Retour sur Andrzej Munk (1920-1961) en DVD
par Robert Grélier
Jeune Cinéma n°371-372, mars 2016
À un moment où le gouvernement polonais musèle la liberté de création et d’information, où il supprime l’indépendance des institutions : justice, éducation, etc., sous prétexte que celles-ci, subventionnées par l’État, doivent se comporter comme des entreprises de droit privé, c’est-à-dire se soumettre au gouvernement élu "par le peuple", nous pensons opportun de revenir à une période de l’histoire du cinéma polonais, au cours de laquelle soufflait un vent de liberté. Et plus particulièrement en choisissant le cinéaste Andrzej Munk (1920-1961), dont l’œuvre exemplaire ne cesse de nous concerner. Par l’intérêt qu’il portait à ses concitoyens, à la réalité et au quotidien, il était d’une grande honnêteté. Les héros positifs, ce n’était pas pour lui. L’homme dans certaines circonstances peut faillir, mais ce n’est pas pour autant qu’on doit le lyncher ou l’injurier. Après la déstalinisation, il n’en voulait pas à ceux qui s’étaient trompés et tentait de les comprendre.
Andrzej Munk était un esprit libre, clairvoyant, n’hésitant pas à parler haut et fort pour dire tout ce qui ne fonctionnait pas ou fort mal dans la société de son pays.
Pour mieux les combattre il désignait les maux par leur nom : l’héroïsme inutile, le faux patriotisme, la bureaucratie et l’antisémitisme, qui le poursuivit même après sa mort.
Sur sa tombe, un sculpteur avait édifié la statue d’un Christ défiguré et abattu. Peu de temps après celle-ci fut fracassée avec un mot significatif : "On ne place pas un Christ sur la tombe d’un Juif". Comme disait, en 1967, le réalisateur et chef-opérateur polonais, Anton Staskiewicz : "Officiellement, nous ne sommes pas antisémites". Tout est dans l’adverbe.
Pour son premier long métrage, Andrzej Munk choisit le milieu et le décor des cheminots qu’il avait découvert dans son court métrage La Parole du cheminot (1953). À sa sortie de l’école de cinéma de Lodz comme opérateur d’actualités, il avait acquis une grande expérience de tournage dans le monde du travail et la nouvelle société polonaise. C’est cette profonde observation qu’il va mettre à profit et développer dans l’ensemble de son œuvre. Contrairement à Andrzej Wajda, qui a toujours su épouser les mouvements qui pouvaient lui servir, il est sans aucun doute le cinéaste le plus politique de sa génération. C’est bien lui qui répondit un jour à l’un de mes confrères : "Le cinéma est le prolongement de la politique par d’autres moyens". Ainsi cet auteur, original dès ses débuts, part à la quête de la vérité, quelles qu’en soient les difficultés. Il en fera d’ailleurs sa marque de fabrique, tout en maniant subtilement une responsabilité à l’égard de ses personnages. Il montrait sans héroïsme de simples gens dans leur activité de tous les jours.
Un train fonce dans la nuit, quand soudain le mécanicien aperçoit un homme sur la voie. Il freine, mais ne peut épargner le corps du malheureux. Il s’agit d’un vieux cheminot, Orzechowski, mis à la retraite quelques jours auparavant. Accident ou suicide ? Par plusieurs retours en arrière, on découvre la carrière d’un mécanicien formé à l’ancienne, qui ne peut admettre les nouvelles normes de la jeune République socialiste polonaise. L’exactitude, par exemple, doit être compatible avec l’économie de charbon. Victime d’une bureaucratie absurde et tatillonne qu’il ne comprend pas, Orzechowski fuit la réalité.
Au fil de l’enquête, détail après détail, dans une mise en scène éblouissante avec son noir & blanc charbonneux, on démasque les mobiles et tout ce qu’il faut faire pour connaître la vérité. Celle-ci n’est pas simple ni unique, mais composée de plusieurs vérités qui s’enchâssent dans d’autres.
Pour sa démonstration, Andrzej Munk alterne récit objectif et subjectif. Ainsi, il nous donne plusieurs versions de la réunion au cours de laquelle les cheminots doivent s’engager sur les nouvelles normes de travail. Dans l’une des versions, le réalisateur donne le point de vue de l’orateur, tandis que dans une autre c’est le point de vue du mécanicien qui prédomine. Pour Munk, le monde n’est jamais bâti de bons et de méchants. Même le responsable du parti, commet des fautes. Ainsi, lorsqu’il juge contre-révolutionnaire le comportement d’Orzechowski, il ouvre la fenêtre de la salle de réunion où se trouve la commission charge d’enquêter sur la mort du cheminot et dit : "On étouffe ici". À l’époque, les spectateurs polonais ont très bien compris le double sens de cette phrase.
