Un cinéaste dans son siècle
par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°336-337, avril 2011
La Mostra internazionale del nuovo cinema de Pesaro présentait, en juin 2010, son 24e Evento speciale, consacré à un cinéaste italien important et pourtant sous-estimé, Carlo Lizzani.
Huit jours intenses autour de son œuvre, présentée souvent en copies neuves, accompagnée d’un ouvrage passionnant (1) et une très intéressante table ronde conclusive, avec la présence du réalisateur. Le festival a aussi permis à Carlo Lizzani, né en 1922, de réaliser un long documentaire - Il mio novecento -, qui parcourt toute son œuvre, et par là-même l’histoire de l’Italie du 20e siècle.
Dans l’histoire du cinéma italien, il occupe une place à part, d’abord par la longévité d’une carrière qui s’étale de 1948 à aujourd’hui. Il faut en outre tenir compte des multiples domaines dans lesquels il s’est distingué. Critique de cinéma dès les années du fascisme, auteur d’ouvrages importants dont une histoire du cinéma italien qui fait autorité (2), enseignant au Centro Sperimentale, président de la Fédération internationale des ciné-clubs à la suite de François Truffaut. Enfin, son rôle comme directeur de la Mostra de Venise de 1979 à 1983, a constitué un tournant important, celui de la remise sur pied d’un festival majeur en sommeil après les années de contestation. En tant que cinéaste, il ne bénéficie pas de l’aura qu’ont connue ses contemporains. En Italie, son œuvre n’a pas toujours suscité l’adhésion de la critique, ni celle du public, même si certains de ses films ont été des succès populaires. En France, il est largement méconnu, une part importante de son œuvre n’ayant jamais été montrée, ou alors mal distribuée. Même s’il n’est pas question de le placer au rang des plus grands, il a participé à toutes les étapes du cinéma italien. À quelques exceptions près, presque tous les grands acteurs et actrices figurent aux génériques de ses films : Sophia Loren, Anna Magnani, Alida Valli... Sans parler de quelques acteurs américains prestigieux (Henry Fonda, Rod Steiger, Eli Wallach, Peter Boyle, Harvey Keitel,) et français (Gérard Blain, Bernard Blier, Jean Sorel).
Dans la littérature qui le concerne, deux termes reviennent comme des leitmotivs : éclectisme, professionnalisme. Le premier fait référence à la manière dont il a jonglé avec tous les genres, le film historique, le policier, le western, la comédie, le documentaire, le fait divers ou film d’enquête (ce que les Italiens appellent cronaca), le film militant. Le second permet de faire l’économie de l’étude de son style, pour privilégier le constat de la maîtrise de l’outil cinématographique dont il fait preuve. D’une certaine manière, ces deux termes visent à lui refuser le titre d’auteur au sens noble du terme. Aussi une rétrospective comme celle de Pesaro constitue-t-elle l’occasion idéale de percevoir combien ce fameux éclectisme ne saurait en aucun cas servir de paravent à une œuvre d’une grande cohérence. Une cohérence à l’image de la vie et du personnage.
Les débuts de Carlo Lizzani dans le monde du cinéma se font aux côtés de Giuseppe De Santis et Aldo Vergano, comme coscénariste et / ou assistant, et surtout de Roberto Rossellini. Lors d’une absence de ce dernier, il prend la relève et dirige une séquence de Allemagne année zéro (1947). Sa participation au scénario de Riz amer (1948) va constituer une autre étape importante dans sa préparation au passage à la réalisation. Un passage qui emprunte les voies du documentaire avant le premier long métrage : Achtung ! Banditi ! en 1951. De cette période d’observation active, il va retenir l’essentiel de ce qui constitue l’originalité du néoréalisme, même s’il le décline à sa manière tout au long de son œuvre. Plus peut-être que les choix stylistiques - il attachera toujours une grande importance à l’inscription de ses films dans les décors réels -, c’est un engagement à montrer l’Italie réelle qui prévaut chez lui, au même titre qu’un regard engagé sur celle-ci. Lorsque les occasions de travailler pour le cinéma se feront plus rares (mais il a travaillé beaucoup pour la télévision), il réalisera des portraits de Luchino Visconti (1999), Roberto Rossellini (2001), Cesare Zavattini (2003) et Giuseppe De Santis (2008). Ce sont de précieux documents, dans lesquels il éclaire fort intelligemment leur œuvre, apportant son propre point de vue, rencontrant des témoins directs (acteurs, actrices, scénariste, etc.). Occasions aussi de montrer indirectement ce qu’il leur doit. Il y fait preuve d’un sens pédagogique aigu, ce qui fait de ces films des modèles dont pourraient s’inspirer bien des réalisateurs de bonus.
