par Anne Kieffer
Jeune Cinéma n°165, mars 1985
Sorties les mercredis 13 février 1985 et 23 mars 2022
Sans cesser d’être le cinéaste de l’affrontement et de la déchirure, Jacques Doillon renoue, dans La Vie de famille, avec la tendresse de ses premiers films, en particulier avec Les Doigts dans la tête et La Drôlesse. (1)
La Vie de famille est un jalon de plus dans l’investigation constante qu’il mène sur les relations d’amour. Ce film appréhende le rapport père-fille dans la donnée sociologique contemporaine de la séparation parentale et son corollaire, à savoir l’alternance périodique des rencontres parents-enfants. Chaque fin de semaine, Emmanuel - Sami Frey - vient chez sa première femme Lili retrouver Élise - Mara Goyet - leur petite fille de onze ans.
Convaincu que le qualitatif l’emporte dans ce domaine sur le quantitatif, Jacques Doillon montre, dans La Vie de famille, le refus d’un père d’être cantonné au rôle d’assistant alimentaire ou de distributeur de gâteries en tout genre. Emmanuel et Élise passent du bon temps ensemble, Élise lui écrit des scénarios, elle les interprète et lui la filme avec une caméra vidéo. Le jeu de la créativité audio-visuelle les enchante. Après un week-end passé ensemble, Emmanuel entraîne Élise en Espagne car la séparation lui apparaît artificielle voire insupportable.
Au paroxysme d’une intimité de plusieurs jours, vécue selon les rites de la séduction, de la jalousie, de la tyrannie et du chantage affectif, Emmanuel bouscule Élise dans ses certitudes d’enfant et désamorce, chez elle, l’image traditionnelle et confortable d’un père fort. Il rompt leur jeu de tournage en lui montrant un gros plan d’elle endormie, tourné à son insu. Ce n’est plus le scénario d’Élise, le conflit éclate.
Pas question de l’évacuer et de le confondre avec le désamour. Emmanuel lève l’ambiguïté : "Je connais une autre merveille près d’ici... toi". Élise doit faire avec. Seule devant la caméra vidéo, elle affronte son père et lui formule des reproches. Après l’écoute de la bande, Emmanuel vient parler à Elise. Petit à petit, ils formulent leur attente l’un de l’autre et ébauchent par le dialogue les prémisses d’une relation honnête qui n’appartiendra qu’à eux deux.
Dans ce film, d’admirables moments de tendresse et de franche rigolade alternent avec les creux de l’incompréhension et les larmes. À la différence de La Fille prodigue (2) - démonstration volontariste et quelquefois mécanique du basculement de la fatalité père-fille - La Vie de famille fonctionne sur la complicité plurielle et sur la sérénité. Complicité entre le scénariste Jean-François Goyet - le père d’ Élise dans la vie - et le réalisateur, complicité jusqu’à l’osmose entre l’acteur Sami Frey et le meneur de jeu Jacques Doillon, et enfin complicité ludique entre le duo Emmanuel- Élise. "Pendant le tournage, j’avais l’impression d’avoir trois pères", a dit Mara Goyet. Fichtre ! On est tenté de la croire.
La Vie de famille est une bouffée d’oxygène pour ceux qu’étouffe notre hexagonale cinématographie mode. Jacques Doillon confirme qu’il est un grand cinéaste. Avec le recul de l’Histoire, le film pourrait témoigner plus des mentalités de la fin du siècle que l’angélus godardien.
Anne Kieffer
Jeune Cinéma n°165, mars 1985
1. Les Doigts dans la tête de Jacques Doillon (1974).
La Drôlesse de Jacques Doillon (1979).
2. La Fille prodigue de Jacques Doillon (1981).
La Vie de famille. Réal : Jacques Doillon ; sc : J.D. & Jean-François Goyet ; ph : Michel Carré ; mont : Nicole Dedieu & Claude Ronzeau. Int : Sami Frey, Mara Goyet, Juliet Berto, Juliette Binoche, Aina Walle, Simon de La Brosse (France, 1985, 95 mn).