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Des oiseaux, petits et gros (1966) II
de Pier Paolo Pasolini
publié le mercredi 20 juillet 2022

par Ugo Casiraghi
Jeune Cinéma n°27-28, janvier-février 1968

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1966

Sorties les mercredis 21 janvier 1970 et 20 juillet 2022


 


Ugo Casiraghi est l’un des hommes les plus respectés de la critique italienne et il est le critique cinématographique de L’Unità, le quotidien du parti communiste italien.
Ce sont deux raisons pour retenir, parmi d’autres, ses réflexions d’homme engagé sans ambiguité devant l’œuvre peut-être ambiguë, en tout cas complexe, de Pier Paolo Pasolini.
Ces réflexions contrastent avec les options pour ou contre - un peu manichéennes - de la critique française. Elles font comprendre comment les circonstances italiennes peuvent expliquer là-bas à la fois le film et l’accueil différent du nôtre qu’il a reçu.

Jeune Cinéma

Son texte est suivi d’un débat sur l’œuvre de Pier Paolo Pasolini et sur son dernier film, en France, dans la revue Jeune Cinéma, entre Jean Delmas, Jean-Pierre Jeancolas, François Leduc, Guy Mollet, Andrée Tournès, qui reflète les préoccupations et les terminologies de l’époque (juste avant Mai 1968).


Jamais le marxisme chrétien, ou le christianisme marxiste, de Pier Paolo Pasolini n’a trouvé sur les écrans une application plus déclarée que dans Des oiseaux, petits et gros. Jamais, en même temps, il n’a été plus problématique et incertain. Son incertitude lui fait honneur dans la mesure où elle présuppose chez lui une critique décidée et convergente contre l’immobilisme et le dogmatisme des idéologies trop fermées.
Dans Des oiseaux, petits et gros, l’auteur voudrait viser tant le stalinisme que l’intégrisme catholique, voudrait briser des lances pour le dialogue, pour la libre discussion des idées, pour le mouvement incessant de la pensée.


 

il y réussit et il n’y réussit pas. Son film est tout à fois ouvert et fermé, déterminé et emblématique, clair et obscur. Un film de crise, un film de dépassement, un film dans lequel l’auteur a été alternativement sollicité par les deux pôles de son intéressante personnalité.

Pier Paolo Pasolini ne laisse pas passer une occasion de se déclarer marxiste et il l’est. D’autre part, il ne cache pas la fascination qu’exercent sur lui les interrogations religieuses. (1)
Dans ses principaux films : Accatone (1960) et L’Évangile selon Saint-Matthieu, (1964), comme dans Des oiseaux, petits et gros, d’une manière encore plus problématique (je veux dire "programmatique-problématique"), il tente de récupérer la "sacralité" en soutenant de manière polémique, et non sans une bonne dose de raison, que la bourgeoisie a rejeté les enseignements du christianisme évangélique et les élans anciens de l’âme mystique, simplement pour ne pas être distraite dans l’épaisse jouissance des biens de consommation.

Comme sur le plan social, P.P. Pasolini est attiré par les conditions de vue du sous-prolétariat dans les misérables borgate de Rome, caput mundi et centre du catholicisme, ou encore dans les régions méridionales sous-développées, il repropose sur le plan idéal à la conscience des socialistes modernes la figure du Christ combattant, et celle d’un saint François d’Assise très éloigné des schémas de l’Église médiévale mais passionné pour la grande mission de "changer le monde".


 

Ici, dans Les Oiseaux, petits et gros, c’est une problématique qui, certainement, dans la France rationaliste, cartésienne et voltairienne (mais aussi gaulliste) ne peut pas être appréciée. En France, on adore Luis Buñuel qui, peut-être, est un catholique qui ne sait pas être marxiste, mais on ne supporte pas, pour P.P. Pasolini, que peut-être il soit un marxiste qui ne sait pas être catholique.
Jeux de mots mis à part, il nous semble, à nous qui apprécions Luis Buñuel autant que ses admirateurs parisiens les plus enflammés, que les intellectuels français, qui rejettent intégralement et "de parti pris" (comme cela s’est produit encore à Cannes en 1966) la problématique de P.P. Pasolini, ne prennent pas assez en considération la réalité culturelle et sociale italienne.


