home > Films > Alouettes, le fil à la patte (1969)
Alouettes, le fil à la patte (1969)
de Jiri Menzel
publié le mercredi 23 février 2022

par Andrée Tournés
Jeune Cinéma n°201, mai 1990

Sélection officielle à la Berlinale 1990 (Ours d’or).

Sorties les mercredi 16 mai 1990 et 23 février 2022


 


Le film était en cave depuis 1969, conçu en 1968, tourné en vitesse avant la mise au pas des studios. Les Russes étaient déjà venus calmer les exhubérances printanières pragoises, mais le consensus des Tchèques pour défendre leur parole en liberté était tel que Jiri Menzel et son scénariste Bohumil Hrabal peuvent écrire et tourner L’Alouette au bout du fil, une histoire d’amour sur fond de ferraille et de camp rééducatif. (1) Le film est interdit. L’action se passe en 1949 mais ceux de 1969 se sentent menacés. On s’arrange pourtant au pays de Schweik et une copie double-bande est montrée à quelques amis. Jean & Ginette Delmas font partie des rares qui ont eu le privilège de la voir.
1989 : les censures meurent. Le film est libéré, programmé, acclamé, couronné à Berlin. (2)


 

Jiri Menzel écarquille, étonné, ses yeux de chouette et affronte les télévisions. En ce début du mois de mai 1990, il sort à Paris. Avec quelques autres comme L’Accusé de Jan Kadar, et la Chronique morave de Vojtěch Jasny (1969) ces films que nous nous évertuons depuis vingt ans et plus à répéter qu’ils existent, qu’ils sont beaux et forts et parfois très drôles. (3)


 

Un lent travelling aérien glisse le long d’une grande ville industrielle, silhouettes d’usines puis chantiers de récupération. La caméra survole un homme assis de dos sur un tas de poutrelles puis isole - on pense aux ouvertures en iris du muet - des hommes qui dorment ou rêvent dans quelques trous de ferraille. Le penseur d’en haut c’est "le philosophe", il a refusé d’éliminer Schopenhauer de sa bibliothèque. Celui-ci sur la gauche, hilare, c’est "l’avocat", il n’adaptait pas sa défense à l’accusation. Le petit jeunot qui se retourne vers le fond, il refusait de cuisiner le samedi et persiste. Les filles de l’autre côté ce sont les prisonnières, elles voulaient filer à l’Ouest et font leur deux ans de prison. Un seul est communiste, un laitier volontaire pour le chantier. Celui qui présente "ses" ouvriers a une équipe télé, c’est un ex-ouvrier recyclé en garde-chiourme. Il est fier de son chantier où l’on récupère le fer et trempe l’homme nouveau.


 

Las, l’homme nouveau est en grève. Le communiste est formel : on n’augmente pas les normes sans consulter la base. Une image ancienne remonte au souvenir, des énormes roues et rouages, des ouvriers épars dans l’amoncellement de fer : La Grève, celle d’Einsenstein. Le lendemain, arrive un monsieur de la ville, il troque son feutre mou contre une casquette et enlève sa cravate, une limousine noire attend. Exit le laitier communiste.


 

Jiri Menzel raconte la genèse du film. En amont, les nouvelles à sujet ouvrier de Bohumil Hrabal. Il connaît ce chantier pour y avoir travaillé dans sa jeunesse. De là l’idée de l’idylle entre un ouvrier et une prisonnière. Là-dessus, une blague tchèque : Une réunion politique, le délégué parle et déparle du communisme. "Mais, demande un ouvrier, qu’en est-il du beurre, qu’en est-il de la viande ?" - "On en parlera samedi, camarade, il se fait tard". Le samedi suivant, nouvelle réunion, nouveau discours, nouvelle interruption : "Qu’en est-il du beurre, de la viande, et du camarade que nous n’avons pas revu ?"


 

D’où le croisement du thème politique qui date de 1948 et des histoires d’amour. Le très jeune gardien des prisonnières a marié une gitane, une sauvageonne qui se réfugie la nuit sur les hauts d’armoire. Le cuisinier épouse, par procuration, une jeune prisonnière.
Quand le philosophe s’enquiert du camarade "que nous n’avons pas revu", il disparaît à son tour. Et le jeune qui réclame le philosophe écopera de deux ans, la nuit de noces attendra. Le film s’éteint avec un petit bout de ciel qui disparaît. On est dans une mine, le philosophe s’enfonce dans la nuit et sa voix off parle du bonheur de s’être enfin réconcilié avec soi-même.