Son avant-dernière réalisation pour le grand écran sera un hommage à Rome, ville ouverte, avec Celluloide (1996). Avec Furio Scarpelli, Ugo Pirro écrit le scénario adaptant son propre roman qui relate l’aventure du tournage du film. Le film se livre comme une fiction riche de détails vrais qui nous renseignent à la fois sur les personnages et sur l’aventure vécue autour du film. Carlo Lizzani (qui tient lui-même un petit rôle) joue à fond la carte du romanesque, non pas tant pour le plaisir de raconter une histoire (encore que celle-ci soit palpitante), que pour montrer ce qui était à l’œuvre dans la réalisation du film, y compris dans les oppositions, voire les conflits, en particulier entre Roberto Rossellini et Sergio Amidei.
Dans le titre de son bilan cinématographique présenté à Pesaro, Mon 20e siècle, le possessif s’impose comme une évidence. Carlo Lizzani n’a cessé de regarder son temps, d’en mettre à jour les formes complexes, les contradictions. La vision de ses films impose une lecture irremplaçable de l’Italie depuis les années du fascisme. Militant communiste, il n’en garde pas moins une grande liberté d’analyse et de ton qui lui permettent de dépasser tout manichéisme, tout dogmatisme. Le fascisme, puis la Résistance, occupent une place de choix dans sa filmographie. Cette période de l’histoire italienne, qu’il a vécue, lui tient particulièrement à cœur. Et, si jamais il ne filme à la première personne, chaque fois qu’il en parle, c’est bien évidemment pour raconter des faits, camper des personnages, petits ou grands, mais aussi pour montrer combien cette période n’en finit pas de conditionner le présent, de l’informer.
Dans ce registre, on trouve quelques-uns de ses plus beaux films, au premier rang desquels Chronique des pauvres amants (Cronache di poveri amanti, 1953), adaptation du célèbre roman de Vasco Pratolini, situé au cœur du petit monde d’une petite rue populaire de Florence, la via del Corno.
L’action se passe en 1926, au début du fascisme et montre comment celui-ci transforme la vie quotidienne d’une communauté qui vit au rythme des activités de ses artisans et ouvriers, des amours naissantes, des ragots qui circulent d’une fenêtre à l’autre. Les fascistes installent la peur, le secret, que quelques-uns des habitants refusent. Cette résistance plus ou moins ouverte débouchera sur des drames. Le film offre une distribution exceptionnelle, dans la mesure où le nombre important de personnages ne distingue pas les rôles principaux et les rôles secondaires. Certes la présence d’un Marcelo Mastroianni très jeune poussant sa charrette en maillot rayé illumine cette rue, mais les autres sont tout aussi formidables. Carlo Lizzani inscrit ce drame entre le décor de studio (la rue) et le décor réel de Florence (les poursuites et les meurtres fascistes). Ce choix des lieux, accentué par la beauté de l’architecture et de la lumière, rend le film encore plus passionnant et crée un contraste violent entre barbarie et héroïsme ordinaire.
