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Vecchiali, Paul (1930-2023) (e) II
Entretien avec Gérard Camy (1999)
publié le mercredi 22 novembre 2023

Un cinéaste de l’urgence

Rencontre avec Paul Vecchiali (1930-2023)
Festival de Bastia 1999.

Jeune Cinéma n°273, janvier-février 2002


 
© Paul Grandsart, Lyon 2016


L’X, l’Algérie et le cinéma

À six ans, je suis tombé dans la marmite et j’ai dit : "Je ferai du cinéma". Mais j’ai d’abord fait plaisir à ma mère qui avait eu un parcours difficile et qui me voyait avec le bicorne, comme un peu l’achèvement de son travail et de ses efforts. Je lui ai donc offert ma photo en habit à mon entrée à Polytechnique. À ma sortie de l’X, j’ai dû faire six ans au service de l’État, et en l’occurrence dans l’armée, d’abord comme commandant de compagnie en Algérie pendant trois ans et demi entre 1956 et 1959, puis comme instructeur à l’X. Jean-Luc Godard m’a toujours dit qu’il s’était fait porté pâle pour ne pas aller en Algérie. Moi qui suis anarchiste, je ne pouvais pas refuser d’y aller, car en me défilant je me sentais responsable du mec qui allait me remplacer. Je me suis donc retrouvé là-bas et je sais ce que j’y ai fait. J’ai lutté pied à pied contre toutes les conneries qu’on nous imposait de faire. Ce n’était peut-être pas grand chose, mais…
Après, j’ai tout lâché et j’ai fait ce que je devais faire : du cinéma.


 

La Nouvelle Vague

Jean-Luc Godard, Claude Chabrol et moi, nous sommes nés en 1930, nous nous connaissons bien. En fait, je me sentais la tête dans la Nouvelle Vague mais les tripes dans le cinéma français des années trente.
Eux, revendiquaient une certaine appartenance au cinéma B américain. Mais ils se trompaient lourdement car ils sont tous des héritiers du cinéma français.
Éric Rohmer, c’est Sacha Guitry, À bout de souffle, c’est Pépé le Moko, Jacques Demy, c’est l’héritier de Jean Boyer ou de René Clair, en plus tordu, car il y a une question d’époque. Claude Chabrol, c’est le meilleur Henri Decoin. Pour ma part, je me sens comme quelqu’un qui a été élevé au petit-lait du cinéma français et qui, après, a lu les Cahiers du cinéma. Et c’est ce mélange-là qui m’a fait comme je suis.


 

Des débuts dans l’urgence, déjà…

Mon premier film, un court métrage intitulé Les Petits Drames, je l’ai fait avec six mille francs en 1961. Mais comme je n’avais rien à moi à cette époque, j’ai mis l’original chez l’opérateur, la copie chez un ami, directeur de production, et les deux ont été perdus. Il n’a donc jamais été sonorisé.
Mon premier long métrage, Les Ruses du diable, je l’ai réalisé en 1965. En fait, je voulais faire un polar qui s’appelait L’Éducation criminelle. Une productrice qui avait adoré le scénario m’a contacté. J’espérais le faire avec Michel Piccoli et Nicole Courcel qui avait déjà joué dans Les Petits Drames, Françoise Fabian. Et avec Steve Reeves, l’Hercule des peplums italiens que, dès 1963-1964, nous sommes allés rencontrer à Lucerne. Mais sa femme, un véritable dragon, agent de la Fox, a expliqué que son mari ne figurait pas dans sept pages du scénario et ne pouvait accepter. J’ai beaucoup regretté. Nous sommes rentrés à Paris et nous n’avons pas eu l’avance sur recette.
Vera Belmont qui présidait la commission m’a dit : "Il faut que tu fasses autre chose tout de suite".
Alors, en cinq jours, avec Denis Epstein, mon complice de l’époque, on a écrit Les Ruses du diable.
Une nouvelle fois, nous n’avons pas eu l’avance et j’ai décidé de le tourner quand même. C’est un film qui a dû coûter 170 000 francs, et qui a bénéficié d’un beau geste de Jean-Claude Drouot qui sortait de Thierry la Fronde à la télé et du Bonheur de Agnès Varda. Le scénario lui ayant beaucoup plu, il a signé son contrat en blanc.


