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Des oiseaux, petits et gros (1966) I
de Pier Paolo Pasolini
publié le mercredi 20 juillet 2022

Les avatars du corbeau
par Pier Paolo Pasolini
Jeune Cinéma n°27-28, janvier-février 1968

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1966

Sorties les mercredis 21 janvier 1970 et 20 juillet 2022


 


L’idée du corbeau (1) a traversé des phases variées.
Au départ ii s’agissait simplement d’un sage, d’un simple moraliste (mais j’avais l’idée d’abord d’un récit, non d’un film). Puis de moraliste il est devenu philosophe. Là est intervenue l’idée de faire du récit (il m’aurait été impossible de l’écrire faute d’un langage approprié) un film. Il a fallu donc que le philosophe soit précisé, puisque sans précision pas de simplification (cette simplification me semblait nécessaire non que j’y fusse tenu, mais parce qu’elle me séduisait comme règle de style) pour une œuvre destinée aux spectateurs de cinéma.
Ce philosophe dès lors a été un sage authentique qui cherche, à travers une liberté anarchiste et scandaleuse, une réalité empirique, absolue, non systématique dans les choses. Un sage comme "drogué", un doux beatnick, un poète qui n’a plus rien à perdre, un personnage de Elsa Morante, un Bobi Bazzlen (2), un Socrate sublime et ridicule que rien n’arrête, et qui doit ne jamais mentir, comme si ses inspirateurs avaient été les philosophes indiens, ou Simone Weil.


 

Mais cette conception du corbeau ne marchait pas.
En fait, les deux personnages, père et fils, qui vont et vont leur chemin, sont dans leur innocence parfaite, dans leur cynisme candide, dans leur manière d’agir selon une vérité intime. Ou peut-être, selon l’automatisme toujours authentique des hommes simples au sens absolu du mot, ils sont en réalité ce qu’aurait dû être le corbeau dans cette conception-là. Le corbeau leur aurait appris à être ce qu’ils sont depuis toujours et pour toujours. Ils n’auraient jamais pu le manger à la fin comme il était prévu, ou l’assimiler et recommencer à marcher le long des routes prenant de lui le peu qu’ils pouvaient prendre, en attendant qu’un autre corbeau vienne et leur donne conscience des choses. Le corbeau devait donc être bien défini, situé dans le temps et l’histoire. Il me fallait isoler de l’ensemble, qui formait la culture complexe du corbeau anarchique et "indien", l’élément marxiste qui ne pouvait, dans ce cas, qu’être un élément de sa culture. J’ai rédigé le scénario en pensant à un corbeau marxiste, mais pas tout à fait libéré du corbeau anarchiste indépendant, doux et sincère.


 

C’est alors que le corbeau est devenu autobiographique - sorte de métaphore irrégulière de l’auteur. Ainsi est né son background psychologique, le marxisme greffé comme une nouvelle règle innocente, une seconde naissance, pas folle cependant mais raisonnée, greffée sur une fêlure de la règle primitive, sur la blessure profonde (la nostalgie de la vie, la séparation forcée d’avec cette vie, la poésie pour la remplacer, le devoir naturel de la passion, etc.). Un marxisme ouvert à tous les syncrétismes, contaminations, retours arrière, mais bien planté sur ses positions les plus fermes, et ses perspectives (le contraste italien entre le monde pré-industriel et industriel, l’avenir de l’ouvrier, etc.).


 

Mais cette conception allait me porter vers une contradiction.
Le corbeau "devait être mangé" à la fin du film. C’était là l’intuition de départ et le plan inéluctable de ma fable. Il devait être mangé parce que, de son côté à lui, il avait terminé son mandat, achevé sa tâche, il était, comme on dit, dépassé, et aussi parce que ses deux assassins devaient assimiler cette part de bon, ce minimum utile qu’il pouvait durant son mandat avoir donné à l’humanité (Toto et Ninetto). Il faut bien se rappeler qu’à ce stade, l’épigraphe qui coiffe le récit du corbeau était une phrase de Mao trouvée dans une interview donnée à un journaliste américain, une phrase qui disait en substance : "Où vont les hommes ? Seront-ils dans l’avenir communistes ou non ? Bah, sans doute ne seront-ils ni communistes, ni non-communistes... ils iront, iront de l’avant, dans leur avenir immense, prenant de l’idéologie communiste la part qui peut leur être utile, dans l’immense et complexe confusion de leur marche en avant".


