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Mannheim-Heidelberg 2005
publié le dimanche 21 décembre 2014

Mannheim-Heidelberg, 17-26 novembre 2005, 54e édition

par Lucien Logette et Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°302, avril-mai 2006

En 2005, le festival de Mannheim est devenu le festival de Mannheim-Heidelberg.

Voir le programme, les jurys et le palmarès

On peut reprendre sans les modifier les louanges adressées chaque année à l’Internationales Filmfestival : organisation sans faille (pas une seule des soixante projections quotidiennes ne commence en retard, de quoi faire rêver les participants à la Mostra vénitienne), grille des programmes assez astucieuse pour qu’aucun film n’échappe à l’amateur boulimique, convivialité générale (le public non badgé est admis partout, les conférences de presse sont des discussions avec la salle).

Malgré son âge vénérable (54e édition en novembre 2005), le Festival ne manifeste pas de signes de fatigue et persiste à chasser de façon généraliste en des terres lointaines : pas de thèmes, pas de nationalités privilégiés, que des premiers et seconds films choisis sous toutes les latitudes.

Conditions idéales pour les curieux : les surprises, bonnes le plus souvent, étaient cette année encore au rendez-vous.

Nous nous félicitions dans notre dernier compte rendu (n° 298-299, automne 2005) de la qualité de la moisson scandinave.

Elle fut cette fois-ci simplement honnête, avec deux bons produits (Krama mig de Kristina Hulme, Suède, et Monstertorsdag de Arild Østin Ommundsen, Norvège), et une catastrophe finlandaise (Kukkia ja sidontaä de Janne Kuusi), que l’on évoque simplement pour en détourner le lecteur au cas improbable où le film atteindrait nos salles.

Aucun film danois, aucun venu des pays baltes, c’est donc ailleurs qu’il fallut chercher notre provende.
Et, à l’inverse de la tendance, pas du côté de l’Orient extrême, le seul film présenté (Bride of Silence de Doan Minh Phuong & Doan Thanh Nghia, Vietnam) associant à d’indéniables qualités formelles trop de pièges à destination des cultureux occidentaux, la descente du Mékong au son de Bach n’en étant qu’un exemple.

Les découvertes vinrent de l’Europe du Sud-Est, Roumanie et Balkans.

Kontakt, remarquable film du Macédonien Sergej Stanojkovski, est un beau film d’amour sous le signe du bizarre.
Un bizarre dédoublé, relevant d’une part de l’imagination avec ses deux personnages antithétiques qui se rencontrent : une jeune fille de la bourgeoisie, apathique, enfermée dans un hôpital psychiatrique, et un gros cogneur, ex-gibier de prison.

L’autre élément bizarre relève du contexte, les séquelles des divisions de l’ex-Yougoslavie. La prison fait face à l’hôpital, pour éviter la première, criminels de guerre et autres profiteurs se cachent dans l’autre. Le ton du film est changeant, on passe du grotesque au tragique, de péripéties joyeuses et peu croyables à la dénonciation de l’enfermement psychiatrique et ses fausses techniques à la page. Le lent rapprochement du criminel sympathique et de la victime d’une conjuration familiale commence en comédie à l’américaine, le fille harcelant le gros rustaud renfermé, et passe à l’émotion délicate et intense.
Stanojkovski pour son premier long métrage allie la finesse tendre de l’école de Prague et l’énergie dure du cinéma balkanique.

Tuning, d’Igor Sterck (Slovénie) décrocha le Grand Prix, ce qui n’est que justice.
Le film ne fait pourtant rien pour séduire les jurys : très court (71 mn), très lisse, progressant par scènes dépourvues d’acmé, accumulant l’allusion et l’esquisse plutôt que la description, il demande attention pour que la petite musique qui semble son registre atteigne la couleur du tragique.
Cette histoire de la crise de la quarantaine chez un couple de la middle class de Ljubljana n’a rien de neuf.
Lui, cadre supérieur, un peu lâche, un peu coincé, aime sa femme, la trompe un peu avec des professionnelles, surveille ses filles avec amour. Elle, éditrice, parfois aimante, parfois hystérique, en perdition devant le temps qui passe, paumée mais digne, est saisie, sans illusions, par le démon de midi.
On pourrait croire que l’on atteint le dernier degré du scénario bourgeois, une sorte de Claude Berri slovène. En réalité, tout passe superbement. Sterck filme ses personnages au plus près, saisit avec infiniment de justesse leur
trouble pas si dérisoire et leur offre une dimension assez rare pour étonner les spectateurs les plus blasés.

