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Des filles pour l’armée (1965)
de Valerio Zurlini
publié le mercredi 20 juillet 2022

par René Prédal
Jeune Cinéma n°17, septembre 1966

Sorties le mardi 31 août 1965 et le mercredi 20 juillet 2022


 


Valerio Zurlini, 40 ans, cinq films à son actif (1) n’est pas un cinéaste à la mode, et même le Lion d’Or obtenu à Venise pour l’admirable Journal intime n’a valu au film qu’un honnête succès critique... et une très courte carrière commerciale. Les qualités de l’auteur - lucidité, émotion retenue et esthétique raffinée - ne sont pas, il est vrai, de celles qui déchaînent l’engouement du public des salles d’art et d’essai. Comme ses œuvres précédentes, Des filles pour l’armée (Prix spécial du Jury au Festival de Moscou 1965) est une fine étude psychologique menée dans un contexte néo-réaliste, un peu comme si les personnages de La terre tremble étaient confrontés aux problèmes abordés dans L’avventura (2). Pour l’auteur en effet, l’explication des réactions psychologiques est à chercher dans les conditions historiques et sociales.


 


 

L’argument est simple, très proche de celui d’un western : un convoi suit un itinéraire semé d’embûches et chaque étape permet des affrontements révélateurs. Mais ce thème général est soigneusement situé dans le temps et dans l’espace : il s’agit d’un groupe de nouvelles filles à soldats (grecques pour la plupart) destinées, en 1942, aux troupes italiennes d’occupation, dispersées dans une Grèce sauvage où s’organise déjà la résistance. Vu le caractère très particulier de la cargaison, ce voyage est d’abord considéré par les convoyeurs (un sergent un peu rustre, un major "chemise noire" et un jeune lieutenant engagé volontaire) comme une partie de plaisir. Mais les attaques des partisans et les conflits entre "chemises noires" et armée régulière vont donner assez vite à cette banale histoire le ton de la tragédie.


 


 

Jetés dans la guerre, ces hommes et ces femmes perdent peu à peu leur apparence sociale (major fringant ou prostituées) pour révéler leur vraie nature. Les femmes s’éloignent de la condition de bêtes tandis qu’au contraire les hommes perdent l’assurance que conféraient leurs grades. Seuls les sentiments les plus naturels reprennent leurs droits et tous les humains se retrouvent égaux face à la peur et à l’amour. La peur fait hurler les filles, paralyse le sergent devenu incapable de conduire, fait du major un lâche et bientôt un assassin, jette un moment dans la folie le lieutenant Martino et la jeune Eftichia.


 


 

Chacun se comporte également de manière différente avec les filles, révélant les visages divers de l’amour : les soldats dans leur ensemble ne cherchent que des prostituées sans âme ; le major se contente d’une maîtresse soumise ; le sergent, conscient que sa vie ne vaut pas plus que celle de sa compagne, ébauche une véritable association basée sur des intérêts communs (argent et enfants) mais aussi sur une réelle estime mutuelle.


 


 

Quant à Martino et Eftichia, séparés par une incommunicabilité aux sources très réalistes - il est soldat et elle est fille à soldats ; il est vainqueur en occupation, elle est vaincue et écrasée -, seule la force de leur amour et de leur jeunesse réussira à les rapprocher. Au jeune homme lui demandant après sa fuite pourquoi elle est revenue vers lui, Eftichia répond en effet : "Parce que j’ai 20 ans et que je veux m’en souvenir encore une fois". Le film est plein de cette délicatesse, de cette pudeur dans la peinture de situations qui pouvaient pourtant donner lieu à un pittoresque très italien et à quelques touches d’érotisme. Valerio Zurlini a refusé ces facilités ordinairement utilisées pour détendre l’atmosphère et son film garde un équilibre et une rigueur toute classique.


 


 

Au début et à la fin, la voix-off de Martino rappelle qu’il s’agit de souvenirs, ce qui justifie le rythme lent et mélancolique. Au cours de cette réflexion amère mais déjà apaisée, les scènes de violence - l’accident du camion et la terrible nuit dans la cabane - éclatent avec une vigueur accrue par la sombre monotonie de cette vie toujours prête à basculer dans la mort. Si l’on retrouve l’extraordinaire direction d’acteurs - notamment Marie Laforêt et Anna Karina - qui faisait une grande part de l’intérêt du Journal intime, l’aspect pictural a, par contre, disparu au profit d’une esthétique plus adaptée à la grisaille du sujet.


 


 

Le réalisateur renonce au côté spectaculaire et ne filme que les horreurs de la guerre, enregistrant au passage quelques virulentes séquences contre l’action des fascistes qu’il avait déjà étudiée dans Un été violent. Quant à la dernière image - Eftichia revêtue de l’uniforme des partisans quittant la sécurité de la soumission pour le danger affronté dans la liberté - elle représente l’aube de l’espoir pour tous les opprimés exprimée dans le style simple et direct d’un cinéaste lucide.

René Prédal
Jeune Cinéma n°17, septembre 1966

* Cf. aussi la ressortie du film en version restaurée, en 2022, sous son titre original Le soldatesse.

1. Précédemment Valerio Zurlini (1926-1982) a réalisé 4 fictions : Les Filles de San Frediano (Le ragazze di San Frediano, 1955) ; Été violent (Estate violenta, 1959) ; La Fille à la valise (La ragazza con la valigia, 1961) ; Journal intime (Cronaca familiare, 1962).

2. La terre tremble (La terra trema : Episodio del mare) de Luchino Visconti (1948). L’avventura de Michelangelo Antonioni (1960).


Des filles pour l’armée (Le soldatesse). Réal : Valerio Zurlini ; sc : V.Z., Piero De Bernardi & Leonardo Benvenuti d’après le roman de Ugo Pirro ; ph : Tonino Delli Colli ; mont : Franco Arcalli ; mu : Mario Nascimbene. Int : Anna Karina, Lea Massari, Marie Laforêt, Tomás Milián, Mario Adorf, Valeria Moriconi, Aleksandar Gavric, Rossana Di Rocco, Milena Dravic, Guido Alberti (Italie, 1965, 120 mn).



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