 

Le cinéma : une obsession vitale

L’Étrangleur est le premier projet où j’avais l’impression de jouer ma vie. Je devais absolument le faire sinon je crevais. Après l’avoir écrit, j’étais extrêmement malheureux car les tentatives pour le monter avortaient les unes après les autres. Alain Delon qui avait beaucoup aimé le scénario a été un moment sur les rangs, et puis il a été pris ailleurs. J’ai failli aussi être produit par André Génovès qui était sur Le Boucher de Claude Chabrol. Mais il ne voulait pas faire les deux en même temps. Finalement, j’ai eu l’avance sur recettes contre toute attente et j’ai pu le faire en 1970. J’ai vraiment découvert avec ce film combien le cinéma pouvait me faire souffrir tellement il faisait partie de moi.


 

Femmes, femmes est une tout autre histoire. Je travaillais alors pour la télévision et, j’ai écrit le scénario en une semaine avec Noël Simsolo. Tous les soirs, on lisait ce qu’on avait écrit aux deux comédiennes, Hélène Surgère et Sonia Saviange. Nous modifions les dialogues en fonction de leurs remarques. Grâce à mon travail à la télé, j’ai pu économiser 50 000 francs et je me suis lancé. Tout le monde a accepté de jouer et de travailler gratuitement, et finalement le film, tourné en 16 mm a coûté 80 000 francs, gonflage en 35 mm compris.
Et après ce film, je n’ai plus arrêté. Il a eu un énorme succès critique, Pier Paolo Pasolini déclarant même qu’il s’agissait du plus grand film du monde... Ces avis très exagérés m’ont mis sur orbite.


 

L’intermède porno

L’année suivante en 1975, Jean-François Davy, qui avait beaucoup aimé Femmes, femmes, m’a proposé de tourner un film porno. J’ai accepté très volontiers parce que devenir une icône culturelle me faisait prodigieusement chier. Ce n’était pas mon truc.
J’ai posé deux conditions : reprendre tous les acteurs et les techniciens de Femmes, femmes et être totalement libre pour écrire le scénario de Change pas de main et il a accepté. Malheureusement le film est sorti en même temps que le Parlement votait le classement X.
Change pas de main a été le premier film xifié.
Il s’est retrouvé dans des salles spécialisées et n’a pas fait la carrière qu’il devait faire puisque de 45 000 spectateurs la première semaine, il tombait à 9 000 la seconde. Quoi qu’il en soit, il est resté plus d’un an au "Noailles" à Marseille avec, disait la caissière, "pas la clientèle habituelle !"


 

Tourner encore et encore…

La Machine, c’était une idée que j’avais depuis longtemps : faire un film autour de la peine de mort. Étant moi-même violemment contre, je ne voulais pas, pour autant, imposer mon discours. Donc je ne trouvais pas les moyens pour le faire. Enfin, j’ai trouvé cette idée de l’improvisation autour des textes officiels. J’ai eu l’avance et le film s’est fait assez facilement en 1977. La Machine a d’ailleurs entraîné toute une série de films sur le même sujet.


 

Corps à cœur que j’ai réalisé en 1979, c’était un peu comme L’Étrangleur. C’était ça ou mourir. J’ai beaucoup ramé pour trouver le financement. Mais faire le film était toujours une nécessité vitale. J’ai d’ailleurs commencé le tournage sans avoir bouclé le financement, que j’ai trouvé en cours de route. C’est pourquoi le tournage s’est étalé sur neuf mois. Bout par bout, en piquant même parfois de la pellicule, je n’en voyais pas la fin. Heureusement France 2 a pris le train en marche après avoir visionné des rushes et l’entreprise a pu être menée à son terme.