 

Devant le cercueil de Palmiro Togliatti, des hommes et des femmes bouleversés par la douleur défilaient avec le poing fermé, mais beaucoup d’entre eux s’agenouillaient et faisaient le signe de croix. Pour tous, était mort un révolutionnaire, pour beaucoup était mort aussi "un saint".
Nous ne citerions pas cet épisode naturellement s’il n’était pas indicatif d’une réalité profonde dont il faut tenir compte, et, surtout, si P.P. Pasolini ne l’avait pas placé dans son propre travail comme la séquence culminante et la plus chargée d’émotion.
Le fait que ces images extraites des journaux filmés italiens, et insérées en un splendide montage dans un récit de fiction, n’apparaissent pas comme détachées du reste du film, mais au contraire expriment avec une extraordinaire évidence la tension de sa problématique, est la preuve que le réalisateur-auteur a cadré un aspect de la vie nationale qui n’est nullement secondaire, et l’a offert à la méditation du public qui sait réfléchir...


 

D’habitude un conte, même idéo-comique, a sa morale.
Mais la morale de ce conte est que les protagonistes ne comprennent pas bien quels privilèges ils ont obtenus, quels royaumes ou quelles princesses ils ont conquis. Ainsi, l’auteur le souligne, "Il ne leur reste plus, après ces épreuves, qu’à affronter d’autres épreuves". Cela peut aussi représenter une désillusion. Pier Paolo Pasolini l’avait prévue.
Dans une de ses poésies, intitulée "Projet pour une œuvre future", n’avait-il pas écrit :

"Il faut se jouer. Danser sur les braises.
Comme des martyrs rôtis et ridicules..."

Danser sur les braises est aujourd’hui une manière de se sentir vivant, de suivre les déboussolements de notre temps, d’observer le monde sans œillères, de comprendre que tous les problèmes sont à nouveau mis en jeu, et que la tâche du cinéma de poésie pourrait être justement de chercher à éclairer ce développement incessant qui parfois se cache sous l’apparence du chaos.

Hugo Casiraghi
Jeune Cinéma n°27-28, janvier-février 1968

* Ce texte est extrait de la revue Civilta del Imagine, n°1, juillet 1966.

1. Cf. Pier Paolo Pasolini, "Les avatars du corbeau", Jeune Cinéma n°26-27, janvier-février 1968.



 


 

Les oiseaux petits et gros vus en France.
 

Jean Delmas : Dans le cinéma italien actuel, Pier Paolo Pasolini paraît occuper une place un peu à part. Quant à sa carrière de cinéaste, puisque Accattone, son premier film, date de 1960, il appartient à cette nouvelle génération qui, entre 1960 et 1963, nous a donné beaucoup d’espoirs pour le cinéma italien : celle de Valentino Orsini et des frères Taviani, de Gianfranco De Bosio, de Vittorio De Seta, de Ermanno Olmi, de Francesco Rosi. Cependant, il avait déjà derrière lui une carrière et une réputation d’écrivain. Et aussi à l’inverse des autres (sauf Rosi), il a pu continuer à faire des films et un succès public a répondu à ces films.
Surtout sa position a quelque chose de paradoxal. Ses films comportent un arrière-fond religieux dans Accattone, une inspiration directement catholique dans L’Évangile selon Matthieu, des allusions franciscaines dans Les Oiseaux, petits et gros. Or, avec beaucoup d’insistance, il se proclame marxiste - et c’est bien pour cela qu’on est amené à tenir compte de son marxisme, sinon il suffirait de prendre ses films comme ils sont. Dès lors il s’est établi, dans la critique française, un clivage simple : les athées, marxistes ou non (sauf exceptions) refusent P.P. Pasolini, et les catholiques le prennent en charge - dans ce cas il est difficile de dire qu’ils le "récupèrent").