À partir de ce film, Munk aurait pu faire sienne cette phrase de Michael Moore : "L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l’équation".
Avec ce film, Andrzej Munk n’épargne ni le gouvernement des années trente, ni celui de l’après-guerre, et encore moins celui de la Pologne socialiste.
Tout est prétexte pour fustiger le régime fasciste et nationaliste des colonels, l’antisémitisme, l’occupation et la "drôle de guerre" des militaires incapables, dont on a retenu qu’ils combattaient les tanks allemands avec des sabres, le marché noir assorti du trafic de devises. Philippe Haudiquet, grand connaisseur du cinéma polonais, qualifiait le héros Jan Piszczyk de "collectionneur de catastrophes". (1) En effet, il est celui, quels que soient la situation ou le mensonge qu’il profère, qui se place toujours dans l’embarras. C’est un opportuniste, qui adapte son comportement aux mœurs de son époque, mais celle-ci va trop vite pour lui. Il a beau inventer au fur et à mesure des situations, de nouvelles preuves, il sera toujours victime de son incapacité à comprendre les autres. Le personnage de Piszczyk ne suscite pas la sympathie mais le rire, tant il est naïf, démuni et maladroit. C’est un personnage issu en droite ligne des films de Mack Senett. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si les premières séquences sont dans le style des premières bandes comiques des studios hollywoodiens : absence de dialogues, rythme saccadé, courses-poursuites, etc.
C’est à partir de ce film que Andrzej Munk changea de registre, en traitant la réflexion sur le mode humoristique, non pas comme un refuge, mais pour mieux s’inscrire dans le présent. Pour avoir combattu dans la résistance, il connaissait la guerre ; et il fuyait comme la peste tout ce qui pouvait rappeler l’héroïsme ou "le romantisme patriotique" cher aux Polonais. Son héros, présumant le danger auquel il risque d’être confronté, préfère fuir plutôt que de combattre. Ce n’est pas un lâche, comme on pourrait le penser, puisqu’il va risquer sa vie pour soutenir les insurgés de Varsovie. Le camp de prisonnier nous rappelle quelque peu La Grande Illusion de Jean Renoir. D’ailleurs, c’est sans aucun doute son film le moins personnel. Outre des réminiscences puisées dans le cinéma soviétique, Andrzej Munk, en montrant pour unique personnage féminin une femme écervelée, niaise, toujours prête à mettre le premier venu dans son lit pendant les absences de son mari, a détruit la crédibilité de l’ensemble de son film.
Pendant l’hiver 1945, un groupe de sauveteurs de montagne part à la recherche de résistants blessés dans la montagne afin de les ramener dans une zone sécurisée, en évitant bien entendu la confrontation avec les militaires allemands.
L’adresse de Andrzej Munk va consister à transformer en fiction ce qui devait être au départ un documentaire ; ce que l’on appellera plus tard le docufiction, à propos de la reconstitution d’une histoire réelle. (2)
Sur un sujet de guerre, tarte à la crème du cinéma polonais de cette époque, Andrzej Munk a réussi à sortir des sentiers battus en supprimant toute héroïsation, en demeurant toujours près de ces sauveteurs amateurs qui n’hésitent point à aller jusqu’au bout de leurs forces. Un suspense simple et ordinaire nous fait revivre une aventure hors du commun. Une caméra souple suit les sauveteurs, pris individuellement mais toujours insérés dans le groupe. On y respire une solidarité naturelle ; ici comme l’écrivait le poète Nazim Hikmet, "On vit en frères comme les arbres de la forêt". Nulle présence de chef. Déjà, on se rend compte dans Les Hommes de la croix bleue, que Andrzej Munk est en train de briser les codes de représentation du réalisme socialiste, y compris dans les images des skieurs et de la montagne. La beauté des traces sur la neige n’est jamais fortuite ; elle témoigne d’une respiration ouverte et d’une liberté esthétique.
C’est son dernier film, demeuré inachevé du fait de son décès dans un accident de voiture. Il manquait un quart des images pour terminer le tournage de La Passagère. (3) Sollicité dans un premier temps, Andrzej Wajda renonça, et ce fut un ancien collaborateur de Munk, Wiltold Lesiewicz, qui acheva le montage en utilisant les matériaux déjà tournés, tout en suivant les indications décrites dans le scénario. Les plans fixes pour le présent, les images animées pour le passé.
