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Aventures d’Ivan Tchonkine (les) (1994)
de Jiri Menzel
publié le dimanche 29 novembre 2020

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°230, janvier 1995

Sélection officielle en compétition à la Mostra de Venise 1994

Sortie le mercredi 9 novembre 1994


 


Les Aventures du soldat Tchonkine marque un tournant dans la trajectoire de Jiri Menzel. Lui, l’adaptateur de Vladislav Vancura, de Bohumil Hrabal, s’inspire cette fois-ci, avec son scénariste Zdenek Sverak, d’un roman russe de Vladimir Voinovitch longtemps interdit. (1) Le roman comme le film attaque tous azimuts : la bureaucratie sanglante, la gabegie sidérale au kolkhoze, à l’armée, au parti. On torture et liquide en haut lieu, on se dénonce, on triche et on crève de peur à la base. Et circonstance aggravante, l’époque considérée était jusqu’ici relativement épargnée : le moment où l’Allemagne envahit l’URSS. L’ironie de Jiri Menzel brocardait les braves gens qui par lâcheté ou distraction faisaient du mal aux autres. Ici le système enfante les salauds.


 

Du coup, la figure du soldat Tchonkine, ingénu rondouillard et celle de son aimée, la factrice Nioura, prennent un relief étonnant, et leur résistance instinctive à la veulerie générale a des accents presque héroïques. Tchonkine et Nioura, comme tous les héros jeunes de Jiri Menzel, sont amoureux et la campagne résonne de leurs cris d’amour. Mais il ne se limite pas, comme dans Mon cher petit village ou Une blonde émoustillante (1) a montrer la joie de vivre. Son idiot encaserné devient, rendu à la terre, intelligent et habile. Il monte à cheval, sait laver une vache, manier une serpe, cuisiner une soupe, et broder au petit point une étoile rouge. Au fur et à mesure que le village s’affole et délire, il est seul - enfin avec sa Nioura - à garder sa dignité et incarne ainsi une armée rouge courageuse et intègre.


 

Tchonkine tient tête à tout un régiment venu pour l’arrêter et cela suffirait déjà à notre bonheur, mais ce sujet féroce est constamment drôle. Le film dégage un rire libérateur et revigorant. Un rire bien rare au cinéma, sans méchanceté, sans condescendance, sans mépris. Du burlesque, le grand, celui d’un Keaton qui serait tchèque, nonchalant et rond. De la farce - on se cogne la tête, dégringole des marches, on mange de la merde - toujours énorme et donc jamais vulgaire. Les quiproquos où Jiri Menzel mesure au millimètre la longueur du gag, tenu puis lâché puis repris. Voir la grandiose séquence du "Kagebiste" (3) capturé par des soldats qui le prennent - et réciproquement - pour un Allemand. Le plus mécanique des plaisirs mais qui laisse entendre qu’un type de ce genre, Allemand ou Soviétique, c’est toutim.


 


 

Mais il y a plus chez dans ce film, et c’est nouveau. On pense aux Nazis de To be or not to be ou au Dictateur de Chaplin. Un monstre montré au naturel, sans charge, simplement dénaturé. Le Kagebiste vient d’être invité par téléphone à une partie de pêche. Il est tout béat. Un bon sourire pour l’interrogé pantelant qu’on tourmente à côté : "Tu vois, moi je vais à la pêche et toi tu crèves". Le pouvoir tout nu. Un Juif va s’en tirer - on ne vous dit pas comment - et la secrétaire voyant l’hésitation de son chef : "On n’a qu’à la fusiller, c’est autorisé". On savait Jiri Menzel grand amateur de Labiche dont il monta souvent à la scène les mécanismes d’horlogerie. Ici ses vilains deviennent des types, comme ceux de Molière et de Gogol. (4)


 

Un film filmé tout simplement avec une caméra reposée et sans invention narrative. Mais à la revoir on découvre une fine complexité comme d’un réseau veineux sous le lisse de la peau. Voici le cochon Borka, gros, propre et de l’espèce chien fidèle. Il est le protagoniste d’une scène de jalousie quand Yvan découvre que Nioura l’aime. Comme un enfant dit-elle, comme un homme disent les envieux. La déclaration de guerre vient recouvrir les états d’âmes d’Ivan Tchonkine et l’intérêt du spectateur.


 

Mais dans les péripéties suivantes quand Tchonkine joue sa guerre à lui contre les"ennemis", Borka est là avec son halo de tendresse et... Tchonkine garde en sentinelle fidèle le petit avion entoilé qui ne peut plus voler. "Qui sait, dit Nioura, un moteur c’est comme un homme, ça se fatigue et ça doit se reposer". On oublie le petit avion, on le traîne dans la cour, on le camoufle, on tire avec sa mitrailleuse. Et puis soudain quand Tchonkine est cerné, il repart. "Tu vois, dit Nioura, il s’est reposé".


 

Jiri Menzel a conçu, bâti dans les prés et sur une terre un peu boueuse des petits décors théâtraux. La petite maison de Nioura bleue et blanche, le petit magasin perché sur un escalier de bois, un intérieur un peu kitsch aux bruns chauds comme un chaudron. Un peu conte de fée. Un peu touchant. Il y a ce qu’on aimait dans les films russes : les filles qui chantent en allant labourer, les dos plantureux, une vieille baba-distilleuse-clandestine mais brave. Des airs de l’armée rouge, des soleils couchants et prometteurs...
"Eh oui, nous disait-il à Venise, c’était aussi ma jeunesse. Ces images-là flottent entre amertume et nostalgie".

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°230, janvier 1995

1. Vladislav Vančura (1891-1942). Jiri Menzel a réalisé deux films à partir de son œuvre : L’Été capricieux (Rozmarné léto) en 1968, sélectionné au festival de Locarno 1968 et La Fin du bon vieux temps (Konec starých časů) en 1989, jamais sortis en France.

Bohumil Hrabal (1914-1997), auteur favori et ami de Jiri Menzel. Cf. notamment, Entretien avec Jiri Menzel (1981).

Vladimir Voïnovitch (1932-2018), écrivain dissident. Les Aventures singulières du soldat Ivan Tchonkine (1967), après avoir circulé comme samizdat, a été publié à l’Ouest en 1975 par YMCA-Press, puis au Seuil, en 1977, dans une traduction de Alain Préchac.

2. Cf. Mon cher petit village
ou Une blonde émoustillante, ainsi que les entretiens relatifs.

3. "Kagebiste" : qui appartient au KGB (service de renseignement de l’URSS post-stalinienne).

4. Au théâtre, Jiri Menzel a mis en scène Labiche, Feydeau et Marivaux à Berlin, Bochum et Prague. En mai 1993, il a mis en scène Le Prix Martin de Eugène Labiche à la Comédie-française, à Paris.


Les Aventures d’Ivan Tchonkine (Život a neobyčejná dobrodružství vojáka Ivana Čonkina) . Réal. : Jiri Menzel, sc : Zdenek Sverak, d’après le roman de Vladimir Voïnovitch (1967) ; ph : Jaromir Sofr ; mu : Jiri Susti ; mont : Jiri Brozek. Int : Marián Labuda, Guennadi Nazarov, Zoïa Bouriak, Vladimir Ilin, Valery Zolotoukhine, Alekseï Zharkov, Sergueï Garmach, Zinovi Gerdt, Ivan Ryzhov (République tchèque, 1994, 108 mn).



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