par Henry Welsh
Jeune Cinéma n°116, février 1979
Sorties les mercredis 10 janvier 1979 et 23 mars 2022
Il aura fallu à Jacques Doillon trois années avant de pouvoir réaliser son dernier long métrage - trois années et un mécène pour que l’un des auteurs les plus intéressants du jeune cinéma français puisse tourner un film qui lui tenait à cœur.
Encore que La Femme qui pleure ne soit pas un film cher, tant s’en faut. Il est proprement incroyable qu’aucun producteur n’ait daigné s’intéresser à un film comme celui-là - une des réalisations les plus sensibles, les plus émouvantes qu’il nous ait été données de voir dans le cinéma français de ces dernières années.
La Femme qui pleure se situe dans un contexte cinématographique - que Jacques Doillon ou Philippe Condroyer (1) par exemple, ont contribué à créer - qui cherche à développer un style de cinéma qu’on a appelé cinéma de la quotidienneté, dont les thèmes ne seront plus des prétextes à l’évasion, mais au contraire puisés dans la vie, les situations banales de chacun, de chaque jour.
Loin de théoriser sur une situation sociale en général, ces films, en appuyant leur réflexion sur la présentation d’un cas précis, ont acquis une force de dénonciation et de contestation non négligeable. Qu’il s’agisse de l’oppression parentale avec La Coupe à dix francs, du problème du chômage avec Pour Clémence, d’une nouvelle forme de vie en commun avec Pourquoi pas, certains films français récents ont réussi à nous sensibiliser de manière presque affective à des problèmes qui autrement n’auraient donné lieu qu’à des analyses sèches et rébarbatives. (2)
Toutefois, il semble qu’aucun film n’a su par la précision, la justesse, le ton, le timbre, des dialogues, nous faire entrer dans une situation qui cependant est d’une intimité émouvante. Jacques Doillon répond à la question de la valeur autobiographique du film : "On ne fait pas de cinéma sans un minimum de recours autobiographique, mais ce film n’est pas non plus une espèce de journal intime... ou alors il s’agirait de ce qui pourrait constituer une partie d’un éventuel fond commun à mille autres journaux intimes". Dans cet esprit, La Femme qui pleure est pleinement réussi.
Dominique et Jacques vivent ensemble avec leur petite fille Lola. Seulement Jacques est tombé amoureux de Haydée et décide de vivre avec elle. Par désespoir, Dominique n’évite pas à Lola de se blesser, par solitude, elle cherche à rencontrer Haydée, par abandon, elle décide de vivre sous le même toit que Jacques et Haydée pour s’occuper de Lola.
Jacques continue d’aimer Dominique mais on a le sentiment que c’est un peu par pitié, et aussi parce qu’il ne veut pas séparer Lola de sa mère. Haydée, quant à elle, ne veut pas être la troisième, elle espère vivre une nouvelle vie avec Jacques. Tel serait le schéma sec du film.
Bien entendu une situation comme celle-ci a donné à maintes occasions lieu à des films, romans ou nouvelles. Mais par l’économie des moyens - l’action se déroule dans une maison isolée des Basses-Alpes, il n’y a que quatre acteurs importants -, par le dépouillement des décors, par les dialogues surtout, le film arrive à nous impliquer dans la situation des personnages.
La construction du film, une succession de séquences enchaînées par des fondus au noir, donne un rythme très particulier, comme si chaque noir correspondait à une page tournée, une page de vie. L’absence de musique confère aux silences toute leur importance. Et ces silences à leur tour accentuent la portée des dialogues.
Enfin, le jeu des acteurs est exceptionnel. Dominique Laffin est d’une authenticité remarquable, Jacques Doillon est un surprenant acteur en père de famille et en amant, Haydée Politoff enfin, campe un personnage décidé, un peu rigide, mais où transparaît une émotion intense.
Toutes ces émotions, tous ces sentiments exprimés ou refoulés, ces incompréhensions, ces paroles jetées comme des cris, ces agressions, ces réconciliations momentanées, tout cela on le ressent comme pouvant nous appartenir, comme faisant partie de cet immense stock de nos sensations. C’est à travers ces personnages que s’exprime simplement la difficulté d’être et de vivre. Jamais un film n’a pu avec autant de limpidité nous remettre en cause dans ce qu’il y a de plus profond en nous : la sensation d’exister pour l’autre.
Henry Welsh
Jeune Cinéma n°116, février 1979
1. Philippe Condroyer (1927-2017)
Les Doigts dans la tête de Jacques Doillon est sorti en décembre 1974 et La Coupe à dix francs, de Philippe Condroyer est sorti en février 1975. Ils ont été conçus et vus en même temps. La différence entre les deux tons et les deux niveaux politiques, vient, entre autres, de la différence de génération entre Philippe Condroyer, né en 1927, et Jacques Doillon, né en 1944.
2. Pour Clémence de Charles Belmont (1977).
Pourquoi pas ? de Coline Serreau (1977).
La Femme qui pleure. Réal, sc, dial : Jacques Doillon ; ph : Yves Lafaye ; mont : Isabelle Rethery. Int : Dominique Laffin, Jacques Doillon, Haydée Politoff, Lola Doillon (France, 1978, 90 mn).