Deux films abordent l’histoire du fascisme par le haut : Le Procès de Vérone (Il processo di Verona, 1963) et Mussolini, dernier acte (Mussolini ultimo acto, 1974).
Dans Le Procès de Vérone, Carlo Lizzani retrace un tournant de l’histoire, en juillet 1943, lorsque lors d’une réunion cruciale du Grand Conseil du fascisme, cinq membres votent la mise à l’ordre du jour de la destitution de Mussolini. Parmi eux, Ciano, dignitaire du Parti et gendre du dictateur. Les cinq félons sont arrêtés, jugés et condamnés à mort à Vérone, lors d’un procès étroitement contrôlé par les Allemands. Edda Ciani, la fille du Duce, intervient auprès de lui pour sauver son mari, en vain. L’exécution a lieu à l’aube du 11 janvier 1944. Le film est d’une précision rigoureuse dans la reconstitution des faits, car la documentation sur cet événement ne manque pas. Et pourtant, Carlo Lizzani imprime fortement sa marque sur la mise en scène de ce drame aux accents shakespeariens.
Deux séquences-clé méritent d’être regardées de plus près pour comprendre comment le réalisateur, par son style et ses choix dépasse la simple reconstitution. Il s’agit d’abord d’une scène dans laquelle Edda Ciani téléphone à son père. Elle est interprétée de manière magistrale par Silvana Mangano. Nous ne voyons qu’elle, filmée d’abord en plongée dans son bureau, puis la caméra se rapproche au plus près et reste sur son visage éclairé par le dessus, sculpté, les yeux maintenus dans l’ombre. On n’entend pas la voix de Mussolini. Le procédé n’est pas sans rappeler celui de Roberto Rosselini avec Anna Magnani dans Amore (1948).
L’autre séquence est celle de l’exécution finale. Carlo Lizzani ne montre pas le moment de la mort. Après avoir filmé les cinq condamnés, il les maintient hors champ pour se focaliser sur un Allemand qui filme la scène pendant que sur la bande son, il privilégie le bruit de la caméra qui couvre presque les tirs du peloton d’exécution. Les images réelles de l’opérateur allemand ont été retrouvées bien après l’événement. Du coup, la prise de distance du réalisateur devient comme une métaphore de sa démarche, rappelant que le rapport entre la réalité des faits et réalité filmique se situe justement dans ce regard de côté du cinéaste.
Mussolini, dernier acte était un projet que Carlo Lizzani voulait mener à bien dans la foulée du Procès de Vérone, ce qui paraissait cohérent puisqu’il s’agit ici de recréer les tout derniers jours de la vie du Duce, avant son exécution par la Résistance.
De nouveau, le réalisateur s’appuie sur les faits historiques pour en proposer une vision dramatique, parvenant même à créer un véritable suspense. On sait que tout le monde n’est pas d’accord quant à la fin de Mussolini. Alors, Carlo Lizzani s’attache à utiliser le plus possible tout ce qui est communément attesté par les historiens, les documents, y compris paraît-il dans l’écriture des dialogues.
D’autre part, il choisit les acteurs en fonction de leur ressemblance et de leur capacité à endosser les personnages dont les images sont toujours très présentes dans la mémoire collective.
Les choix de Rod Steiger dans le rôle de Mussolini et de Lisa Gastoni dans celui de Clara Petacci s’avèrent extrêmement judicieux et valident cette double volonté d’historicité et de dramaturgie. Et puis, il faut mentionner l’étonnante prestation de Henry Fonda en cardinal Schuster.
Les derniers jours du Duce constituent un cadre idéal pour ancrer le point de vue dramatique. Emmené par les Allemands du lac de Côme en vue d’atteindre Merano puis l’Allemagne, le convoi est arrêté en cours de route par la Résistance, la brigade Garibaldi. Situation pathétique pour un dictateur en bout de course dans tous les sens du terme, humilié par ses accompagnateurs qui lui font endosser un uniforme et un casque allemands pour passer inaperçu. Il se regarde dans le rétroviseur et les images de sa splendeur passée lui reviennent. Le cinéaste insiste sur les débats quant au sort qui lui est réservé, une fois arrêté, par la Résistance. Le film prend alors un ton étonnement contemporain, car il confronte les différentes options qui annoncent le nouveau paysage politique de l’Italie d’après-guerre.
