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Del Fra, Lino (1929-1997) (e) I
Entretien avec Andrée Tournès (1973)
publié le samedi 20 février 2021

Rencontre avec Lino Del Fra (1929-1997) et Cecilia Mangini (1927-2021)
À propos de La Tarte volante

Jeune Cinéma n°74, novembre 1973


 


Jeune Cinéma : Pouvez-vous définir ce qu’est pour vous le film d’enfants ?

Lino Del Fra : Je vais répondre par un paradoxe. Les films pour adultes ne sont déjà pas bons, c’est plus grave encore pour les films d’enfants. Ils vont voir des films mal faits et idéologiquement pourris. Un film d’enfants ce devrait être l’occasion pour adultes et enfants de se connaître un peu mieux. Ça devrait être l’anti-Walt Disney, et comporter un peu plus de responsabilité. En ce qui concerne la forme, j’ai cherché une forme épique. Mais, vous l’avez peut-être remarqué, nous avons utilisé tous les moyens et les mécanismes du cinéma commercial, pour les gauchir, les renverser et les jeter à la face des jeunes et moins jeunes, sans pitié. Et - je le dis avec une grande humilité - dans une tradition théâtrale devant laquelle nous nous sentons de grands enfants.

J.C. : J’ai pensé à celle de Guignol ?

L .D. F. : Non, celle de Bertolt Brecht. Pendant le tournage, une fois rentrés chez nous, nous écoutions ses disques, en allemand. Je ne comprends pas l’allemand, mais c’est une question de rythme.

Cecilia Mangini : Vous savez Lotte Lenya, Gisela May.

L.D.F. : C’est une question de langage, de dureté. Pour les scènes dédiées aux militaires, aux hommes de la super-bombe, nous avons suivi cette leçon pour le texte et la musique. Mais pour les enfants l’expérience a été très différente. Je suis romain, fils de militaire, mon père a fait toutes les guerres italiennes, toutes perdues.


 

C.M. : Il y a eu quand même la Libye ?

L.D.F. : Comme les militaires italiens étaient peu payés j’ai passé mon enfance dans des quartiers petits-bourgeois populaires. Je me suis bagarré avec d’autres enfants. J’aime beaucoup les premiers romans de Pasolini comme Ragazzi di vita. Ce sont des choses que j’ai vécues et mes premiers courts métrages étaient dédiés aux enfants de la banlieue romaine (1) Pour revenir aux questions de forme j’ai pensé qu’il fallait faire en sorte que les enfants jouent leur propre expérience. Nous n’avons pris qu’un seul professionnel Pastica, le petit blond au pantalon rouge.

C.M. : C’est un Sicilien, venu à Rome avec la grande immigration prolétarienne. Il avait joué dans un film et repris après sa situation d’enfant pauvre. Il mendiait devant l’église. Nous l’avons retrouvé parce qu’il avait un visage intéressant. Pour les autres, on a cherché dans la banlieue, les familles, les écoles.


 


 


 

L.D.F. : L’autre source, c’est un auteur que nous aimons beaucoup : Jean Vigo. L’arrivée de l’Excellence en nain, c’est une citation, un hommage. Et le courage de citer, ça vient aussi de lui : vous savez ce maître dans Zéro de conduite qui imite Chaplin.

J.C. : Il y a aussi cette galerie de guignol à la fin du film et cette représentation typique des personnages négatifs qui rappelle Guignol.

C.M.  : Mais nous n’avons pas cette tradition de Guignol, le théâtre populaire italien, c’est autre chose.


 

L.D.F. : Jean Vigo, c’est un géant. Nous avons vu dix fois tous ses films, nous les aimons pour leur anarchisme positif, ce sentiment libérateur qui reste absent des films de nos metteurs en scène communistes. Je ne suis pas anarchiste, mais il faudrait passer ses films dans toutes nos écoles. Je relie Jean Vigo au surréalisme français. Malgré le maniérisme dans lequel il est tombé, le surréalisme a été libérateur, non-conformiste, a opéré une rupture avec le passé, en le griffant, en le ridiculisant, en le démasquant, en le couvrant d’insolences. C’est cette gaieté et cette fantaisie qui sont révolutionnaires. C’est la ligne de Jean Vigo.


 

J.C. : Et ça explique le sentiment libérateur que dégage votre film. Pour les adultes qui sont tellement tendus et anxieux, on le sent aux séances. Mais pour les enfants ça doit être différent ? Ils doivent être de plain-pied avec le film ?

C.M. : On ne peut pas séparer enfants et adultes, Jean Vigo ne le faisait pas. Son film n’était pas pour les enfants.

J.C. : Quels ont été vos rapports avec les enfants acteurs pendant le tournage ?

C.M. : Il y a eu une période de rodage. On a fait des essais. Au départ, ils ont été très heureux à l’idée de tourner dans un film. Mais ensuite, ça devient un travail très sérieux. Il a fallu une semaine, dix jours pour qu’ils comprennent ce qu’on attendait d’eux. Ils se sont habitués à ce monstre qu’est la caméra. Une fois que Lino a eu gagné leur confiance ils sont devenus eux-mêmes. Peu d’improvisation, le scénario était très précis. Dans quelques cas nous avons introduit leurs propres trouvailles. Vous vous rappelez l’apparition de la Perrego en botte, fourrure, perruque, etc. L’un dit : "C’est une princesse", et l’autre dit "Non, c’est une femme", ça c’est d’eux (2).