C’est la vie, c’était en quelque sorte un intermède.
En attendant de monter Corps à cœur, j’avais commencé à écrire En haut des marches, mais j’avais des difficultés parce que je l’écrivais comme une feuille de mixage. Ce n’était pas un vrai scénario, il y avait tout en même temps, plan par plan. J’avançais avec la bande ambiance, la bande effets, la bande musique. J’ai mis du temps pour l’écrire contrairement aux précédents scénarios. Je n’ai pas eu l’avance et c’est pourquoi j’ai déclenché C’est la vie en 48 heures. Je l’ai écrit très vite et je l’ai tourné le mois d’après en deux jours et demi. C’est un film qui a coûté 200 000 balles et qui m’a permis d’attendre l’avance que j’ai finalement décrochée pour réaliser En haut des marches.

Avant d’entamer ce nouveau film, je souhaitais mener à son terme un autre projet. Nous étions un certain nombre de cinéaste (1) à vouloir renouer avec la violence du début des Cahiers du cinéma à travers un journal qui se serait appelé Diagonales. Mais mes huit petits camarades ont préféré faire un film commun. En bon démocrate, je me suis plié à la volonté générale et nous avons réalisé L’Archipel des amours qui comportait neuf courts métrages autour du thème de l’amour, dont le mien, Masculins-singuliers. Je pense que l’ensemble est raté. Mais pas mon film.


 

En haut des marches (1983) est plus qu’un film, une aventure intérieure incroyable avec la mort de ma mère en plein milieu qui m’a fait m’interroger : finir ou non. Je voulais que Danièle Darrieux ait en tête dans la traversée de Toulon tout ce que le film mettait en flash back, en imaginaire. Elle savait plan par plan ce qui était dit en voix off. En fait elle jouait presque en playback dans sa tête, et elle était ravie.

Avec Trous de mémoire en 1985, j’ai raflé la mise : six heures de tournage, 100 000 francs de budget… et le film a rapporté 1,4 millions.


 

L’année suivante j’ai réalisé Rosa la Rose, fille publique. C’était un vrai bonheur. C’est un film que j’ai rêvé intégralement. Je l’ai rêvé dans la nuit du jeudi au vendredi. Le vendredi soir, il était tapé, tiré, budgétisé. Le lundi, il était déposé à l’avance sur recettes, deux mois après j’étais en tournage. Rosa la rose a eu un vrai succès commercial. Sans doute pour cela d’ailleurs, il a été très critiqué et finalement incompris.

À l’époque, je travaillais beaucoup pour la télévision. J’enchaînais un polar et une série de sept heures qui s’intitulait Les Jurés de l’ombre et qui est sans doute ce que j’ai fait de mieux pour la télévision.


 

En 1988, j’ai entendu un discours de Charles Pasqua qui présentait le sida comme un châtiment divin. J’étais ulcéré et Once more (Encore) est le résultat d’une pulsion violente autour de ce sujet. Je n’ai pas eu l’avance, mais j’ai eu Arte. C’est le premier film sur le sida, et Cyril Collard m’a même téléphoné pour me remercier car j’avais débloqué un tabou et lui avait permis de réaliser Les Nuits fauves.

Le Café des Jules est une histoire incroyable. Quand je tournais Once More j’avais signé pour un téléfilm, Le Front dans les nuages, que je devais faire au mois de mai. Arte m’appelle et me demande de faire Le Café des Jules pour leur émission "Cinéma de chambre" à peu près à la même époque. J’ai d’abord refusé, mais Arte a insisté et je l’ai tourné en six nuits entre les deux autres réalisations.