Carlo Lizzani a réalisé deux films intéressants sur le sort des Juifs italiens pendant la Seconde Guerre mondiale, dans l’ordre chronologique : L’Or de Rome (L’oro di Roma, 1961) et Hotel Meina (2007), à ce jour son dernier film pour le grand écran. Les deux sont des fictions autour de faits réels.
L’Or de Rome se situe juste au moment de la déportation de 3000 personnes, le 18 octobre 1943, quand les Allemands occupent la ville. Le major Kappler exige de la communauté juive qu’elle livre 50 kilos d’or, sous peine de prendre 200 otages. La décision des autorités de la communauté de lancer la collecte se heurte à l’opposition de certains jeunes qui ne croient pas à la sincérité des Allemands et refusent de se soumettre au diktat.
Giulia, une jeune Juive, est amoureuse d’un étudiant catholique, Massimo (interprété par Jean Sorel) et se convertit pour l’épouser. Lors de la rafle, elle décide cependant de suivre les autres membres de sa communauté emmenés par les soldats. La fin du film montre Massimo seul dans les rues vides du quartier juif, dans une scène à la fois pathétique et d’une beauté glaçante, où ses pas résonnent entre les façades aux fenêtres ouvertes. Une nouvelle fois, le décor réel accentue le côté tragique et établit une résonance troublante avec le présent du tournage. Le début du film montre une liturgie à l’intérieur de la grande synagogue de Rome, érigée sur les bords du Tibre. Carlo Lizzani a préparé son film avec la communauté juive de 1961 et nombre de ses membres tiennent des petits rôles ou font de la figuration.
Avec Hotel Meina, il s’agit d’un événement à plus petite échelle, toujours en 1943, quand les Allemands occupent une partie de l’Italie, après la chute du régime fasciste.
Nous sommes dans un hôtel de luxe sur le lac Majeur. Parmi la clientèle, seize Juifs qui seront dénoncés, sans doute par l’un des employés de l’hôtel. Lorsque les Allemands arrivent, ils sont isolés dans des chambres séparées. Une Allemande antinazie (personnage inventé, les autres événements étant réels), réfugiée en Suisse est venue, avec mission de leur faire passer la frontière. Elle n’y parviendra pas et les seize seront jetés dans le lac.
Le contraste entre l‘atmosphère de vacances et le surgissement du drame est d’autant plus fort que l’on est dans l’entre-deux, ce moment où l’on peut croire que le fascisme est tombé, que la Libération est arrivée. Le film s’ouvre et se clôt sur des images de baigneurs, neuf ans plus tard, dont la jeune fille qui, alors adolescente, était amoureuse d’un jeune Juif. C’est sa présence au début qui ouvre ce qui est beaucoup plus qu’un simple flashback, un véritable geste de mémoire.
À la fin, elle se laisse glisser dans l’eau et retrouve les cadavres qui flottent comme dans un ballet onirique. Carlo Lizzani trouve une manière subtile et poétique pour parler de la mémoire. Quand on a vu le film, il n’est pas facile de se baigner ou de regarder le paysage du lac Majeur sans que ces images ne viennent s’imposer.
Pour leur inscription dans l’histoire du 20e siècle, les films de Carlo Lizzani consacrés à la Résistance constituent un pôle indispensable de son œuvre.
Son premier film de long métrage, Achtung banditi (1951), se situe dans ce moment de la fin de la guerre, dans une usine près de Gênes où des ouvriers entrés en relation avec la Résistance tentent d’empêcher les Allemands de s’emparer d’armes et de machines.