 

En Italie, les réactions sont différentes. C’est seulement une partie de l’Église qui, au début, a voulu accepter La passion selon Matthieu, et d’ailleurs la condamnation à trois mois de prison avec sursis pour le sketch La ricotta dans Rogopag (1) lui a valu, si on peut dire, "l’auréole du sacrilège". Par ailleurs, la plupart des marxistes continuent à le considérer comme des leurs. Qui a raison des Français ou des Italiens ? La situation paraît appeler un débat où chacun chercherait à se libérer à la fois des complaisances et des préjugés.


 

Andrée Tournès : Tentation catholique ? Il a choisi en effet de traiter L’Évangile selon saint Matthieu et délibérément, de présenter le sous-prolétaire Accattone comme une sorte de Christ de Passion, il dit lui-même qu’il a pris pour Accattone des références christiques.
Mais Des oiseaux, petits et gros sont très extérieurs à toute tentation catholique...


 

Guy Mollet : Ce qui me parait gênant, c’est le terme "catholique" au lieu du terme "religieux". Cela change beaucoup de choses...

Jean Delmas : Bon. Peut-être en disant "catholique", je pensais un peu trop à La Passion selon Matthieu. Elle est catholique au point de ruser même avec le baptême par immersion et de l’éviter peut-être par concession à la hiérarchie ou à l’opinion catholique populaire. Si on remonte à Accatone, on se trouve devant une tentation mystique plus ou moins inconsciente, une obsession du péché et de la grâce. Et finalement Accattone pose peut-être, quant à la position du réalisateur, plus de questions que L’Évangile.


 

Guy Mollet : Mais pour L’Évangile, P.P. Pasolini a dit qu’il était extérieur au sujet, et il a ajouté : "D’autre part, j’étais très proche de l’évangile, si par là on entend un mythe religieux au sens le plus large du terme. Ce que j’y cherchais : la possibilité d’un dialogue entre marxistes et chrétiens".

Jean Delmas : Alors, je ne vois pas du tout comment ce film peut provoquer un dialogue entre marxistes et chrétiens. Nous devons le classer comme marxiste dans ce dialogue, puisque lui-même le veut ainsi : pourquoi diable s’est-il enfermé dans un cadre qui n’est même pas celui de l’Évangile mais d’un des évangiles pour s’en faire le pur et simple traducteur. Il n’y a aucun dialogue entre le traducteur marxiste et l’auteur chrétien dès le départ, il n’y a aucune espèce d’analyse de ce que pouvaient être les conflits dans la communauté juive au temps du Christ - chose qui a été étudiée pourtant par beaucoup de chercheurs (et pas toujours directement marxistes) au cours des dernières années : purement et simplement une traduction de l’Évangile.
Mais voilà un Christ qui n’est que volonté de puissance, qui dans toute la première partie du film n’agit sur les hommes que par ses miracles, qui n’a même pas un sourire quand il dit : "Laissez venir à moi les enfants", qui sourit pour la première fois au moment de l’entrée à Jérusalem. Il y sourit aux enfants, il est vrai, mais à ce moment-là on se demande si ce n’est pas par une ivresse de popularité. Ce Christ-là n’est en rien le Christ franciscain, ne doit pas être le Christ de Jean XXIII, à qui le film est dédié. Peut-être est-ce honnête de refuser ainsi la facilité des fausses complaisances. Mais, pour mon compte, cette image du Christ m’éloignerait à jamais de l’Évangile, si j’avais la tentation de m’en approcher. Et donc ne m’invite en rien au dialogue.