Sur un paquebot, Liza, ex-surveillante SS dans le camp d’Auschwitz, croit reconnaître parmi les passagers une jeune femme, Marta, ex-détenue de ce même camp. Liza tente de raconter une partie de sa vie à son mari qui ignore tout de son passé. Ainsi, avec une multitude de retours en arrière, elle reconstitue fragment après fragment la vie au camp. D’abord pour se justifier, puis progressivement ses mensonges s’effritent au fil du temps et apparaît la véritable histoire des rapports entre les deux femmes. Rapport de maître à esclave, et non, comme le dit Liza, un rapport de confiance entre la SS et la détenue politique. Andrzej Munk ne se contente pas du seul point de vue de la surveillante, mais nous montre avec pertinence, avec le regard de Marta, la mauvaise foi et les contradictions de Liza. Marta prise au piège une première fois par Liza résistera et gardera sa dignité de détenue face à son oppresseur.
Depuis 1961, nous avons vu et revu un grand nombre de documents et de films sur les camps de concentration. Le meilleur et le pire. La Passagère n’entre pas dans le champ des SS et kapos caricaturaux. La sobriété de ce film nous étonne encore aujourd’hui, ce qui le rend émouvant.
Cette collection des films de Andrzej Munk, même si aucun livret n’accompagne les films, comporte d’excellents et de copieux suppléments. Outre quelques-uns de ses courts-métrages, outre La Parole de cheminot (1953 déjà cité, Une promenade dans la vieille ville (1958), on découvre un remarquable film de 47 minutes sur la genèse de La Passagère, doublé d’un portrait établi par les interprètes du film et les interviews de Andrzej Wajda et Roman Polanski, qui dit : "Munk n’était pas seulement le réalisateur le plus talentueux alors à l’œuvre en Pologne, mais encore l’une des personnalités les plus attachantes, les plus amusantes et les plus charismatiques de tout le cinéma polonais."
Robert Grélier
Jeune Cinéma n°371-372, mars 2016
* Andrzej Munk : L’intégrale, cinq DVD, éd. Malavida.
1. Sur Philippe Haudiquet (1937-2020), cf.
* "Une vie, une œuvre", Jeune Cinéma n°391, décembre 2018
* "Il était une fois le Larzac", Jeune Cinéma n°391, décembre 2018
2. Cf. "Le métier de cinéaste. Entretien avec Andrzej Munk" (1961), Jeune Cinéma n°2, novembre 1964.
3. Cf. "La Passagère", par Krzysztof Winiewicz, chef opérateur du film, in Jeune Cinéma n°2, novembre 1964.
* Les Hommes de la croix bleue (Blekitny krzyz). Réal : Andrzej Munk ; sc : A.M. & Adam Liberak ; ph : Sergiusz Sprudin ; mu : Jan Krenz ; mont : Jadwiga Zajicek. Int : Gustaw Holoubek, Stanislaw Byrcyn-Gasienica, Stanislaw Wawrytko, Wojciech Siemion (Pologne, 1955, 55 mn).
* Un homme sur la voie (Czlowiek na torze). Réal : Andrzej Munk ; sc : A.M. & Jerzy Stefan Stawinski ; ph : Romuald Kropat & Jerzy Wójcik ; mont : Jadwiga Zajicek. Int : Kazimierz Opalinski, Zygmunt Maciejewski, Zygmunt Zintel, Zygmunt Listkiewicz, Roman Klosowski, Kazimierz Fabisiak, Janusz Bylczynski, Celina Klimczakówna (Pologne, 1957, 89 mn).
* Eroica. Réal : Andrzej Munk ; sc : Jerzy Stefan Stawinski ; ph : Jerzy Wójcik ; mu : Jan Krenz ; mont : Miroslawa Garlicka & Jadwiga Zajicek. Int : Edward Dziewonski, Barbara Polomska, Ignacy Machowski, Leon Niemczyk, Kazimierz Opalinski, Zofia Czerwinska, Emil Karewicz (Pologne, 1958, 87 mn).
* De la veine à revendre (Zezowate szczescie). Réal : Andrzej Munk ; sc : Jerzy Stefan Stawinski d’après son roman ; ph : Jerzy Lipman & Krzysztof Winiewicz ; mont : Jadwiga Zajicek ; mu : Jan Krenz. Int : Bogumil Kobiela, Maria Ciesielska, Barbara Lass, Krystyna Karkowska, Barbara Polomska, Irena Stalonczyk, Tadeusz Bartosik (Pologne, 1960, 92 mn).
* La Passagère (Pasazerka). Réal : Andrzej Munk, puis Witold Lesiewicz ; sc : A.M., Sofia Posmysz Piasecka & Victor Woreszylski ; ph : Krzysztof Winiewicz ; mont : Zofia Dwornik ; mu : Tadeusz Baird. Int : Aleksandra Slaska, Anna Ciepielewska, Jan Kreczmar, Marek Walczewski, Barbara Horawianka, Anna Jaraczówna, Leon Pietraszkiewicz, Andrzej Krasicki, Janusz Bylczynski (Pologne, 1963, 61 mn).