Un livre, que ce soit en édition pour bibliophiles ou en poche, reste un livre tandis qu’un film en basse définition n’est qu’une idée de ce film.

Nicole Gabriel & Nicolas Villodre
Jeune Cinéma en ligne direct

* Cf. aussi le Free Best of du Net.

1. Rêves à vendre (Dreams That Money Can Buy) de Hans Richter (1947).
Le film est composé de séquences créées par Marcel Duchamp, Max Ernst, Fernand Léger, Man Ray, Hans Richter. Prix de la contribution la plus originale au progrès du cinématographe au Festival international du film de Venise de 1947, il est sorti en France en 1956.



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