 

François Leduc : Pour moi, tout au contraire, c’est une approche du Christ, au moins comme personnage, une des premières qui soit intéressante dans le domaine du cinéma. En voyant le film il m’a semblé qu’il nous sortait de tous les poncifs cartonnés et bien léchés de la production traditionnelle (américaine surtout).
J’ai vu un homme vivant et engagé dans les problèmes politiques qui étaient ceux de son époque et, moi, je l’ai vu avec l’ensemble des contradictions psychologiques qui ont pu être les siennes, avec une volonté de puissance terrible, oui, un pouvoir sur les gens qui l’entourent et qui essaie de s’élargir à une plus grande audience, très secret, très ferme, ne souriant que peu en effet. Mais je ne vois pourquoi il devrait avoir toujours les bras ouverts, marcher sur des palmes, etc. Je ne sais pas si le personnage est en rapport avec L’Évangile de saint Matthieu que je ne connais pas. Mais au niveau d’un personnage filmé il est assez passionnant.

Andrée Tournès : On peut contester le fait d’avoir choisi L’Évangile, on peut nier que ce soit une démarche marxiste ou même "de gauche", ou qu’il favorise un dialogue entre marxistes et chrétiens. Mais on ne peut reprocher à P.P. Pasolini d’avoir traité tout ce que le texte comporte. Les miracles sont dans le texte et il aurait été malhonnête de les supprimer parce qu’ils peuvent gêner un rationaliste. Pour ce qui est de l’orgueil du Christ, je pense que c’est la tentation de tous ceux qui soutiennent une cause de se prendre comme fin au lieu de rester un moyen. Ici cela fait d’un personnage mythique quelqu’un d’humain dans une situation précise. Par ailleurs, j’ai cherché ce qui pourrait unir des gens de bords différents devant ce film : c’est la présence du Christ comme Christ des pauvres, uniquement des pauvres, en cela adversaire de l’Église, adversaire de la police, adversaire des forces d’État. Dans le contexte italien, ce sont des choses qui vont ensemble. Dans le contexte français, on est un peu déphasé parce que ce n’est pas actuellement une réalité. Mais en Italie c’est un film de combat parce qu’il dénonce l’Église officielle.


 

Jean-Pierre Jeancolas : Pour répondre à ce dernier point, je suis étonné que le film puisse être considéré comme une arme contre l’Église établie, dans la mesure où il a eu un succès considérable dans les sphères ecclésiastiques. Il a été, je crois, applaudi debout par tous les Pères conciliaires au dernier Vatican. Il me semble qu’on est en train de mélanger deux points de vue pour approcher le film : celui de la fidélité à saint Matthieu qui, sans doute, est respectée, et celui de l’histoire. Si on cherche quelle part d’authenticité historique P.P. Pasolini a essayé d’introduire dans son personnage, il me semble qu’il n’y en a pas. Et, venant d’un cinéaste marxiste, cela m’ennuie quelque peu. Il illustre son texte, peut-être avec une grande fidélité, mais un catholique pourrait faire un film tout à fait semblable.

Andrée Tournès : Mais, de l’aveu même de l’auteur, ce n’est pas un film marxiste.

Jean Delmas : Mais alors pourquoi un athée travaille-t-il pour l’Église ? Je sais bien que Jean Lurçat l’a fait et Fernand Léger, mais parce que l’Église leur donnait la possibilité que la société bourgeoise refuse à un artiste plastique de s’adresser à des multitudes. En sommes-nous là au cinéma ?

Jean-Pierre Jeancolas : Je crois qu’on a tort de placer exclusivement le débat sur un film qui, après tout, est peut-être un demi-accident dans l’œuvre de P.P. Pasolini. Alors posons le problème sur l’ensemble de l’œuvre. Puisqu’il se déclare marxiste, où est son marxisme ?

Andrée Tournès : Dans Des oiseaux...