 

Le corbeau était donc à ce stade l’idéologie marxiste, au point précis où un des "moments historiques" - l’idéologie marxiste des années cinquante - allait être dépassé.
Or en précisant ce point, je me trouvais dans une contradiction.
Ou le marxisme du corbeau coïncide avec mon marxisme à moi, et puisque je suis en évolution et que je suis conscient plus que de toute autre chose de la crise du marxisme des années cinquante, le corbeau ne pouvait avoir une histoire close, il ne pouvait être aussi clairement que l’exige une histoire simple, un être dépassé et donc mangé.
Ou bien au contraire, le marxisme du corbeau ne coïncide pas avec le mien, et alors le corbeau devient comme moi, conscient de la crise du marxisme, c’est-à-dire un marxiste des années soixante - mais avec des raisons qui ne soient pas étroitement les miennes.
Autrement dit, je devais approfondir mes raisons, les vérifier, étudier, aller de l’avant, me transformer, comprendre pour donner ensuite aux corbeaux mes propres analyses. Faire coïncider mon marxisme nouveau et le sien mais au-delà de l’expérience inerte et toute négative qui a été mienne, ces dernières années.


 

C’est ce que j’ai essayé de faire. Ce n’est pas grand-chose pour un idéologue, mais c’est assez difficile pour un raconteur de fable. J’ai été aidé par un livre précieux arrivé au bon moment. Il s’agit d’une anthologie présentée par Franco Fortini. Cette anthologie et son livre le plus récent, La Verifica del Potere, (3) ont été les deux textes sur lesquels j’ai essayé de composer la figure idéologique du corbeau, en corrigeant le scénario, et en tirant de cet écheveau affreusement compliqué un fil poétique et récapitulatif.

Pier Paolo Pasolini
Jeune Cinéma n°27-28, janvier-février 1968

* Ce texte est extrait de l’ouvrage de Pier Paolo Pasolini, Uccellacci e uccellini, Milan, Garzanti, 1966.

** Cf. aussi "Des oiseaux petits et gros vus d’Italie... et vus en France", Jeune Cinéma n°27-28, spécial italien, janvier-février 1968.

1. Le film précise : "Pour qui aurait des doutes ou aurait été distrait, nous rappelons que le corbeau est un intellectuel de gauche, disons ainsi, d’avant la mort de Palmiro Togliatti".

2. Roberto Bazlen (1902-1965) alias Bobi Bazlen.

3. Franco Fortini (1917-1994) a cofondé, en 1955, la revue politico-littéraire marxiste Ragionamenti.
Franco Fortini, Verifica dei poteri. Scritti di critica e di istituzioni letterarie, Milan, Il Saggiatore, 1965.


Des oiseaux, petits et gros (Uccellacci e uccellini). Réal, sc : Pier Paolo Pasolini ; ph : Mario Bernardo et Tonino Delli Colli ; mont : Nino Baragli ; mu : Ennio Morricone ; déc : Luigi Scaccianoce (it), Dante Ferretti ; cost : Luigi Scaccianoce. Int : Totò, Ninetto Davoli, Femi Benussi, Umberto Bevilacqua, Renato Capogna, Alfredo Leggi, Renato Montalbano, Flaminia Siciliano, Giovanni Tarallo, Vittorio Vittori, Gabriele Baldini, Lina D’Amico, Rossana Di Rocco, Cesare Gelli (Italie, 1966, 89 mn).



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