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Cinq Diables (les) (2022)
de Léa Mysius
publié le mercredi 31 août 2022

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 2022

Sortie le mercredi 31 août 2022


 


Le premier long métrage de Léa Mysius, Ava (2017), a été réalisé à partir de son scénario de fin d’études de la FEMIS, en 2014. Trois ans de travail, notamment avec Paul Guilhaume, et il est devenu immédiatement un film reconnu et récompensé, sélectionné par la Semaine de la critique au Festival de Cannes 2017, et quelques autres festivals (Montréal, Stockholm, Palm Springs, Münich), nommé aux César 2018, et lauréat du Prix Louis-Delluc 2017, avec un accueil critique vraiment favorable (1). Il faut dire qu’il ne s’agissait pas d’une apparition venue de nulle part. Léa Mysius avait déjà réalisé trois courts métrages repérés (2). Pendant les années qui ont suivi, entre 2017 et 2022, elle a travaillé comme scénariste avec Arnaud Desplechin, André Téchiné, Stefano Savona, Jacques Audiard, Claire Denis pour des films qui ont eu du succès. Son deuxième long métrage, Les Cinq Diables (2022), ne pouvait passer inaperçu, il était attendu, il a été sélectionné par la Quinzaine des réalisateurs, à Cannes 2022, et il n’a pas déçu.


 


 


 

Le scénario est ambitieux, avec un environnement social et géographique précis, une manière très juste de faire vivre ses personnages, une narration très tenue, et même une lecture possible à plusieurs niveaux.
C’est l’histoire de Vicky. Dans une province montagneuse française sans histoire, dans sa famille qui semble paisible, elle est une petite fille différente, donc marginalisée.


 


 

Elle est métisse, elle a aussi un don particulier - c’est un "nez", comme on dit en parfumerie -, et surtout elle a un imaginaire et une sensibilité hors du commun, ce qui lui permet non seulement de conserver, de classer et de reproduire les odeurs qu’elle perçoit dans la Nature, mais d’épiloguer sur leur "signification" quand il s’agit d’humains. Avec sa mère, étonnée de la créature qu’elle a engendrée, elle entretient une relation fusionnelle.


 


 

C’est là, dans sa famille, qu’elle "travaille" avec ses bocaux et ses sensations, solitaire. Quand Julia, la sœur de son père, fait irruption, sa mère est bouleversée, son père est laconique, son monde se trouve remis en question. La tante oubliée devient sujet d’étude.


 


 


 

C’est alors que son deuxième sens hypersensible se métamorphose en sixième sens, qui va faire resurgir brutalement une vieille histoire refoulée, déniée, insupportable. Qui, ainsi révélée, débouchera sur la délivrance d’une catharsis familiale (et villageoise) de la plus belle eau.


 


 


 

Si Vicky fait penser à Hushpuppy et si Sally Dramé ressemble à Quvenzhané Wallis (3), les références et les influences du film, données par les auteurs, Léa Mysius et Paul Guilhaume, ou attribuées par les critiques, ne sont pas nécessaires, elles sont même un peu gênantes, comme des justifications érudites qui dévoilent les secrets de fabrication que suppose toute création, et masquent la sensation vraie de la réception. Léa Mysius parle de "réenchanter le monde", ce qui ne peut se faire sans quelque sortilège et quelque envoûtement, les exégèses y sont superflues. Car non seulement le film diffuse une atmosphère toute personnelle, mais toute l’œuvre de Léa Mysius (courts métrages compris) est constituée, du moins pour l’instant, d’une sorte de matière cohérente propre, qui fait la différence entre les artistes et les artisans.


 


 


 

Techniquement, cela vient certainement de sa manière de casser les genres. "Je voulais une hybridation des genres et passer petit à petit d’un genre à l’autre. Au montage, l’idée a été d’opérer des glissements", dit-elle.


 


 

Mais cela relève aussi de son univers intérieur, qu’on trouve déjà dans ses courts métrages, et dès Ava, et dont on pourrait dire qu’il est le plus réaliste possible. Les "réalités" du vécu des humains sont tissées de chair – ils se cognent -, et d’âme - ils se souviennent. Leurs présents ne sont jamais parfaitement lisibles, surtout pas par eux-mêmes, même pas après une psychanalyse réussie. Leurs diverses routes sont toujours un peu "parallèles", ils naviguent entre lumières et ténèbres, et leurs essais demeurent souvent inaboutis. Il n’est donc pas étonnant que, devant le film, on reste parfois insatisfait, comme en manque d’explication, devant la succession d’images égrenées par la cinéaste. Peut-être est-ce là même que réside non pas le mystère, mais justement le réalisme de ce récit. Dans l’enchantement, nulle extra-lucidité, juste l’humilité du lâcher-prise.


 


 

Federico Fellini, dans Toby Dammit (1968), voyait le diable sous l’apparence d’une petite fille violemment maquillée (3). Ce qui est sûr, c’est que les petites filles de Léa Mysius sont toutes des sorcières, moins terrifiantes, mais tout aussi puissantes. Elles sont hyper-vivantes, on ne peut les détruire que par le feu. Elle le sait : c’est un incendie infernal qui ouvre son film.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

1. "Ava", Jeune Cinéma n°381, été 2017

2. Cadavre exquis (2013), sélection à Clermont-Ferrand 2013, prix de la SACD ; Les Oiseaux-tonnerre (2014), Cinéfondation 2014, sélection au Festival de San Sebastian 2014 et au Festival d’Angers 2015 ; L’Île jaune (2016) réalisé avec Paul Guilhaume, récompensé à Clermont Ferrand.

3. Les Bêtes du Sud sauvage (Beasts of the Southern Wild) de Benh Zeitlin (2012), Jeune Cinéma n°346, été 2012.

3. Toby Dammit de Federico Fellini est le dernier des trois sketches qui composent Histoires extraordinaires (1968), un film inspiré de nouvelles de Edgar Allan Poe : Never Bet the Devil Your Head. A Tale With a Moral (1841). Les deux autres sketches sont Metzengerstein (1832) par Roger Vadim et William Wilson (1839) par Louis Malle.


Les Cinq Diables. Réal, sc : Léa Mysius ; ph, sc : Paul Guilhaume ; mont : Marie Loustalot ; mu : Florencia Di Concilio ; déc : Esther Mysius ; cost : Rachèle Raoult. Int : Adèle Exarchopoulos, Sally Dramé, Swala Emati, Moustapha Mbengue, Daphné Patakia, Patrick Bouchitey, Noée Abita (France, 2022, 95 mn).



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