Sto ja Iva snimila 21 listopeda 2003 (Ce qu’Iva a filmé le 21 octobre 2003) de Tamislav Radic (Croatie) fonctionne sur un dispositif - pourquoi pas, puisqu’il le fait parfaitement.
Iva a eu pour son anniversaire un caméscope et elle en profite pour filmer en continu la famille réunie en ce beau jour : préparation du repas, attente du client allemand du père, arrivée de l’oncle, repas raté, rattrapage au restaurant, retour à la maison, le tout abondamment ponctué de disputes saignantes.
Sous l’œil candide se tissent le drame, les échecs, les petites saloperies, le grand déballage des haines recuites et du mépris accumulé. Et Iva filme sans fin la façade familiale lézardée. Faux-docu-vrai-ciné, cela pourrait passer pour un film Dogma, s’il n’était aussi réussi.

Ryna de Ruxandra Zenide (Roumanie) nous propose Dorotheea Petre, adolescente garçonne, cheveux ébouriffés et salopette de mécano, qui illumine, dans le rôle-titre (Prix spécial et Prix d’interprétation).
Elle est absolument épatante en fille, non de paysan, mais de garagiste du Danube, escroc à la petite semaine et tyran domestique. Le décor, village du delta, les personnages, du semi-lumpen au maire digne des temps de Ceausescu, en passant par le médecin français sans frontières, l’argument, tout renvoie par la justesse de la vision aux grands anciens du "jeune cinéma" tchèque ou polonais.

Les deux films israéliens programmés représentaient le meilleur et le moins bon.
Ne gardons que le premier, Year Zero de Joseph Pitchhadze), entremêlement altmanien de personnages passionnants qui vont tous se croiser, en s’ignorant parfois même si le Fatum les guide, au long des 120 minutes.
L’agent immobilier, la productrice de radio, l’étudiante en sociologie, le disquaire ex-punk, l’aveugle abonné au vidéo-club, le mafieux revenu au pays, chacun est remarquablement typé et le mouvement brownien qui les anime jamais gratuit. Intelligent et allusif, le film se conclut sur un drame affreux, sans pathos ni attendrissement. Chapeau bas.

Carrément plus à l’Ouest, le cinéma latino-américain nous a apporté au moins trois bons titres et un assez affligeant.
L’affligeant venait du Mexique (Al otro lado de Gustavo Loza), éprouvante guimauve sur le terrible destin de quelques enfants du Tiers-Monde, qui, au lieu de nous émouvoir, ne donnait envie que d’appliquer la modeste proposition swiftienne de se débarrasser des petits pauvres en les mangeant.

Parmi les trois bons, un argentin, et deux chiliens.

Un minuto de silencio de Roberto Maiocco retrace les tribulations d’une famille ouvrière réduite sans allocations au chômage.
Sur les conseils de son collègue, Ernesto installe femme et enfants sur un terrain vague dans une cabane déglinguée : ça ne coûte rien et on n’a pas d’impôts. Pas d’électricité, pas d’eau, un long chemin vers la ville, peu importe, la morale d’Ernesto est claire : moins on a, moins on a besoin.
La mère et les enfants ne sont pas convaincus. Le film joue sur de bons gags, Ernesto paye de sa personne en enfant de chœur chez son ami curé, en clown dans un cirque. Il a la bouche rieuse et les yeux angoissés. Le film aussi passe de l’utopie au désespoir. Le finale, la réalisation d’un ancien rêve, passer un week-end à la mer grâce à son collègue et son vieux camion, est sans doute onirique. Le malheur d’une famille et son courage renvoie à la situation désolante d’une Argentine pillée puis abandonnée par son gouvernement et ses banques.

En la cama de Mathias Bize reprend la gageure du film de Michel Deville Nuit d’été en ville, en filmant en temps apparemment réel un couple de rencontre dans un lit : sexe, abondant, et conversation, tout autant. Ce pourrait être insupportable si l’on était chez Catherine Breillat, mais nous n’y sommes pas et l’habileté du réalisateur et la beauté des partenaires font de ces 85 minutes un plaisir pour l’intelligence et les sens.

Play de Alicia Scherson) est un grand "petit film", très intrigant, et empli d’un charme qui tient à l’approche sans clichés de ses trois personnages à la dérive, à la manière très simple et juste de filmer Santiago, à l’incongruité naturelle des situations. L’inspiration et la tonalité évoquent, plus que Pablo Trapero ou Lucrecia Martel, les voisins uruguayens Rebella et Stoll et leur Whisky. On se souviendra longtemps du regard sur la ville inconnue de Cristina (Viviana Herrera), de ses naïvetés et de ses franchises.