Jean-Pierre Jeancolas : Moi je ne le vois pas. Pour moi, un cinéaste "marxiste", ce serait très simplement un cinéaste qui met en évidence des rapports de classe au sein d’une société, qui clarifie une situation. Et non pas qui jette de l’encre de seiche entre cette situation et lui - ce que fait P.P. Pasolini dans Des oiseaux..., à mon avis, soit par incompétence dans l’emploi de son moyen d’expression, soit par confusionnisme intellectuel. Dans Des oiseaux... comme dans l’ensemble de l’œuvre, je ne trouve à aucun moment cette volonté de clarifier l’histoire qui me paraît le caractère fondamental d’un cinéaste qu’on appellerait marxiste.

Andrée Tournès : Mais le thème du corbeau, c’est le rapport entre un intellectuel ou un politicien - enfin un dirigeant - et une classe qui n’est peut-être pas la classe ouvrière, plutôt un sous-prolétariat - mais enfin le peuple... C’est l’incapacité d’un intellectuel - qui sait des choses, qui pense, qui a une conscience politique - à se faire écouter cela me semble un sujet rarement traité et qui est fondamentalement politique.

Jean Delmas : Et la parabole "franciscaine", c’est-à-dire la parabole qui exprime l’échec même de l’esprit franciscain, montre que les gros oiseaux, une fois convertis, saisissent cependant la première occasion pour se précipiter sur les petits oiseaux (eux aussi convertis et à la même foi) et pour les dévorer. C’est-à-dire que, malgré "les hommes de bonne volonté", la lutte des classes continue. Ce n’est pas ironique seulement pour les Franciscains mais aussi pour les réformistes. La propriété privée, elle aussi, est mise en cause. Il est vrai que c’est assez grassement, sous la forme d’une tinette en plein vent et "réservée". On aime ou on n’aime pas ce ton de farce qui est celui de tout le film, mais cela c’est une autre affaire...

Jean-Pierre Jeancolas : Reste à savoir si on doit juger le film au niveau de ses intentions ou au niveau de l’œuvre qu’on nous livre.


 


 

Andrée Tournès : Non, c’est au niveau de l’œuvre. Ce qui déroute c’est que le film n’obéit pas à un procédé dramatique traditionnel. Des gens se promènent dans la vie et à chaque étape rencontrent des problèmes importants de la vie, politiques souvent. On peut prendre chaque épisode. Celui de la Loupe de théâtre par exemple le peuple s’intéresse au "peplum" et ne s’aperçoit pas de la manifestation qui commence. Un peu après il y a l’épisode de la prostituée : les gens sont heureux, parlent de l’amour, le philosophe essaie de parler du problème de la prostitution, c’est là d’ailleurs qu’il comprend qu’il peut mourir puisque personne ne l’écoute. Et dans le thème des gros et des petits oiseaux, il y a l’idée que chaque petit oiseau est le gros oiseau d’un plus petit : Nino et Toto écrasent les plus pauvres qu’eux, les petits bourgeois écrasent les paysans, etc., pour être ensuite écrasés. On ne peut pas parler d’intention, chaque épisode a une valeur politique très claire.

Jean-Pierre Jeancolas : Sur la clarté, je ne suis pas d’accord.

François Leduc : À ce moment-là, on met en question tout le processus du film, si on n’accepte pas comme P.P. Pasolini que l’instrument fondamental du cinéma est avant tout l’irrationnel.

Andrée Tournès : Mais ici il n’est pas question d’irrationnel. Tout est explicable et expliqué. Il y a d’énormes sous-titres, c’est peut-être trop didactique même.

Jean Delmas : Et puis c’est un film qui vient à un moment d’incertitude - le moment que situent les quelques plans, d’ailleurs splendidement choisis, des funérailles de Palmiro Togliatti. Peut-être serait-il au moins explicable, que né de cette incertitude, le film soit lui-même un peu incertain.