L.D.F. : Il y a des aspects négatifs ; ils travaillaient beaucoup et ils se fatiguaient, chahutaient, nous injuriaient, ils se bagarraient quand ils ne tournaient pas, entre eux et avec l’équipe. Ils inventaient des jeux.

C.M. : Comme mettre des pierres sur les rails du travelling pour voir ce qui allait se passer. Ça été le chaos.


 

J.C. : Il y avait beaucoup d’enfants ?

L.D.F. : 250 pour la scène de guerre et des bombes, 250 qui couraient entre les explosions. Diriger 250 enfants, ce n’est pas un problème de création, mais de résistance physique. Je pense que les enfants jouaient comme les professionnels adultes. Dans la scène des W.C. entre Spadino et le général, l’enfant est à la hauteur de Paolo Villagio.

C.M. : La petite fille avait des réactions très différentes de celles des garçons. Eux étaient très impressionnés de jouer avec des acteurs, avec Didi Perego qui jouait alors dans un feuilleton très suivi par les enfants. La petite, elle se fichait des acteurs, elle ne s’intéressait qu’au metteur en scène. Dans la scène de l’hélicoptère, le garçon avait vraiment peur, il s’est senti mal. Elle lui disait : "Eh bien, l’hélicoptère va nous casser la tête". Elle était formidable. Comme il était bouleversé, elle lui a laissé tous les gâteaux à manger.


 


 

J.C. : Le chocolat c’était du vrai ?

L.D.F. : Le gâteau, c’était du polystirène. Les tartes à la crème, elles étaient des vraies. Quand les 150 enfants lançaient les tartes, ils en lançaient une et en mangeaient trois. Ils venaient nous dire : "J’en suis à ma treizième". Et ils s’amusaient, mais après des heures de travail, au soleil. Il y a eu aussi le début d’incendie.

C.M. : Un obus a mis le feu au polystirène, les enfants sont restés calmes parce que Lino est resté avec eux.

L.D.F. : Une expérience enthousiasmante, mais un peu lourde à porter.


 

C.M. : Et ils nous ont pris pour cible, les premières tartes, c’était pour les metteurs en scène. Je rentrais tous les soirs transformée en... cible : c’était moi.

J.C. : Comment avez-vous fait le saut de All’orrni siarn’ fascite (3) au Gâteau, c’est-à-dire du film de montage au film de fiction ?

L.D.F. : Vous savez avec un peu de sensibilité et un point de vue idéologique bien précis, on travaille aussi bien dans un genre que dans l’autre.

C.M. : Et dans un film de court métrage comme Gala sur l’inauguration de la saison lyrique à la Scala de Milan, il s’agissait déjà d’un document de style "grotesque".

L.D.F. : Nous l’avions sous-titré "Point de vue documenté".

J.C. : Vous travaillez ensemble ? Comment vous partagez-vous les tâches ?

C.M. : Quelquefois ensemble. Quelquefois on se partage les rôles, et on les échange. Pour Le Gâteau, j’ai travaillé au scénario et Lino a fait la mise en scène.

Propos recueillis Andrée Tournès
Journées démocratiques du cinéma de Venise, août-septembre 1973
Jeune Cinéma n°74, novembre 1973

* Cf. aussi la présentation du film et le débat avec le public, dans le contexte particulier des Journées démocratiques du cinéma de Venise, en 1973, année où la Mostra n’a pas eu lieu.

1. Les Ragazzi (Ragazzi di vita) de Pier Paolo Pasolini est paru pour la première fois en 1955 chez Garzanti à Milan.
Lino Del Fra et Cecilia Mangini ont réalisé une trentaine de courts métrages dont beaucoup sont des films consacrés aux enfants : films sur les enfants des borgate, sur l’école, et les classes de transition, sur les petits voleurs, sur les concours de chants pour enfants. Ils ont été ensemble les co-scénaristes de La Villegiatura de Marco Leto (1973).

2. Didi Perego, vedette très célèbre de la télévision italienne, joue, dans Le Gâteau, le rôle d’une présentatrice de marque de chocolat.

3. All’armi, siam fascisti de Lino Del Fra, Cecilia Mangini & Lino Miccichè (1962) est un documentaire d’archives 16 mm, avec un commentaire poétique sur l’expérience fasciste italienne (1911-1961), où figurent notamment Léon Blum, Gabriele D’Annunzio, Göring, Himmler, Hitler, Victor Emmanuel III, Lénine, Mussolini, Staline et Trotski. Avec des remerciements à Carlo Lizzani, Alessandro Blasetti, Joris Ivens.
C’est le premier des six films réalisés par Lino del Fra.


La Tarte volante (La torta in cielo). Réal : Lino Del Fra ; sc : L.D.F., Luigi De Santis, Cecilia Mangini, Gianni Rodari ; ph : Eliseo Caponera ; mont : Roberto Perpignani ; mu : Massimo Pradella. Int : Paolo Villaggio, Gaby André, Franco Fabrizi, Enzo Robutti, Didi Perego (Italie, 1973, 102 mn).



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