 

Wonder Boy est tiré d’un roman intitulé De sueur et de sang, mais le co-producteur allemand ne voulait pas de ce titre pour le film. C’est lui qui l’a changé. J’étais plutôt d’accord d’ailleurs. Avec Wonder Boy, les vrais problèmes ont commencé pour moi et ma carrière.
Les Allemands nous ont lâchés au dernier moment, et le producteur, qui était débutant, a été "bizuté" par la profession au cours de la réalisation. Ce n’était vraiment pas sympa. Et puis Canal+ avait donné beaucoup d’argent et mettait la pression. J’ai fait deux crises cardiaques pendant le tournage. J’avais toujours eu l’habitude de faire des films avec l’argent qu’il me fallait. Mes budgets étaient toujours établis en fonction exacte de mes besoins.
Et là, je me retrouvais avec une réalisation prévue à 21 millions que je devais faire avec 8. J’ai été obligé d’éliminer des décors. Ca a créé des problèmes de rythme, mais quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup de tendresse pour Wonder Boy qui, somme toute, me paraît assez réussi. Le rôle principal du boxeur est joué par un vrai boxeur, noir, analphabète, qui a appris son rôle grâce à des cassettes. Il était extraordinaire.


 

Ensuite, il y a eu Zone franche. Le ministère de la Culture avait demandé au CNC de lui donner des noms de réalisateurs capables d’aller travailler avec des jeunes d’un quartier très chaud à Mulhouse. Un seul nom a été donné, le mien. Avant d’accepter, j’ai rencontré les jeunes gens. Les chaises volaient, tout le monde gueulait. Ils étaient prêts à me taper dessus. Je suis rentré et j’ai dit oui. Avec Patrick Raynal, le directeur de la Série Noire, nous avons revu les jeunes, longuement discuté et ils ont finalement compris qu’on n’était pas là pour les exploiter. Nous les avons laissé fabriquer le scénario. On revenait de temps en temps pour critiquer leur travail et leur donner des "devoirs", quand il fallait retravailler des scènes qui n’allaient pas. Quand le séquencier a été fini, je suis parti dans mon Midi natal et j’ai écrit les dialogues. Ensuite, on leur a donné ces dialogues afin qu’ils les mettent "dans leur bouche", quitte à les modifier.
Après, ils ont joué et nous avons tourné en 13 jours, mais ils venaient un peu quand ils voulaient. Ce fut une expérience difficile sur le plan moral, parce que pour moi, ce n’était pas ma culture, pas ma manière de vivre et de travailler. Je leur disais que je n’étais pas d’accord, que je ne pouvais pas tolérer certains de leurs fonctionnements face au travail demandé… mais je souffrais. Il fallait se préserver. Ils ont d’ailleurs été stupéfaits par mon attitude car ils ne connaissaient pas cette forme de respect. Le film a été sélectionné à Venise et ce fut une belle récompense pour eux, même si je ne suis pas complètement satisfait du résultat final.


 

Ensuite j’ai enchaîné pour la télévision une œuvre de commande sur Victor Schoelcher d’après un livre de Raphaël Tardon. Le scénario avait été écrit par son fils, Bruno Tardon, mais je ne suis pas très content du résultat, car le scénario comprenait quelques facilités gênantes.

Les contraintes de la télévision

J’ai beaucoup travaillé pour la télévision et, à part les deux Imogène que j’ai fait pour faire plaisir au producteur, je cautionne tout ce que j’y ai fait autant que mes films. J’apprécie beaucoup Les Jurés de l’ombre, et surtout L’Impure d’après Guy Des Cars, un mélo flamboyant pour lequel j’ai reçu des lettres formidables, comme celle de Henri Troyat qui me félicitait pour mon adaptation. Toutefois, il y en a peu que j’aime autant que mes films. Aujourd’hui je ne veux plus faire de télé parce qu’on ne peut plus rien y faire sans avoir quelqu’un sur le dos. Moi, j’aime bien qu’on me donne un cahier des charges et qu’ensuite on me fiche la paix. C’est impossible à la télé.