 

Une grande tendresse et pas seulement de Jiri Menzel pour ses méchants et ses bons, mais, à l’intérieur, de la fiction. Un monde de fer et de poutrelles où se nichent les humains, où circulent les regards et parfois les gestes, un monde moins fort que les idées.
Deux types discutent à perpète des mérites comparés de la tradition juive et de la chrétienne : Freud, Marx, Schopenhauer, ouais, mais saint Thomas et Maître Eckart ? Les idées vivent et le soir on va au cinéma. Au-delà du chantier, le campement aux fenêtres ouvertes, les filles du camp se déshabillent, rient, se caressent et sont heureuses d’être touchées par des regards d’homme. Le jour, quand le gardien va vérifier ce que fait à la maison sa petite gitane, l’amour filtre entre les masses d’acier ; on fait la chaîne, les gants de protection tombent et les mains se touchent ; deux vont s’étreindre derrière un wagon ; aux douches, les femmes s’émeuvent de voir le dos nu des hommes.


 

Comment définir la jubilation éveillée par le film de Jiri Menzel ? Il nous parlait depuis longtemps de la gentillesse et du bonheur, mais le petit village était une oasis préservée de la ville et la sensualité de Recoupes (4) s’épanouissait au bon vieux temps. Ici, comme dans Trains étroitement surveillés, (5) les émois d’adolescents amoureux n’effacent pas la dureté et la souffrance. Les gens de la petite gare voyaient passer des trains remplis de cadavres ou d’hommes menaçants. Le monde d’acier blessant de L’Alouette, n’est qu’une étape avant on ne sait quelle nuit.


 

Jamais Jiri Menzel et Bohumil Hrabal n’ont mieux chanté avec le froid, la dureté, la lourdeur du chantier, la douceur des corps. D’où l’accent triomphant des scènes d’idylle. Jamais ils n’ont mieux mêlé leur monde, ironie et tendresse, bonté surtout, âpre chez Bohumil Hrabal, plus détendue chez Jiri Menzel. Goût du cocasse, des rencontres bizarres de mots et d’images, jusqu’au glissé des phrases écrites sans ponctuation et des images fluides au montage invisible. Même don aussi de caresser la surface des choses et de faire lever en nous la métaphore qui porte l’idée.

Andrée Tournés
Jeune Cinéma n°201, mai 1990

1. Le roman de Bohumil Hrabal, Skřivánci na niti, écrit en 1959, était prêt à être publié en 1969, processus interrompu à cause de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie.

2. Le film a été tourné au studio de cinéma Barrandov en 1969. Après sa première, en projection privée, il a immédiatement été interdit, pendant plus de 20 ans, en raison de sa critique ouverte du régime au pouvoir. Sa première publique en Tchécoslovaquie a eu lieu en février 1990, après les changements sociaux intervenus en 1989. Il a fait partie de la sélection officielle de la Berlinale 1990 et y a remporté l’Ours d’or.

3. Chronique morave (Vsichni dobrí rodáci) de Vojtěch Jasný (1969) avait été sélectionné au Festival de Cannes 1969 mais n’était encore jamais sorti en salles en France.
L’Accusé (Obzalovaný) de Ján Kadár (1964) est sorti en France le 24 janvier 1991.

4. Recoupes  : Ce titre, adopté dans l’entretien avec Jiri Menzel sur le film, est une traduction du titre anglais du film lors de sa présentation à la Mostra de Venise 1981 : Shortcuts. Le titre original, Postriziny,) peut se traduire par "Coupures". Le film est devenu Une blonde émoustillante, à sa sortie en France le 22 mars 1989.

5. Trains étroitement surveillés, Sélection officielle Hors compétition au Festival de Cannes 1967 et Oscar 1968 du meilleur film étranger, est sorti en salles les 22 novembre 1967 et 12 novembre 2014.
Cf. aussi Entretien avec Jean Delmas, Jeune Cinéma n°26, novembre-décembre 1967

* En hommage à Jiří Menzel (1938-2020), mort le 5 septembre 2020, devait sortir en salles une rétrospective, le 11 novembre 2020, annulée en raison du Confinement II.
En DVD chez Malavida : Trains étroitement surveillés (Oscar Meilleur film étranger 1968), Alouette, le fil à la patte (Ours d’Or de la Berlinale 1990) et Une blonde émoustillante (Mention spéciale à la Mostra de Venise 1981).


Alouettes, le fil à la patte (Skrivánci na niti) aka L’Alouette au bout du fil. Réal : Jiří Menzel ; sc : J.M. & Bohumil Hrabal ; ph : Jaromír Sofr ; mont : Jirina Lukesová ; mu : Jirí Sust. Int : Rudolf Hrušínský, Vlastimil Brodský, Václav Neckár, Jitka Zelenohorská, Jaroslav Satoranský, Vladimír Šmeral, Jiřina Štěpničková (Tchécolosvaquie, 1968, 94 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts