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Tarte volante (la) (1973)
de Lino Del Fra
publié le samedi 20 février 2021

Lino del Fra devant la vérité des gosses,
Journée démocratiques du cinéma, Venise 1973

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°74, novembre 1973

Sortie le lundi 15 janvier 1973


 


On peut faire deux usages d’un gros gâteau : le manger ou le jeter à la tête des affreux.
Le gâteau dans le ciel de Lino Del Fra & Cecilia Mangini répond aux deux usages.
Ceux qui le mangent, ce sont les enfants d’une borgate romaine. Il s’était amené bizarrement dans le ciel, avait effleuré la statue de Victor-Emmanuel, déclenché une belle panique chez les habitants et une belle mobilisation chez les militaires. Puis il s’était posé tout doucement dans un terrain vague. Crachotements et explosions : un petit chien aventureux vient flairer l’objet, une petite fille curieuse après lui. C’est bien du chocolat et du meilleur.


 

Cependant les militaires déclenchent l’état de siège : les objets qui volent dans le ciel, ça peut être dangereux, on isole les enfants qui l’ont approché et pourraient bien être contaminés, les savants expertisent, ies militaires ratissent, les médecins isolent.
La télé produit un petit témoin, mais le témoin arrache le micro et crie la vérité, le robot ordinateur, répète cette vérité, le général n’arrive pas à mater le garçon qui joue avec des fléchettes comme Zazie avec ses moules.


 

Il ne reste plus qu’à faire exploser le gâteau. Compte à rebours : 6, 5, 4, 3, 2 : survient l’Excellence à qui revient le noble geste d appuyer sur le bouton. Excellence naine : un peu Roi d’Italie, un peu proviseur de Zéro de conduite. Les enfants cependant ont découvert, dans le gâteau, un jeune barbu endormi. Réveillé, il leur raconte son histoire : une histoire de belles familles à la Prévert. Papa faisait les bombes, Tonton les vendait, tous étaient bien riches ; lui, l’enfant, préférait la peinture sur tissus, et peignait les habits des messieurs.


 

Étudiant, il a appris le maniement des pavés : et vlan sur les flics, et sur les profs, et sur les juges et sur les soldats. Les enfants rient et jouent et mangent. Quand les militaires déclenchent le tir il est trop tard, les enfants ont pris possession du gâteau et le film se referme sur la plus belle séance de tarte à la crème du cinéma engagé pour mômes.


 


 

Le Festival de Venise ancienne formule a donc vécu, le statut en vigueur, datant de Mussolini a été aboli. Il a fallu 5 ans d’une lutte conjuguée des cinéastes, des travailleurs du film, des critiques, des associations de spectateurs, qui s’est livrée à la fois sur le terrain des institutions au sein des municipalités et au Parlement pour faire abolir le vieux statut du festival, d’abord contesté puis boycotté.
Août 1968 : quelques cinéastes, des critiques des étudiants se font déloger par les flics et matraquer par les fascises, le festival continue.
Août 1973 : Le Lido est rendu aux touristes riches, le Palais du festival est fermé.
À Venise, se tiennent Les Journées démocratiques du cinéma, 100 films, 10 jours, 7 salles, 16 0000 spectateurs.
Avec un objectif, faire d’un film autre chose qu’une marchandise, en modifiant le statut du film, objet de consommation et les rapports de l’œuvre avec son public en aval de la séance, et, en amont, aider les auteurs à vaincre les résistances des structures de production et de distribution.

Voici La torta in cielo dans son écrin naturel, le débat entre l’auteur et son public.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°74, novembre 1973


Lino del Fra : Le Gâteau dans le ciel est un film pour enfants... qui a la prétention de parler aux parents. Il veut dire que les sorcières des contes de fées que nous avons lus autrefois existent encore qu’elles existent dans les ministères, les états-majors, les tribunaux, dans les bureaux des grands industriels, partout.
Eh bien, on ne produit pas beaucoup de films pour enfants en Italie, et ceux qu’on fait n’ont pas la vie facile, parce qu’on demande aux films pour enfants de tranquilliser les parents. Pour Le Gâteau dans le ciel, nous ne voulions pas tranquilliser les parents mais les consterner, consterner les directeurs d’école et dire aux enfants : "Si vous voulez, vous pouvez être libres". À vous de dire si ce contre-discours, contre ce qui se voit à la télé, contre les communications de masse qui nous bombardent, si ce nouveau type de message a pu atteindre un résultat...

Nos enfants sont exposés à une série de films de western, de films sans contenu, de caractère commercial. On essaye dans d’autres pays de s’adresser de manière spécifique aux enfants, mais souvent de manière mystificatrice, disons sucrée, pleine de bons sentiments, abstraite, chargée de lieux communs : c’est ce qu’on nous assène depuis notre enfance. Et si on cherche une voie différente on se heurte à des obstacles. On nous accuse d’avoir fait un film contre les institutions, contre les militaires, contre les juges - choses à ne pas faire et à plus forte raison à ne pas montrer aux enfants. "Pourquoi troubler ces consciences innocentes ?", je cite textuellement. "Pourquoi attaquer la télévision ?". Et moi je réponds : "La télé, entreprise d’État ? Non, une grande industrie". J’ai découvert par exemple qu’on ne peut pas faire entendre la fanfare des Bersaglieri parce que ça constitue une grande offense à l’armée. Et vous, vous sentez-vous offensés, comme Italiens, par une séquence de ce genre ?

Public : Production d’État ?

L.D.F. : Il faudrait parler de la manière dont elle s’exerce. Ne nous faisons pas d’illusions. Le capital d’État, différent du capital privé, reste capital. Avec une définition de classe et une ligne politique donnée. Et cette ligne consiste pour cette entreprise à ne rien produire plutôt que de produire un contre-produit à caractère de classe. Ceci nous l’avons éprouvé à propos de notre film. Les responsables auraient préféré que notre film reste en boîte et que le public ne le voie pas. Et c’est là que le public a une responsabilité : il faut qu’il lutte.

Public : Quel est l’espoir de circulation du film ? II devrait être mis à la disposition des écoles ?

L.D.F. : Le film existe depuis un an et quatre mois. Distribué depuis un an. On a voulu le faire sortir en juillet... Je pense qu’il peut rencontrer un vaste public. Il y a eu deux présentations à Mestre et le public n’a pu entrer. C’est important à mes yeux, je suis cinéaste mais aussi militant. J’ai fait un film à contenu de classe, adressé aux adultes et aux enfants ; il peut être reçu par les masses. Il y a 10 ans, en 1963, quand on a fait All’armi siam’ fascisti (1) on m’a dit : "C’est un film pour les écoles". Eh bien, c’est seulement en 1970, dans les lycées occupés, qu’on l’a projeté. Soyons optimistes, peut-être que Le Gâteau sera un jour projeté à l’école.


 

Public : Quelle est la signification du gâteau et quel est le rôle de la science ?

L.D.F. : Je pense que tout le monde avait compris. Le Gâteau, ce n’est ni une utopie ni un mysticisme. On dit : c’est la liberté. Oui, mais la liberté est inséparable du socialisme. Pour la science les savants sont au service du pouvoir, c’est une expérience vécue quotidienne. La production des produits alimentaires, la construction des maisons, l’expérience des ouvriers de Marghera qui portent des masques, la technique et la science sont au service du capitalisme. Mais les robots, dans d’autres mains, dans celles des enfants à l’avenir, peuvent se transformer en quelque chose de progressiste.


 

Public : Je dois dire que les camarades de "La Commune" de Rome, considérant que ce film doit être appuyé par ce qu’il est utile à la jeunesse populaire de notre pays, nous estimons que, comme le film de Marco Leto (2), ces films sont témoignages de l’effort des intellectuels pour aider à comprendre ce que doit être la lutte anti-fasciste. Je n’avais pas vu le film mais il s’agit d’enfants de quartiers populaires, quartiers où les enfants quittent l’école pour aller voler, quartiers qui sont les anti-chambres de la maison de correction, puis de la prison ? Je parle au nom des camarades de "La Commune" et du "Ciné-Club de La Commune". j’invite tous les camarades à donner leur pleine adhésion à ce film qui prend pour protagonistes et représentants de l’avenir, les enfants prolétaires.