 

Jean-Pierre Jeancolas : Si je peux conclure pour moi-même, le personnage de P.P. Pasolini me paraît jouer dans la société italienne contemporaine le rôle que jouait Jean Cocteau dans la France des années 20 ou des années 30, celui de quelqu’un qui a une situation mondaine bien assise, qui fait des œuvres tout à fait dans le sens de l’époque - avec en plus un petit quelque chose d’original, un petit quelque chose d’insolite ou un petit quelque chose de barbare, pour un succès soit de scandale, soit de sympathie, soit d’étonnement. Il était marxiste et il dédiait ses poèmes à Antonio Gramsci dans les années 50, il dédie son film à Jean XXIII au moment où le renouveau catholique commence à exercer ses ravages. Je ne vois pas beaucoup de continuité dans tout cela, en dehors de la position théâtrale qu’assume P.P. Pasolini dans la vie intellectuelle italienne des années 60.

Andrée Tournès : J’aime bien que P.P. Pasolini parle du monde actuel et des problèmes actuels, et qu’il parle en même temps de lui : c’est-à-dire qu’il s’y mette aussi dans ce monde actuel, et avec ses problèmes précis - ceux d’un intellectuel. Je trouve cela très intéressant parce que c’est assez proche de nos problèmes à nous.

Jean Delmas : Pour mon compte, je suis plutôt partagé quant aux films. J’ai une sorte de répulsion pour Accatone, tout en admirant sa beauté formelle. L’Évangile m’intéresse mais me reste étranger. J’adore Des Oiseaux... autant pour son contenu que pour son ironie exaspérée... Mais quoi qu’il en soit, j’admire qu’en Italie, un cinéaste de premier rang ait une telle présence à son temps. Et une présence raisonnée. Il ne se contente pas de quelques allusions plus ou moins débraillées aux événements, ou de la radio en bruit de fond. Il pense la crise de son époque et il essaie de l’exprimer. Il n’apporte pas non plus de fausses solutions. Mais quant à son engagement social ou politique, rien ne permet de dire qu’il soit en retrait. Ni ses actes récents, ni surtout la progression de ses œuvres jusqu’aux Oiseaux. Alors il me semble qu’il est de ceux qu’on ne peut pas prévoir, mais dont on peut beaucoup espérer.
Au début de Federico Fellini - tandis que des hommes comme Renzo Renzi en Italie disaient aussi : "Attendons" (ce qui voulait dire "attendons le meilleur") - la critique française non catholique se braquait, laissant tout Federico Fellini en fief aux "cléricaux". Faut-il recommencer cela, d’autant que lui-même n’est pas catholique, avec Pier Paolo Pasolini ?

Débat à Jeune Cinéma entre Jean Delmas, Jean-Pierre Jeancolas, François Leduc, Guy Mollet, Andrée Tournès (janvier 1968).

1. RoGoPaG est un film à sketches réalisé par Roberto Rossellini, Jean-Luc Godard, Pier Paolo Pasolini et Ugo Gregoretti (1963).
En Italie, le sketch de P.P.P., La ricotta, avec Orson Welles et Laura Betti, provoqua la censure du film pour "offense à la religion d’État". RoGoPaG fut alors exploité sans son sketch sous le titre : Laviamoci il cervello. Il n’est sorti en France qu’en décembre 1991.


Des oiseaux, petits et gros (Uccellacci e uccellini). Réal, sc : Pier Paolo Pasolini ; ph : Mario Bernardo et Tonino Delli Colli ; mont : Nino Baragli ; mu : Ennio Morricone ; déc : Luigi Scaccianoce (it), Dante Ferretti ; cost : Luigi Scaccianoce. Int : Totò, Ninetto Davoli, Femi Benussi, Umberto Bevilacqua, Renato Capogna, Alfredo Leggi, Renato Montalbano, Flaminia Siciliano, Giovanni Tarallo, Vittorio Vittori, Gabriele Baldini, Lina D’Amico, Rossana Di Rocco, Cesare Gelli (Italie, 1966, 89 mn).



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