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Bertolucci secondo il cinema (1976) (e)
Rencontre avec Gianni Amelio
publié le mercredi 30 juin 2021

Dialogue avec Bernardo Bertolucci (mars 1976)
Jeune Cinéma n°95, mai-juin 1976

et

Follow the music...
par Gianni Amelio


 


Il s’est écoulé presque un an depuis le début du tournage de Novecento, et il n’est pas encore terminé.
Le 26 avril 1975, on tourne - et ce n’est peut-être pas un hasard - une scène qui se déroule le même jour, trente ans auparavant, le 25 avril 1945, jour de la Libération.
On tourne aux Piacentines, dans la cour des Delco, le procès que les paysans menés par Olmo (Gérard Depardieu) font au propriétaire Alfredo Berlinghieri (Robert de Niro). Bernardo Bertolucci tourne un plan filmé à la dolly, et a pris la place de l’opérateur.
Gianni Amelio suit l’énorme tournage pour un documentaire-reportage. Il interroge Bernardo Bertolucci. L’entretien conclura son documentaire. La maison de production, la Daria Cinematografica, a offert à Jeune Cinéma la séquence de la fin du film.
Et Gianni Amelio se souvient.

Bertolucci secondo il cinema, a été diffusé sur la RAI2, le 28 février 1976.

J.C.


Follow the music...
par Gianni Amelio

L’image la plus belle n’a pas été fixée par la caméra. C’était le mois de juillet d’il y a deux ans et Bernardo Bertolucci venait à peine de commencer le tournage de son film. J’étais allé le voir pour lui proposer mon documentaire et, par une chaleur torride de début d’après-midi, je m’avançais dans la campagne de la vallée du Pô.
Pour conduire au plateau, perdu parmi les peupliers, la production avait mis des panneaux indicateurs avec un numéro : 1900. Mais, malgré cela, je finis par me perdre dans un labyrinthe de sentiers qu’aucune automobile n’avait peut-être jamais parcourus. Je ne voyais personne à l’horizon et n’entendais aucun bruit étranger à la campagne. Rien ne signalait la présence, en général si bruyante et pittoresque, d’une équipe cinématographique.

Finalement, au loin j’aperçus quelqu’un : un vieux paysan qui marchait sur le bord du sentier en fauchant l’herbe de temps en temps pour se frayer un chemin. Voilà, me dis-je avec un soupir de soulagement, quelqu’un d’ici qui m’indiquera le chemin. Je me dirigeai vers lui et m’arrêtai en le plongeant malgré moi dans un nuage de poussière levé par les roues de ma voiture. "Je vous demande pardon, lui dis-je, sauriez-vous par hasard où l’on tourne un film dans les parages ?...".
Le vieux me regarda sans répondre. Je le regardai aussi et lui reposai la question. Ce fut alors que je le reconnus non pas au visage, mais à la grimace qui marqua son regard avant qu’il ne dit : "Sorry, I don’t understand...". C’était Sterling Hayden !


 

J’entrais dans le film de Bernado Bertolucci de la façon la plus inattendue, mais peut-être la plus normale. Voilà que Novecento me montrait son côté le plus vrai, brûlant en quelques instants mes émotions de cinéphile... Johnny Guitar descendait à jamais de cheval, étant plus vrai qu’un véritable paysan de la plaine du Pô.
"Je cherche Bertolucci et l’endroit où il tourne", lui redemandais-je en anglais et il me répondit en indiquant de son bâton un coin touffu du bois : "Follow the music", Suivez la musique !...
Je me dirigeais le long du sentier et dans mon rétroviseur je le vis reprendre sa promenade solitaire. Un son d’ocarinas, vieux instruments des paysans du Pô, parvint à mes oreilles. Peu après j’entendis une valse. Derrière l’herbe haute, au-delà des tournants de l’allée, j’aperçus des réflecteurs, grues, travellings, micro-phones, techniciens et figurants... le film prenait vie dans ses lieux naturels en se camouflant parmi les choses qu’il allait faire renaître sur l’écran.