Travailler à l’intérieur des genres cinématographiques

J’adore les genres cinématographiques. Comme j’aime le dire, c’est à l’intérieur des contraintes qu’on peut être plus libre ; c’est donc à l’intérieur des genres qu’on peut faire un travail de sape, non pour le détruire mais pour le dynamiser. Jean-Luc Godard nie les genres et fait de la poésie pure. Moi, un peu comme Jean-Pierre Mocky, je m’intègre dans les genres et je les tords, soit par la surenchère, soit par une dialectique de remise en question du genre tout en le respectant. François Truffaut m’avait dit en regardant Les Ruses du diable  : "Ce qui est bien dans votre film, c’est qu’il y a en même temps la chose et la critique de la chose".
C’est un peu cela. Par exemple, pour moi Corps à cœur n’est pas un mélo comme beaucoup l’ont écrit, c’est une forme de tragédie parce que les gens ne sont pas victimes, ils choisissent leurs destins. En revanche, Rosa la rose, fille publique est un véritable mélo avec sa structure, la musique, tout.


 

Des personnages en quête d’absolu

Le maximum de pureté peut confiner à l’impureté et vice-versa : cette dialectique est l’expression de presque tout mon cinéma. J’ai la volonté de redéfinir les valeurs morales non pas en tant que principes mais en tant qu’application dans la vie. Très souvent, j’ai l’impression de mettre en scène des personnages qui sont en quête de leur lucidité et trop fragiles pour l’accepter. Hélène Surgère me disait : "Tu exaspères les gens parce que tu filmes le désespoir debout".
Je rêve de faire le remake de La Chienne avec Alain Delon et Vanessa Paradis, mais je pense qu’il est trop tard.
J’aimerais aussi pouvoir tourner avec Bruce Willis ou Sylvester Stallone qui sont deux acteurs directs comme je les aime.
Par contre, je déteste les comédiens qui se regardent jouer. Le narcissisme, ça suffit !

L’amour du cinéma

Je suis un cinéphile à vie. J’ai vu jusqu’à six films par jour. Je ne peux pas passer une journée sans voir un film. J’ai sept mille cassettes, et avec mon copain, on se fait le double programme presque chaque soir.
Mes cinéastes de chevet : Ernst Lubitsch, Josef von Sternberg, Buster Keaton, John Ford, Kenji Mizoguchi, Robert Bresson, Julien Duvivier, Marcel Carné, Jean-Luc Godard, Jacques Demy... Et Jean Grémillon pour lequel j’ai une grande admiration. Il a fait, à mon avis, dix fois mieux que Jean Renoir. Il ne s’est jamais posé en donneur de leçon. Il était profondément de gauche, mais dans ses films, il travaillait sur les sentiments en étant parfaitement conscient que ces sentiments sont fonction d’une époque, donc d’une politique.

On n’aime pas aujourd’hui comme il y a trente ans. Montrer les sentiments suffit donc à jeter un regard lucide et clairvoyant sur le substrat social d’une société. Je pense que c’est beaucoup plus fort que de faire La Règle du jeu qui reste un beau film ou La vie est à nous qui est une infâme merde, déshonorante pour ceux qui ont travaillé dessus.

L’importance de la musique dans un film

La musique est un élément à part entière du film. Ce n’est pas simplement un pansement qu’on applique sur quelques scènes faibles, une illustration sonore. Je parle beaucoup avec mon compositeur Roland Vincent. Je fais un listing des musiques avec un minutage puis nous lisons le scénario.
Nous complétons le listing en fonction de cette lecture. Le minutage est alors extrêmement précis. Ensuite, Roland me donne la musique et je l’écoute.

