Rencontre avec Vojtěch Jasný (1925-2019)
À propos du Un jour, un chat... (1963)
Jeune Cinéma n°3-4, décembre 1964-janvier 1965
Qui a enlevé le chat magique ? En 1963, le film de Vojtěch Jasny, Un jour, un chat… révélait enfin au Festival de Cannes l’existence et la qualité du cinéma tchèque.
Un an et demi s’est écoulé : Le Chat a triomphé dans de nombreux pays. Cela a été, dit-on à Prague, la meilleure "affaire" du cinéma tchécoslovaque depuis qu’il existe.
Bien qu’un festival français ait consacré la valeur du film, le public français n’en a pas profité. Et bientôt peut-être le Prix spécial de Cannes sera oublié. On se demande qui tient captif le chat magique une deuxième fois. Car dans le film, il est enlevé une première fois.
Un jour, un chat... met en scène un chat à lunettes que montre une troupe de forains, pour laquelle Jan Werich joue le tôle de directeur. Quand on retire les lunettes du chat, la lumière irradiée par ses yeux donne à chacun des villageois, la couleur de sa vérité : les amoureux deviennent rouges, mais les voleurs gris, les hypocrites violets, les adultères jaunes. Bien entendu, un tel animal est intolérable.
Le directeur d’école, spécialisé dans l’empaillage d’animaux, se charge de le faire disparaître. Mais le chat magique est sauvé par la révolte des enfants - une révolte un peu à la Zéro de Conduite - aidés par le jeune instituteur et le vieux sage du village, joué par un Jan Werich dédoublé. Il est facile d’imaginer le parti que Vojtěch Jasny a pu tirer d’une telle idée aussi bien sur le plan plastique que sur celui d’un contenu critique.
Cet entretien entre Vojtěch Jasny et Pierre Philippe est paru dans le Bulletin d’information du cinéma tchécoslovaque (1963).
J.D.
Pierre Philippe : Avez-vous conçu ce film comme une comédie, une féerie, un ballet ou même un opéra ?
Vojtěch Jasný : Justement, tout cela à la fois, mais c’est avant tout une sorte de conte philosophique utile à notre temps. Je voudrais dire que le mensonge, l’hypocrisie, rongent le monde et le ruinent. Et cela aussi bien dans le camps socialiste.
P.P. : Comment l’idée de ce scénario vous est-elle venue ?
V.J. : Après Touha, je suis tombé malade et j’ai eu le temps de réfléchir. J’ai pensé d’abord à réutiliser le jeune garçon de la première partie du film. Je voyais déjà un gamin et un chat. Ensuite, l’idée de la ville, de notre société, s’est vite imposée, Tout de suite sont venus le directeur-empailleur et l’instituteur ami des bêtes, la satire. La couleur n’intervenait pas encore. Puis j’ai trouvé l’histoire des comédiens.
Au bout d’un an, Jiri Brdecka a commencé à collaborer avec moi. Mais ce n’est qu’au bout de trois ans que l’idée des colorations de personnages m’est venue, par hasard. C’était évidemment très séduisant, mais très délicat à réaliser. Ce n’est qu’après Le Pèlerinage à la Vierge que nous avons commencé les essais pour la couleur. Cela a été long et difficile, car je ne voulais pas seulement que les acteurs soient peints d’une façon monochrome, je voulais encore qu’ils irradient. Finalement, avec Jaroslav Kucera, mon opérateur, nous y sommes parvenus en faisant jouer trois éléments : le maquillage, la lumière et un objectif spécial. En comparant nos premiers essais et les résultats finaux, je me suis dit que cette longue attente, assez irritante, n’avait pas été une si mauvaise chose. (1)
P.P. : C’est un conte, disiez-vous, un conte en couleurs et en cinémascope. N’avez-vous pas été tenté d’en faire un film "à costumes" ?
V.J. : Non, jamais. J’ai voulu que ce soit un film d’aujourd’hui, qui traite nos problèmes immédiats. Mais ce n’est pas un film de circonstance, et je pense que sa morale est valable pour tous les pays, tous les régimes. Finalement, on retrouve toujours les mêmes caractères.
P.P. : Tous vos films, à part J’ai survécu à ma mort (2) traitent en effet de sujets strictement contemporains et situés.
V.J. : C’est que je préfère faire ce genre de films. Je ne peux bien traiter que les sujets que je connais bien, qui sont proches de moi. Je ne peux parler bien que de ce que j’aime. Peut-être ai-je ainsi des chances de toucher aussi des problèmes éternels.
P.P. : Il est à noter que vous voilà passé du réalisme strict des Nuits de septembre au ciné-ballet. (3)
V.J. : J’aime le spectacle. Quand j’étais enfant, je voulais devenir metteur en scène d’opérettes à Vienne. Avec Un jour, un chat…, je voudrais avoir réussi à équilibrer la satire et le lyrisme, comme je l’avais déjà un peu fait dans Touha. Mon projet le plus immédiat ira plus loin encore dans cette voie, et je voudrais ensuite revenir à des choses plus "sérieuses", à supposer que la satire ne soit pas un genre sérieux. Je suis persuadé qu’on peut dire plus et mieux en usant de la parabole. Un jour, un chat… est d’une certaine manière la forme la plus ouverte et la plus extrême de la critique.
