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Limosin, Jean-Pierre (né en 1949) (e)
Entretien avec Heike Hurst (2010)
publié le mercredi 13 avril 2022

Rencontre avec Jean-Pierre Limosin
À propos de Tokyo Eyes

Jeune Cinéma n°251, septembre-octobre 1998


 


Jeune Cinéma : Comment avez-vous trouvé les deux jeunes interprètes ?

Jean-Pierre Limosin : J’avais choisi la jeune fille environ deux ans avant de commencer à tourner. De France, j’avais fait des sortes de "repérages" dans des magazines japonais, je cherchais des visages, des costumes, j’essayais de voir comment les jeunes se laissaient photographier, de comprendre leurs postures. J’avais sélectionné une dizaine de visages et de noms, et elle figurait dans ma sélection. Depuis l’âge de 13 ans, elle avait été modèle, elle avait fait des disques. Et pendant ces deux ans, elle a fait beaucoup de télé et elle est devenue très connue.


 


 

Le reste du casting, je l’ai fait au Japon, avec des auditions et beaucoup de discussions (avec traducteur). Le producteur ne voulait pas que cela se passe comme d’habitude. Il faut dire que les castings au Japon, c’est spécial. Dans une immense salle, il y a une énorme table aussi longue que celle de la Cène, ne manquent que les 12 apôtres ! C’est vraiment comme un conseil de discipline. Le comédien arrive avec un ou deux agents, s’asseoit devant la table et doit répondre à des questions sur sa personnalité. Des questions parfois dérisoires, quelle couleur il préfère par exemple, si le personnage est censé aimer le bleu... Bref, ce sont des échanges entre la production et les acteurs. Moi, j’ai fait des essais-vidéo à ma manière, pour déterminer comment je pouvais être entendu par les acteurs, pour détecter s’ils pouvaient improviser un peu. Le scénario est toujours très écrit. Mais parfois, il y a des contraintes de temps, de sons, qui demandent de l’improvisation, avant de retrouver le texte écrit.

J.C. : On entre dans votre film comme si on suivait les cercles qui se dessinent sur les lunettes de gens très myopes...

J.P.L. : C’est vrai que le spectateur est désorienté au premier abord. Il ne sait pas du tout ce que c’est, il ne sait pas la nationalité du film, il peut craindre un film de genre, un polar violent avec serial killer. Il peut avoir envie de résister.


 

J.C. : Tout le monde biaise, pas seulement le revolver... L’alchimie du désir se construit comme ça, ne visant jamais directement la cible, la découvrant par un détour...

J.P.L. : Tout a d’abord été écrit en français, puis il y a eu une adaptation par un très jeune scénariste japonais, qui est à l’écoute du langage des jeunes, du langage de la rue. Il m’a fait penser au scénariste qu’avait trouvé P.P. Pasolini, qui parlait le langage des bidonvilles. Ce scénariste parle le langage "shibuya" (un quartier qui est sur cette même ligne de métro, où l’on invente des mots, des expressions, un nouvel emploi du langage). Un lettré japonais ne comprend que la moitié de ce langage, alors que les jeunes n’ont aucun problème de compréhension. Le scénariste a essayé de retrouver des tournures poétiques pour transposer les jeux de mots français et shibuya. Les Japonais comprennent très bien que c’est un conte, que c’est invraisemblable. Pour éviter le problème de langue, on a travaillé comme au théâtre. On a fait des lectures, avec tous les acteurs, même ceux qui n’étaient pas dans la scène. J’avais une traduction phonétique, musicale comme une partition. Et surtout, on a montré des images. Il s’agissait de retrouver un jeu relativement naturel, chez ces jeunes acteurs, et surtout d’éviter ce que demande généralement la télévision japonaise, qui est de surjouer. Il s’agissait de bien les faire travailler leurs personnages, de trouver ce qui les amusait afin de parvenir à un mélange du personnage et d’eux-mêmes. Ce travail de préparation a été très intéressant. Et au tournage, il n’y avait plus besoin de mise en scène, puisque le travail avait été fait avant. Cela a permis aussi d’être très détendu, d’avoir des liens plus amicaux avec les acteurs et avec les techniciens.


 

J.C. : C’est vous qui avez décidé du "look" du garçon ?