Retour en Europe avec un programme allemand

Off Screen de Peter Kruipers relève d’un fait divers. En mars 2002, un conducteur de bus, John R., prit en otages les employés de la Tour Rembrandt, à Amsterdam, exigeant de parler au directeur de Philips. Puis se tua.
Peter Kruipers part de cet incident et reconstitue le passé plausible du preneur d’otages, créant un personnage extraordinaire entraîné dans une série cohérente de causes à effets, menant à l’acte dément. C’est un champion de jeux télévisés, un maniaque du rangement et des dossiers, un gardien têtu des règles, un solitaire refusant la retraite anticipée. À mi-chemin du récit, un accident de voiture inaugure la chaîne des conséquences : John secoure un inconnu, qui oublie une valise contenant les dossiers que John a envoyés au directeur de Philips ; une dénonciation des manipulations secrètes des possesseurs d’écrans de la marque… La suite, qui reste à découvrir, dérive vers l’onirique. Toute la force et la conviction du film relève du jeu stupéfiant de Jan Declair, qui, dans son impassibilité et sa monotonie, porte un personnage géant qui abaisse tous les autres au niveau de pauvres types.

Die blaue Zone de Till Franzen, élève de Lars von Trier, est situé à Flensburg, une petite ville frontière entre le Danemark et l’Allemagne.
Une phrase de Luigi Malerba cite une fable asiatique selon laquelle, dans les temps anciens, les morts coexistaient avec les vivants. Ils ont encore parfois le droit de rencontrer des vivants dans la zone dite bleue.
Deux flashs dans le prégénérique montrent un homme à terre, découvert par un jeune homme, puis un cercueil au cimetière. Tout est donné au départ ; nous allons suivre le trajet du jeune homme qui cherche son grand-père à Flensburg et tente de retrouver de l’autre côté l’autre moitié de la famille.
Le film de Franzen entrelace sa quête où miroirs, rêves, et rencontres dans la Zone bleue servent de vases communicants. Mais la frontière réelle, entre Allemagne et Danemark, oppose un policier agité à ses sous-fifres, dont il découvrent les et le littoral de Flensdorf. Une histoire d’amour, un inceste, une réconciliation. Le film le plus énigmatique et troublant du festival.

Blaue Zone faisait partie d’un programme allemand, présenté cet été à Ludwigshafen, très suivi par le public. On a pu y voir Gespenster de Christian Petzold, et Durchfahrtsland de Alessandra Selle, déjà projetés à Berlin.

SommerHunde Söhne de Cyril Tusschi est une comédie : un jeunot discipliné en attente de ses parents est kidnappé par un fugitif hagard, qui s’empare du camion des parents pour échapper à des mafieux. Une course poursuite à travers l’Europe s’arrête au Maroc. On pense au duo du Sorpasso sans la tragédie finale.

Glut de Fred Kelemen est un film en noir et blanc qui frise l’expérimental.
Un homme, la nuit, assiste au suicide d’une inconnue. Recueillant son sac avec adresses, photos, lettres et journal, il s’introduit dans la vie de la disparue, se sent impliqué dans son passé, revit à sa place des sentiments, des jalousies, des scènes de séparations. Un sujet inquiétant, presque sans paroles, traité avec un réalisme sec. L’auteur est un élève de Bela Tarr, né en Hongrie et vivant à Berlin.

Netto de Robert Thalmein fait se rencontrer un "ossie" de Berlin, un perdant égaré depuis la chute du Mur, sans ressources et alcoolique, avec son jeune fils, un battant, lui, de 15 ans qui va tenter de faire de son père un bourgeois à la page. Habits neufs, coiffure, cynisme, le père se laisse transformer mais finalement… Le film, à tout petit budget, a été tourné en dix jours à l’atelier de cinéma de Rosa von Praunheim et bien accueilli par le public.

Le plus beau film

Mais le plus beau film selon notre cœur, qu’il conviendra d’exalter dans le détail lorsqu’il parviendra sur nos écrans (car il est impensable que cela ne soit pas), fut celui, belge, d’Olivier Smolders, Nuit noire, premier long métrage après des courts mémorables (Adoration, Mort à Vignoles).
On y trouve tout, le réel et l’irréel, le passé et la mort, le fantasme et la culpabilité, l’héritage superbement intégré et restitué des grands surréalistes wallons, Mariën, Nougé, Servais (Max), Delvaux (Paul et André). Un régal.

Lucien Logette & Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°302, avril-mai 2006

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