Le film est réalisé avec un petit budget, mêlant acteurs professionnels, dont Gina Lollobrigida, peut-être un peu artificielle dans son interprétation, et non-professionnels. Il s’inscrit en plein héritage néoréaliste dans sa thématique, sa facture. Produit par souscription par une coopérative de spectateurs producteurs, il se situe dans un registre entre histoire et cinéma militant. Le finale dans lequel un groupe de chasseurs alpins vient au secours des ouvriers marque clairement le désir de prendre une certaine liberté avec l’histoire pour privilégier une vision unanimiste de la lutte contre l’occupant. À noter qu’il s’agit là du seul film de Carlo Lizzani édité en DVD en France.
Bien plus intéressant, Il gobbo (Le Bossu de Rome, 1960), privilégie un personnage réel, Alvaro Cosenza (interprété par Gérard Blain), qui dans une banlieue de Rome mène la résistance aux fascistes et aux Allemands. Il monte des coups audacieux et parvient à échapper à la police, caché par une jeune femme dont il est amoureux. À la libération, il entre en contact avec les troupes alliées et trempe dans des trafics douteux, détournant à son profit les aides diverses à la population. De résistant, il devient chef d’une mafia locale qui nargue le nouveau pouvoir et contrôle le quartier.
Le film se démarque donc de l’image sanctifiée du résistant pour en faire un héros négatif malveillant dont l’itinéraire s’apparente à celui d’un film d’action plein de rebondissements, presque à l’américaine. Mais l’attention de Carlo Lizzani enrichit cette trame narrative d’une riche exploration des personnages, des conflits de personnes, des sentiments. Il fait du personnage du "Gobbo", ainsi surnommé à cause de sa déformation, un être mu par la soif de violence, une violence qui lui sert d’instrument de revanche contre le regard des autres.
On y découvre aussi un Pier Paolo Pasolini tout à fait étonnant au cœur d’une véritable cour des miracles, dans un décor qu’il connait bien et que, dit-on, il aurait suggéré à Carlo Lizzani. Il passera à la réalisation de Accatone l’année suivante.
Fontamara (1980) pourrait figurer dans cette catégorie de films qui traitent de la résistance au fascisme, dans la mesure où il y est question de l’oppression contre une population de paysans du Sud très pauvres qui finissent par se révolter contre les propriétaires qui détournent l’eau à leur profit.
Mais ce film se situe à la croisée de genres multiples : film sur l’arriération d’un monde rural totalement oublié (le Christ ne s’est pas seulement arrêté à Eboli), film anthropologique tant l’étude du milieu est nourrie d’un regard quasi documentaire, film politique qui s’articule sur une prise de conscience et une résistance opiniâtre face à un pouvoir obscurantiste, adaptation enfin d’un roman célèbre de Silone.
En ce sens, Fontamara est l’un des grands films de Carlo Lizzani, à cause justement de sa richesse thématique et stylistique. L’âpreté du décor magnifie cette plongée dans un réel reconstitué dans la vérité des personnages, dans le poids des corps qui s’intègrent de manière étonnante à la glèbe et à la sècheresse des pierres. Le cinéaste retrouve là ce qui fait l’une des forces d’un certain cinéma italien, cette choralité dans laquelle les personnages principaux sont à la fois figures mimétiques du peuple et héros d’une révolte à la dimension presque christique.
Comme nous l’avons dit, il serait aisé de ranger le reste de l’œuvre de Carlo Lizzani dans les cases de genres bien répertoriés et identifiés : comédie, policier, western, ce que les Italiens appellent "cronaca" (films inspirés de faits divers). Cette classification peut paraître un outil facile pour avancer dans cette œuvre protéiforme. Il a épousé les variations du cinéma italien comme s’il en était le miroir fidèle.