P.P. : Mais vous vous écartez des traditions de votre cinéma. Avez-vous eu des modèles, des motifs d’inspiration ?
V.J. : Non. Je n’ai pensé à rien d’existant lorsque j’ai préparé et tourné le film. Évidemment, j’aime infiniment Miracle à Milan (4) et les films de René Clair.
P.P. : "Clair", qui se traduit en tchèque par "Jasný", n’est-ce pas ? (5)
V.J. : Mais je ne connais hélas à peu près rien du musical américain, sauf West Side Story (6) que j’ai vu au théâtre à Londres. J’ai vu ensuite le film, mais le mien était déjà terminé. Mon rêve serait d’aller étudier la question aux USA. Les influences ne sont pas visibles dans Un jour, un chat… mais c’est vrai que tout a déjà été fait, que tout existe. J’ai vu récemment des toiles de Marc Chagall avec des femmes rouges et violettes qui planent, comme dans mon film.
P.P. : Finalement, comment résumeriez-vous cette tentative, composée tant sur le plan des idées que sur celui du style ?
V.J. : Je dirais, comme le dit dans le film Robert l’instituteur, que la meilleure chose au monde est l’amitié, la sincérité. Résumer ce que j’ai mis dans Un jour, un chat… n’est guère facile puisqu’on y trouve justement des recherches contradictoires : film-combattant, film-divertissement. C’est aussi un film de symboles et d’allégories tout en étant, j’y tiens, un film de caractères. Il n’y a pas là de caricature ni d’outrance au-delà de leur signification allégorique, mes personnages existent dans notre société.
P.P. : Film-combattant, disiez-vous…
V.J. : Oui, c’est ma modeste contribution à un combat difficile et nécessaire, difficile et nécessaire comme la démocratie. Nous sommes environnés de directeurs d’école qui ne rêvent que de tuer les cigognes et dont la couleur, si jamais mon chat venait à les fixer, ne pourrait être définie tant ils passent, selon le vent, de l’une à l’autre, à la manière des caméléons. Ce sont nos ennemis car le socialisme ne peut se faire qu’avec sincérité et vérité.
Propos recueilis par Pierre Philippe
Jeune Cinéma n°3-4, décembre 1964-janvier 1965
*Cf. Un jour, un chat... (Az prijde kocour) de Vojtěch Jasný (1963), Jeune Cinéma en ligne directe.
1. Touha Désir de Vojtěch Jasný (1958), sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1959, a obtenu le Prix de la meilleure sélection, ex-æquo avec Le Songe d’une nuit d’été (Sen noci svatojanske) de Jiří Trnka.
Le film comporte quatre histoires, chacune située dans l’une des quatre saisons : O chlapci, který hledal konec sveta ; Lidé na zemi a hvezdy na nebi ; Andela ; Maminka. Il n’est jamais sorti en salles en France, non plus que Le Pèlerinage à la Vierge (Procesí k panence). Mais, après leur séjour en Tchécoslovaquie en janvier 1964, les représentants de la Fédération Jean-Vigo firent l’acquisition des deux films, et ils circulèrent dans les ciné-clubs.
Cf. Andrée Tournès, "La Fédération Jean-Vigo", Jeune Cinéma n°291, septembre-octobre 2004.
Cf. "Rencontre avec Vojtěch Jasný (1925-2019)" à propos du Pèlerinage à la Vierge (1961) et de Touha (1958), Jeune Cinéma n°3-4, décembre 1964.
2. J’ai survécu à ma mort (Prezil jsem svou smrt) (1960) est inédit en France.
3. Nuits de septembre (Zárijové noci) (1956) n’est sorti qu’en Tchécoslovaquie
4. Miracle à Milan (Miracolo a Milano) de Vittorio De Sica & Cesare Zavattini date de 1951 (Palme d’or au Festival de Cannes). Le film n’est pas sorti en Tchécoslovaquie, mais il est passé à la télévision en Europe de l’Est.
5. "Jasny" veut dire "brillant" en polonais, pas en tchèque.
6. West Side Story de Jerome Robbins & Robert Wise (1961) a remporté 10 Oscars.
Un jour, un chat... (Az prijde kocour). Réal : Vojtech Jasný ; sc : V.J., Jirí Brdecka & Jan Werich ; ph : Jaroslav Kucera ; mont : Jan Chaloupek ; mu : Svatopluk Havelka. Int : Jan Werich, Emília Vásáryová, Vlastimil Brodský, Jirí Sovák, Vladimír Mensík, Jirina Bohdalová, Karel Effa, Karel Effa, Alena Kreuzmannová, Stella Zázvorková, Jaroslav Mares, Václav Babka (Tchécoslovaquie, 1963, 91 mn).