J.P.L. : En fait, c’est sa vraie tenue, c’est un look qui correspond à ce quartier. Les jeunes y affirment ainsi leur liberté. Ils ont très peu de temps de liberté, avant que la société libérale ne les broie. Cela dure 3 ou 4 ans. Quand ils voudront rentrer à l’Université, ou dans le monde du travail, ils savent très bien que ce sera fini. C’est souvent des moments de création, de grande autonomie. Il y a des gosses, comme on en voit dans Gosses de Tokyo, (1) qui sont incroyablement autonomes pour leur âge.
Au fond, la trame du film peut paraître assez simple, mais l’histoire policière, on s’en fout à la fin. Il s’agit plus de quelque chose de "photogénique" : deux jeunes traversent une ville...

J.C. : Il y a même le ballet des éboueurs !

J.P.L. : : Les éboueurs à Tokyo n’ont pas de marchepied sur les camions, ils courent derrière le camion, et c’est très impressionnant. Dans le film, ils sont trois, deux vrais qui ont accepté de se faire filmer, et un faux, un assistant qui les suivaient pour les diriger un peu, leur dire de ne pas courir trop vite, etc. Cela me fait penser à ce que disait Thomas Bernhard à propos des langues étrangères, peu importe ce que dit l’autre, on a toujours l’impression que c’est raffiné !
La grande peur du producteur japonais, c’était que la société japonaise refuse le film, que les spectateurs n’acceptent pas que Tokyo soit filmé par un étranger. En réalité, je crois que c’est la bonne distance : je n’essayais pas de comprendre, j’étais sans idéologie ou idée préconçue, j’étais en dehors de la culture en question, je pouvais alors me fixer sur des gestes, des intonations. Et puis, je n’avais pas à m’occuper des rushes, qui partaient pour des labos en France. Cela me permettait d’être dans un état d’attention très pure, très intense. Cette situation m’obligeait à être moins "bête", par exemple à éviter de tomber dans le narcissisme, d’être le metteur en scène qui se prend pour le metteur en scène.


 

J.C. : Expliquez cette miraculeuse apparition de Takeshi Kitano dans votre film.

J.P.L. : Je ne voyais que lui pour ce rôle secondaire. On me demandait : Que va-t-on faire de ce sous-yakuza ? Mais j’ai tenu bon. On l’a contacté, il était en train de tourner Hana-bi et cela paraissait impossible. Mais quand il a lu le scénario, il a accepté. Il nous a fallu tout tourner en une journée. Il a accepté d’être filmé comme il est, alors que dans ses films, il contrôle son image et exige un travail de montage pour masquer les marques sur son visages, qui lui viennent de son terrible accident. Il nous a dit : "J’accepte, je suis à vous, j’adore jouer et je vais jouer ça". Il s’est montré d’une grande humilité et d’une très grande gentillesse. Par exemple, le jeune acteur avait très peur. Lors d’une répétition, il avait un trac fou. Takeshi Kitano s’en est aperçu, il s’est penché vers lui et lui lancé une vanne, et le trac a disparu. D’ailleurs, tous les acteurs étaient extrêmement amicaux, sérieux et joyeux à la fois. Même cette fille dont tout le monde avait peur parce que c’est une grande star au Japon maintenant. Tourner dans une langue étrangère était un pari très risqué. Mais tout le monde a bien vécu et vraiment beaucoup rigolé. J’ai pensé à ce que disait Roberto Rossellini, que le cinéma était là pour nous montrer qu’on a des amis de par le monde, que certains êtres peuvent encore émettre des signes amicaux.

Propos recueillis par Heike Hurst
Paris, juillet 1998
Jeune Cinéma n°251, septembre-octobre 1998

1. Gosses de Tokyo (Otona no miru ehon : Umarete wa mita keredo) de Yasujirō Ozu (1932).

* Cf. aussi "Tokyo Eyes", Jeune Cinéma n°250, été 1998


Tokyo Eyes. Réal : Jean-Pierre Limosin ; sc : J.P.L., Santiago Amigorena, Philippe Mardal & Yuji Sakamoto ; ph. : Jean-Marc Fabre ; mont : Danielle Anezin ; mu : Xavier Jamaux. Int : Shinji Takeda, Ai Takada, Takeshi Kitano (France-Japon, 1998, 90 mn).



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