Par ailleurs, il n’a jamais cherché à construire une œuvre dans l’optique de se constituer comme "auteur" au sens où la critique française l’a défini au moment de la Nouvelle Vague. Sa connaissance du cinéma et de son histoire l’a toujours amené à s’inscrire dans un rapport au public qui ne se présente pas dans la constitution du statut de l’artiste au-dessus du spectateur, mais dans une connaissance intime de ce qu’est le spectacle cinématographique, justement spectacle, et donc tout ce qui en constitue le principe, mais aussi dialogue avec ce spectateur dans sa dimension personnelle et collective. Le recours aux figures des genres participe de cette relation.
Carlo Lizzani s’est très tôt essayé à la comédie, avant même que le genre n’occupe le devant de la scène du cinéma italien. Lo svitato (1956) est tout à fait étonnant dans sa facture. Tout d’abord, nous y trouvons un Dario Fo tout jeune, ainsi que Franca Rame, bien avant qu’ils ne deviennent célèbres au théâtre.
Il s’agit de l’histoire d’un coursier pour un quotidien du soir de Milan qui parvient à se faire passer pour journaliste à coup de subterfuges. Ainsi, pour illustrer un article sur le sport, il doit prendre des photos des athlètes en pleine course et pour revenir avec des images encore plus spectaculaires, il s’élance sur la piste, précédant les coureurs pour les prendre de face dans leur effort. Plus tard, il participe à l’organisation du vol de chiens de race destiné à un concours canin, lesquels doivent être remplacés par des animaux ordinaires, le but étant de couvrir l’enlèvement pour le journal. Le film enchaîne les situations burlesques sur un rythme effréné, avec une histoire d’amour à la clé. On se retrouve dans la tradition du burlesque américain dans lequel Dario Fo campe un Achille qui se situe à la fois dans la lignée de Harry Langdon par son visage lunaire et celle de Harold Lloyd par sa capacité à jouer de son corps et imprimer ce rythme burlesque qui séduit le spectateur. Il paraît que le film fut un échec à sa sortie, sans doute le public italien n’y retrouvait-il pas les formes comiques auxquelles il était accoutumé.
Toutefois, il lui devient rapidement évident que le genre n’est qu’un outil pour déployer un discours qui se démarque des figures attendues. D’une certaine manière, il fait un usage impur des genres qu’il fréquente, en les utilisant comme des moules dans lesquels il inscrit son regard sur le temps qu’il habite.
On pourrait pourtant aussi classer certains autres de ses films au registre de la comédie "à l’italienne", comme La vita agra (La Vie aigre, 1964) qui en utilise certains ressorts dans l’agencement de situations comiques et critiques, dans l’utilisation de Ugo Tognazzi comme personnage emblématique de cette veine fertile du cinéma italien. Il est nécessaire de s’attarder sur ce film qui illustre parfaitement la manière dont Carlo Lizzani s’inscrit et se démarque en même temps de la comédie italienne.
Ici encore, l’action se situe à Milan. Nous sommes à l’époque du miracle économique, le gratte-ciel Pirelli est en cours de construction, de nouveaux quartiers résidentiels poussent dans la boue de la périphérie pour loger les nouvelles classes moyennes. La publicité développe des stratégies basées sur la psychologie pour stimuler de nouveaux besoins. La manière toute ironique de regarder ce contexte évoque facilement ce que l’on retrouve au cœur de la comédie de l’époque. Le cinéaste ne se prive pas de traiter cette évolution de la société italienne avec férocité. Scène étonnante des trottoirs rendus plus étroits pour faire place à l’automobile qui impose aux piétons de se plaquer contre les murs, à une femme à la poitrine opulente d’engouffrer ses seins dans la vitre d’une voiture bloquée dans un embouteillage.