 

Public : Oui, c’est un film pour enfants, intelligents qu’il ne sera pas facile de faire voir. Je reviens cependant à ce que disait Monsieur de la science. Est-ce suffisant que la science change de mains pour qu’elle devienne autre chose ? Est-ce seulement un instrument neutre qui dans d’autres mains va changer et devenir instrument du peuple ? Je crois que sur ce point le film est naïf et mystifiant. La seconde question porte sur les enfants : Est-ce que vraiment l’unité des enfants est un fait acquis ? N’y a-t-il pas une aliénation, un conditionnement ? Cette pureté existe-t-elle ? Les fils de bourgeois et les enfants de prolétaires sont-ils déjà unis ?

L.D.F. : La question est : "Suffit-il de s’emparer des moyens de la science pour les utiliser à d’autres films ? Ou ne faut-il pas plutôt changer dès maintenant les structures qui produisent la science ?
Le film montre que les enfants ont besoin de s’emparer des moyens de la science - le robot - pour arriver jusqu’à la tarte ; une fois qu’ils auront la tarte, alors il faudra se poser le problème de changer les structures. Sur le deuxième thème, est-il possible de penser que ces enfants représentent la pureté ? Qu’on parte d’une table rase ? Mais ce sont des enfants qui disent des grossièretés, qui se battent, qui se trompent, qui font des expériences. Ils ne sont pas unis de manière magique ou merveilleuse. Les contradictions existent, mais il faut les dépasser, ne pas les appuyer, les dépasser. Ces enfants font des erreurs, par exemple de s’allier à la dame de la télé. Mais d’illusions en illusions, ils arrivent à leur but et ceci est le message du film.

Propos recueillis par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°74, novembre 1973

* Le numéro 74 de 1973 Jeune Cinéma est un numéro spécial "Nouveau cinéma italien", avec sept cinéastes italiens face au public ou en dialogue avec la revue : Pier Paolo Pasolini (1922-1975), Elio Petri (1929-1982), Florestano Vancini (1926-2008), Marco Leto (1931-2016), Lino Del Fra (1929-1997), Cecilia Mangini (1927-2021), Giancarlo Cobelli (1929-2012), rencontrés à l’occasion des Journées démocratiques du cinéma de Venise.
Rappel : La 1ère édition du Festival de Venise - la Prima Esposizione Internazionale d’Arte Cinematografica - née en régime fasciste, à l’instigation de l’Institut international pour le cinéma éducatif, émanation de la Société des Nations, s’est tenue sur la terrasse de l’hôtel Excelsior du Lido de Venise sans compétition (6-21 août 1932).
La deuxième édition, s’est déroulée deux ans plus tard (1er-20 août 1934), première édition internationale et compétitive, avec, comme prix, la Coupe Mussolini. C’est à Venise que Mussolini et Hitler ont eu leur premier rendez-vous en juin 1934. À partir de 1938, les pressions gouvernementales en font quasiment un festival de propagande.
En 1968, la Mostra (et la Biennale) sont violemment contestées.
De 1969 à 1979, le festival se tient de façon désorganisée, sans que les prix soient attribués, des projections en plein air sur des piazzas avec des débats publics.
En 1973, la Mostra n’a même pas lieu, remplacée par une solution "alternative", les Journées démocratiques du cinéma.

** Cf. aussi "Entretien avec Lino Del Fra et Cecilia Mangini, à propos de La Tarte volante," Jeune Cinéma n°74, novembre 1973.

1. 1. All’armi, siam fascisti de Lino Del Fra, Cecilia Mangini & Lino Miccichè (1962) est un documentaire d’archives 16 mm, avec un commentaire poétique sur l’expérience fasciste italienne (1911-1961), où figurent notamment Léon Blum, Gabriele D’Annunzio, Göring, Himmler, Hitler, Victor Emmanuel III, Lénine, Mussolini, Staline et Trotski. Avec des remerciements à Carlo Lizzani, Alessandro Blasetti, Joris Ivens.
C’est le premier des six films réalisés par Lino del Fra.

2. La Villegiatura de Marco Leto (1973) avec comme co-scénaristes, Lino Del Fra & Cecilia Mangini, in Jeune Cinéma n°72, juillet-août 1973


La Tarte volante (La torta in cielo). Réal : Lino Del Fra ; sc : L.D.F., Luigi De Santis, Cecilia Mangini, Gianni Rodari ; ph : Eliseo Caponera ; mont : Roberto Perpignani ; mu : Massimo Pradella. Int : Paolo Villaggio, Gaby André, Franco Fabrizi, Enzo Robutti, Didi Perego (Italie, 1973, 102 mn).



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