 

Pourquoi je raconte cet épisode et je n’essaie pas d’expliquer le sens de mon expérience en tournant Bertolucci secondo il cinema  ? Bien que l’ayant suivi de près durant son très long tournage, je ne sais pas encore m’imaginer ce qu’est Novecento achevé. La chose la plus vraie, c’est justement Sterling Hayden qui me l’a avouée : "Aucun de nous ne peut dire encore ce qu’est ce film. Il faut le demander à Bernardo Bertolucci. Lui seulement peut le dire".

Gianni Amelio
Jeune Cinéma n°95, mai-juin 1976


Assistant réalisateur : Moteur !
Bernardo Bertolucci : Départ.
Assistant réalisateur : Un.
Bernardo Bertolucci : Travelling !
(Les acteurs jouent leur scène.)
Bernardo Bertolucci  : Stop !... Génial !... Magnifique !... On entend... La plus belle !... Cette photo-ci en couleur Suzanne !... Comment se fait-il que je voyais en allant vers l’avant ?
Une voix : Contrôle ! Contrôle de la caméra s’il vous plaît.
Une voix : C’est le premier plan que tu tournes seul dans le film ?
Bernardo Bertolucci : Oui, et aussi le dernier. Je l’ai tourné uniquement pour le documentaire de Gianni Amelio. Alors, tu voulais me poser des questions ? Vas-y !

Gianni Amelio : Pourquoi portes-tu ce truc ? (Il touche un bandeau que Bertolucci porte au front à la manière des Indiens.)

Bernardo Bertolucci  : Ça ? C’est pour ressembler à Cochise !. Non, c’est qu’hier soir je me suis cogné la tête contre une porte en verre. Tu sais, une de ces scènes qu’on trouve dans les films comiques : un type marche tranquillement, tout à coup il se cogne contre une porte et tout le monde rit. Moi, je n’ai pas ri parce que je me suis esquinté le front. Mais la fin d’un film, c’est un moment assez dur, la fin d’un film... c’est-à-dire... c’est l’inconscient qui se rebelle... de manière violente. Par exemple, il y a une vingtaine de jours j’ai commencé à avoir des vertiges et je ne comprenais pas ce que c’était. La compagnie d’assurance du film m’a envoyé me faire examiner par tous les spécialistes possibles et on n’arrivait pas à trouver. J’ai fait faire des analyses en tout genre, et finalement, je me suis aperçu, en allant à la projection pour choisir les matériaux, que je voyais double. Alors, j’ai couru chez l’oculiste, et j’avais une petite parésie à un nerf de l’œil droit, je ne sais pas ce que c’était, et c’est comme ça que j’ai pris une belle bande noire que j’ai portée pendant trois ou quatre jours.


 

G.A. : Comme Raoul Walsh...

B.B. : Oui, comme Raoul Walsh, comme John Ford, comme Fritz Lang et aussi, je crois, comme j’ai vu sur une photo de Jean Renoir... Tu vois, l’inconscient est sans pitié parce que quand il veut se rebeller ou se venger de quelque chose, il choisit toujours le point le plus adapté pour l’abîmer, dans ce cas-ci, l’œil qui regarde dans la caméra.

G.A. : Le film est déjà fini... presque fini ?

B.B. : Tu sais ce que c’est quand on finit un film... Des rapports très étroits, très intimes, et même souvent violents, oui, ça va très profond. Donald est à Los Angelès, Laura est à Rome, Dominique est à Paris. Je dois dire que je vois souvent des morts vivants parce que beaucoup des Dalco habitent précisément ici, aux Piacentine et je les retrouve autour de moi, vivants, et qui tournent encore... Ce sont les plus fidèles au film.

G.A. : Comment finit ce film ?