Ce qui frappe le plus dans La vita agra, c’est d’abord la nature du personnage incarné par Ugo Tognazzi, qui commente le film face à la caméra dans une construction en flashback. Il campe un homme en révolte contre une grande société minière, mais dont l’ambition personnelle à un confort petit-bourgeois finit par prendre le dessus. Amoureux d’une jeune journaliste, il lui cache un temps qu’il a laissé femme et enfant dans un village de campagne. On retrouve avec ce personnage une des figures de la comédie désenchantée et Ugo Tognazzi lui donne des accents tout à fait dérisoires, dans ce qui est sans doute un de ses meilleurs rôles.
On retrouve cette attention critique à l’évolution de la société italienne du boom économique dans de nombreux autres films. Banditi a Milano (1968), Roma bene (1971), Torino nera (1972) explorent sur des modes très différents la grande ville comme concentré des déviances de la société italienne.
À chaque fois, Carlo Lizzani puise dans la réalité du banditisme, d’une classe dirigeante vivant dans le luxe pour aller voir l’envers du décor, planter sa caméra là où il peut le mieux appréhender ces aspects de la société italienne dont la presse et les média ne captent que les effluves.
Chaque film, chaque sujet est abordé sous un angle différent. Ainsi, dans Roma bene, le ton est délibérément proche de la farce, en particulier pour un finale en mer dans lequel la satire et l’allégorie se conjuguent de manière originale.
Banditi a Milano se veut film d’action autour de braquages de banques menés par un Gian Maria Volontè survolté, avec des courses poursuites filmées de manière très enlevées qui n’ont rien à envier au cinéma américain de genre.
À travers ces exemples, on voit combien Carlo Lizzani maîtrise l’art du récit, la mise en scène au service d’un cinéma spectaculaire qui n’abdique jamais la critique sociale et politique. Il n’hésite pas à traiter de l’actualité à chaud dans des films inspirés de la "cronaca", à savoir les faits divers qui défrayent la chronique. Il s’agit là aussi d’une tendance du cinéma italien dans laquelle des cinéastes comme Francesco Rosi ou Elio Petri par exemple se sont illustrés. Le fait de retravailler les faits réels sur la durée dramatiquement ramassée d’un film éclaire les événements de manière plus cohérente que ne le fait une approche purement journalistique.
San Babila ore 20 : un delitto inutile (San babila 20 heures : un crime inutile, 1976) suit un groupe de jeunes néofascistes qui imposent leur présence dans des lieux publics de Milan, n’hésitant pas à pratiquer l’intimidation en s’en prenant à une manifestation de grévistes, en posant une bombe dans un local syndical, en défilant au pas de l’oie et enfin en poignardant un jeune homme qui passait avec sa fiancée par la place San Babila, leur territoire de prédilection.
Carlo Lizzani montre l’espèce d’impunité dont ils jouissent, la police qui les laisse faire sans intervenir, la justice qui reste passive. Seul leur dernier acte les conduira au tribunal. C’est tout un climat qui est ici démasqué. Vu aujourd’hui, le film peut paraître un peu outrancier. Sans doute est-il difficile d’imaginer une telle situation, mais elle fut bien réelle. Peut-être est-ce le style du film qui n’est pas toujours convaincant.
Dans ce registre du film enquête, Mamma Ebe (1985) paraît plus abouti. Il s’agit ici d’une communauté religieuse qui fleurit sur le terreau de la superstition, institution dominée par une femme inflexible, dénommée Mamma Ebe.
Elle maintient les femmes de sa communauté dans un rapport de dépendance psychologique trouble, d’autant plus que certaines d’entre elles ont abouti ici pour échapper à une vie sans perspectives. La communauté vit en dehors des règles de l’Église, avec toutefois l’aval de la hiérarchie. Lorsque l’une des sœurs porte plainte, un procès est ouvert. Carlo Lizzani réalise son film tout de suite après la sentence.