Sur le plateau, je la balance pendant le tournage. Par exemple dans Femmes, femmes, le technicien faisait les travellings en écoutant la musique à l’aide d’un walkman. La musique fait partie du réel du film.
Lorsqu’il écrit sa musique, Roland Vincent ne connaît pas les images et crée donc un discours parallèle que j’intègre après dans la convergence du film.

Retour sur la "politique des auteurs"

Pour moi, un auteur de film n’a pas obligatoirement écrit le scénario, mais il a une écriture cinématographique spécifique pour chacun de ses films.
John Ford et Kenji Mizoguchi, qui ont rarement travaillé sur le scénario, sont de véritables auteurs de films. Sans doute deux des plus grands. Le scénario, c’est un pré-texte, le vrai texte, c’est le film et c’est alors qu’on découvre l’auteur. Quand François Truffaut, Yves Boisset ou d’autres utilisent trois caméras, filment sous tous les angles, avec plusieurs focales et se prétendent auteur, c’est faux. Il n’y a pas d’auteur parce qu’il n’y a pas (ou trop) de point de vue.


 

Pier Paolo Pasolini après avoir vu Femmes, femmes m’a dit : "Je comprends aujourd’hui que je ne suis pas un cinéaste". Je lui ai répondu que je ne comprenais pas qu’un homme comme lui, qui prenait tous les risques avec sa poésie et en politique, n’en prenne aucun avec une caméra.
C’est un risque de dire : "Mettez la caméra là". Presque un risque politique car la caméra, c’est un regard sur la société, donc c’est politique.
On doit se mettre en danger. Il faut que tous les éléments convergent pour donner aux spectateurs l’image globale du film.
Il y a des films dont j’aimerais refaire quelques plans mais je ne toucherais pas à Once more, Corps à cœur, La Machine, L’Étrangleur, Rosa la rose, En haut des marches.


 

Le tournage, un moment magique

J’ai souvent fait mes films en studio parce que paradoxalement c’est souvent moins cher de tourner ainsi qu’en décors naturels, où il faut souvent tout installer, tout apporter. Mais en fait, c’est film par film que je décide des choses. Comme disait Jean Cocteau, qui, par certains côtés, est mon maître : "La poésie, ça ne se cherche pas, ça se trouve". Donc, je ne la cherche pas. Elle arrive ou elle n’arrive pas. Je fonctionne à l’instinct, et pendant le tournage mon travail direct se fait dans l’innocence et, au fond de moi, naturellement, inconsciemment, il y a quelque chose qui connaît la technique et qui fabrique. Mais je refuse de rendre lucide, d’analyser ce que je fais sur le plateau et j’envoie balader tous les gens qui tentent de m’expliquer rationnellement ce que je suis en train de faire. Chaque film est une approche technique et psychologique différente. Je n’aime pas mettre les pieds dans les mêmes traces.
En fait, je pense qu’il n’y a qu’une façon d’exprimer un univers, il n’y en a pas deux. Il faut pouvoir la trouver. Et si je ne la trouve pas, je ne fais pas le film. D’ailleurs cela m’est arrivé plusieurs fois.
Ainsi, juste avant L’Étrangleur, j’avais obtenu l’avance sur recettes pour un scénario qui s’appelait Le Chien gris. Producteur et distributeur étaient trouvés. Mais j’ai abandonné malgré les acteurs, Julien Guiomar, Nicole Courcel, Charles Denner et Jacques Perrin. Je ne voyais pas où j’allais, donc j’ai arrêté. Faire un film de plus ne m’intéresse pas.

Propos recueillis par Gérard Camy
Festival de Bastia, novembre 1999
Jeune Cinéma n°273, janvier-février 2002

* Cf. aussi "Entretien avec Bernard Trémège", Jeune Cinéma n°61, février 1972.

1. Jacques Frenais, Gérard Frot-Coutaz, Michel Delahaye, Jean-Claude Guiguet, Jacques Davila, Jean-Claude Biette, Cécile Clairval, Marie-Claude Treilhou.



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