B.B. : Ça été un grand problème depuis le moment où nous avons commencé à écrire le scénario, et aussi pendant les prises de vue, le finale du film. Et pourtant maintenant, je suis obligé de finir, et donc, j’ai du prendre une décision. La fin narrative est le 25 avril 1945, le jour de la Libération. C’est ce que nous tournons en ce moment, avec cette utopie en plein déchaînement des paysans, une utopie délirante mais prophétique, avec tout ce qu’il y a toujours de vrai dans les utopies. Et ça, c’est la fin narrative, si on peut dire. Mais il y a une fin émotionnelle aussi, qui ne peut pas être narrative. C’est-à-dire que la difficulté c’est d’ajouter un finale au film, parce que j’ai toujours pensé que ça serait plaqué, ajouté, à la fin. J’ai pensé que ce finale devait être absolument lyrique, c’est-à-dire pas réaliste, réel oui, mais pas réaliste. Mais je ne peux pas te le raconter. Imagine un gouffre, le gouffre du temps, et aussi celui de l’idéologie, qui engloutit tout d’un coup tout le monde, tous ceux qui sont présents ici le 25 avril, dans la cour. Je voudrais qu’il donne le vertige, ce finale. Mais je voudrais aussi qu’il soit ouvert, comme peut l’être un finale lyrique, qu’il soit ouvert. Je voudrais finir sur la nature, sur la campagne, je voudrais finir tout près, sur les champs qui recommencent à fleurir, sur la terre... C’est-à-dire que je voudrais un finale... optimiste à la manière stalinienne !


 

G.A. : Quelle est ton idée du cinéma en ce moment... après un film qui a été le plus long, le plus absorbant de ceux que tu as faits ?

B.B. : Mon idée du cinéma a toujours été en évolution. Qui n’aime pas mes films, dirait peut-être en involution. Mais mon idée du cinéma est ce qu’a dit une fois Jean Renoir, on en a déjà peut-être parlé. Une grande machine où tout est préétabli, mais où, tout d’un coup, la réalité pénètre par une porte que tu as laissée ouverte exprès et violente ce qui était préétabli. Comme le chant de ces figurants qui sont allés manger et qui arrive ici par bouffées, et qui est parfait comme si on l’avait ajouté au mixage. C’est-à-dire l’improvisation, le hasard, la préméditation totale mêlés de manière intime, avec les émotions, comme disait Samuel Fuller.


 


 

G.A. : Je ne sais comment finir ce documentaire sur toi.

B.B. : Mais comment est venue l’idée de ce documentaire ?

G.A. : Je ne sais pas.

B.B. : Tu es parti avec des idées très précises mais je crois que, encore une fois, le hasard a joué un grand rôle.

G.A. : Je crois que je finirai en rappelant un moment, la fin de tournage d’un jour, pendant qu’on tourne la scène de la batteuse, ici aux Piacentine. Tu te rappelles, quand Attila monte sur la charrette ?

B.B. : Oui, il y a trente-cinq ans...

G.A. : Les femmes lançaient le grain. Tu as pris la place d’Attila et les femmes ont jeté le grain sur toi.

B.B. : Tu veux dire, tu veux parler de l’identification, ou du masochisme, ou de quoi ?

G.A. : Je ne le sais pas.

B.B. : Oui, oui. Plus les choses sont énigmatiques et plus elles sont belles... plus elles sont mystérieuses et plus elles sont bouleversantes !

Propos recueillis par Gianni Amelio
Jeune Cinéma n°95, mai-juin 1976

Cf. aussi :

* Conférence de presse de Bernardo Bertolucci, Cannes 1976, Jeune Cinéma n°95, mai-juin 1976.

* "1900 (Novecento)", in Jeune Cinéma n°96, été 1976.


* Bertolucci secondo il cinema. Réal : Gianni Amelio ; ph : Renato Tafuri ; mont : Sergio Nuti ; son : Adriano Taloni, Remo Ugolinelli, Corrado Volpicelli
Int : Bernardo Bertolucci, Giuseppe Bertolucci, Robert De Niro, Gérard Depardieu, Sterling Hayden, Burt Lancaster, Dominique Sanda, Stefania Sandrelli, Vittorio Storaro, Donald Sutherland (Italie, 1975, 62 mn). Documentaire.

* 1900 (Novecento). Réal : Bernardo Bertolucci ; sc : B.B., Franco Arcalli & Giuseppe Bertolucci ; ph : Vittorio Storaro ; mont : Franco Arcalli ; mu : Ennio Morricone ; cost : Gitt Magrini. Int : Robert De Niro, Gérard Depardieu, Dominique Sanda, Francesca Bertini, Laura Betti, Stefania Sandrelli, Alida Valli, Donald Sutherland, Burt Lancaster, Werner Bruhns, Sterling Hayden, Stefania Casini, José Quaglio (Italie, 1976, 317 mn).



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