Il est présenté à Venise trois mois après. La reconstitution des faits procède par flashbacks habilement emboîtés et ne cherche pas tant à porter un jugement qu’à mettre en lumière les mécanismes d’autorité, l’ambiguïté des croyances sur lesquelles s’appuie Mamma Ebe. Le spectateur reste libre de son jugement, même si l’on sent que le réalisateur, lui, n’a pas d’état d’âme sur son sujet, par exemple sur les importants profits réalisés par la communauté. Il est servi dans sa démarche par des prestations d’actrices toutes remarquables, au rang desquelles on trouve Stefania Sandrelli, Laura Betti et Berta Dominguez.
Dans son travail sur les genres, Carlo Lizzani, après les grand succès de Banditi a Milano, se voit proposer par Dino De Laurentiis de réaliser un film aux États-Unis, sur un projet que Martin Scorsese était jugé trop jeune pour mener à bien et qui prévoyait Robert De Niro comme acteur principal. Il faudra attendre un peu avant que Mean Streets voie le jour. Nous sommes aussi peu de temps avant Le Parrain. C’est donc Crazy Joe (1973), qui aborde le thème de la mafia sous un angle tout à fait original.
Pour parvenir à ses fins, créer sa propre famille pour se venger du clan en place, le personnage principal, à sa sortie de prison, fait alliance avec un groupe de gangsters noirs sur arrière-fond de lutte politique. Tout autant que la thématique, ce qui est intéressant c’est la manière dont Carlo Lizzani filme cette histoire en grande partie en décors réels avec Aldo Tonti pour la photographie, qui avait travaillé entre autres sur Ossessione et Europe 51 ). Le résultat tranche avec les films de genre par une approche quasi néoréaliste de cette histoire qui n’aurait pu être qu’un exercice de style. Aux yeux de certains, ce film va ancrer encore plus sa réputation comme cinéaste "à l’américaine".
Sa polyvalence mériterait que l’on s’attarde sur bien d’autres films de sa longue filmographie.
Par exemple sur une comédie aux accents fortement réalistes comme Esterina (1959) dont le personnage principal révèle l’immense talent d’une jeune actrice, Carla Gravina.
Ou sur un film comme Caro Gorbaciov (1988) qui relate la dernière soirée de Boukharine avant son arrestation par la police de Staline. Il s’agit d’un "film de chambre", dans la mesure où l’action se passe dans le bureau du théoricien, où il dicte à sa jeune épouse une lettre qu’elle va détruire après l’avoir mémorisée pour pouvoir la transmettre aux générations futures et dans laquelle il se défend et porte une critique documentée sur les déviations stalinienne. Ce n’est qu’avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, cinquante ans plus tard, que la femme pourra porter à la connaissance du nouveau dirigeant le contenu de ce testament, ce qui débouchera sur la réhabilitation de Boukharine. Harvey Keitel et Flaminia Lizzani (sa fille) interprètent ce huis clos qui privilégie le dialogue et que le réalisateur mettra en scène au théâtre peu de temps après.
Le choix du festival de Pesaro 2010 a permis de réévaluer un cinéaste dont l’œuvre non seulement couvre une longue période de l’histoire du cinéma, mais aussi une personnalité riche d’intelligence et de rigueur politique et artistique. Cette rétrospective a eu depuis des reprises en Italie, en attendant, qui sait, qu’une institution française se découvre le courage de la reprendre, pour enfin tirer Carlo Lizzani de l’indifférence dans laquelle il est maintenu sur notre sol.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n° 336-337 [avril 2011]
* Carlo Lizzani (1922-2013) s’est suicidé le 5 octobre 2013 en se jetant du troisième étage de son domicile romain. Il a laissé à ses enfants un message : "Je décroche la prise".
Sa mort rappelle celle de Mario Monicelli (1915-2010), qui s’est défenestré le 29 novembre 2010.
1. Vito Zagarrio (a cura di), Carlo Lizzani. Un lungo viaggio nel cinema, Venise, Marsilio Editori, 2010.
2. Carlo Lizzani, Il cinema italiano, Firenze, Parenti, 1953. Le Cinéma italien, préface de Georges Sadoul, Éditeurs Français Réunis, 1955.