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Klein, William (1926-2022) (e)
Entretien avec Jean Delmas (1976)
publié le samedi 8 octobre 2022

Rencontre avec William Klein
À propos de Le Couple témoin (1976)
et de Mr Freedom (1968)

Jeune Cinéma n°100, février 1977


 


Jeune Cinéma : William Klein, depuis Mister Freedom (1) vous n’aviez plus réalisé de films de fiction. Est-ce parce que vous vous êtes heurté à des difficultés de production ? Ou bien, simplement, parce que vous avez préféré faire autre chose ?

William Klein : Vous savez, il faut penser que le cinéma n’a pas toujours été ma seule occupation. J’ai abandonné la peinture en pensant que finalement la peinture est une activité désuète et caduque. Travaillant chez Fernand Léger, j’ai commencé à ne plus m’intéresser à la peinture de chevalet, je voulais faire des fresques, travailler dans l’architecture... Et puis j’ai pensé que même cela était un peu bidon parce que le peintre arrivait quand même toujours comme la cinquième roue d’un carrosse. La photographie m’a excité pendant un temps, pour moi, c’était une étape, je pensais que la photographie pouvait m’apprendre un tas de choses qui m’aideraient à tourner.
Mais la façon dont je voyais mon travail de cinéaste était cependant influencée par la façon dont je travaillais auparavant comme peintre et comme photographe : un peintre travaille tout seul, et s’il est producteur de ses œuvres, il investit très peu et il arrive tout de même à peindre sur quelque chose, s’il n’a pas de toile il peint sur du papier. Faire du cinéma c’était à l’opposé pour moi puisque la production et la distribution étaient inséparables de l’activité cinématographique. Alors il est arrivé que, en mai 68, quand tout le monde mettait en question le cinéma, moi je l’ai mis en question réellement en ce qui me concernait. Je ne voulais plus produire comme réalisateur dans un certain contexte des objets cinématographiques, je ne voulais plus faire de films de fiction, je ne voulais plus faire de l’art, je ne voulais plus faire du spectacle, je pensais que le cinéma devait être "au service de...". J’ai été content d’avoir l’occasion de travailler pour le Festival Panafricain (2), pour la libération africaine : ça m’a permis de faire à ce moment-là un certain nombre de choses au service d’un mouvement politique qui avait besoin en effet de professionnels de l’audiovisuel pour atteindre un public de télévision et de cinéma.


 

J’ai fait cela pendant quelques années, et je dois dire que la plupart de ces expériences ont été décevantes pour moi. Au niveau de la distribution d’abord : du fait que les moyens de distribution n’étaient pas disponibles, ces objets qui au début étaient destinés à faire passer un discours, étaient détournés en fin de compte et devenaient très ésotériques... Et même au niveau de la production, il y avait de telles complications : je travaillais avec Eldridge Cleaver parce qu’il était à Alger et moi aussi, et que les Black Panthers avaient besoin d’associer leur lutte de libération aux États-Unis avec d’autres luttes de libération à travers l’Afrique et le Tiers-Monde. Je pourrais parler pendant des heures des discussions à l’intérieur du parti des Black Panthers, de la scission, finalement de l’espèce de folie qui s’est emparée de Eldridge Cleaver lui-même, de tout cela qui faisait exploser la signification même de mon travail (3). Finalement beaucoup de ces choses qui commençaient par un grand enthousiasme se terminaient dans la dérision.


 

Au fond, je refusais l’art par masochisme, en tout cas par idéalisme béat, mais par masochisme aussi. J’avais refusé l’art également dans la photographie. J’ai sans doute été le premier à faire sciemment de mauvaises photos, à démolir les canons de l’esthétique photographique. J’étais contre l’art dans le cinéma aussi. Mais c’était le refus d’un plaisir qui existait : j’aimais bien faire du cinéma. Et après des tas d’expériences j’en suis arrivé à ne plus voir de raisons de se refuser à faire ce qui tout de même vous fait plaisir.

J.C. : Pendant cette période, vous avez finalement recueilli aussi les documents de 68 pour en faire un film : "Les Anciens Combattants."...

W.K. : Je n’ai pas recueilli... C’est mon tournage à moi. Aux États généraux du cinéma à Suresnes, un jour les gens de la Sorbonne sont venus en demandant : "Qui veut tourner chez nous ?". Moi, ça ne me disait pas grand-chose de m’enfermer dans les commissions États généraux : j’ai dit que je ferais ça... et je suis devenu "Cinéma Sorbonne". Puisque d’autres équipes tournaient ailleurs, mes matériaux devaient servir pour un film de synthèse et je me refusais longtemps à faire un film avec ce que j’avais tourné moi-même. Mais du film de synthèse on a parlé pendant des mois. À un moment donné, je me suis énervé à l’idée de tout ce matériel qui n’avait pas de forme, qui était dans les boîtes en rushes. Ce que j’avais tourné là me touchait de près. Même comme étranger, en un certain sens, parce que moi je m’étais toujours senti très étranger en France et que pour la première fois tout appartenait à tout le monde, la parole, la rue, l’université. À un moment donné, j’ai dit : "Je vais mettre de l’ordre dans tout cela". Et avec mes vingt ou vingt-cinq heures de documents, j’ai fait un film de quatre heures que je n’ai pas cherché à diffuser, mais qui existe...

J.C. : Ou bien vous faites des films documentaires. Ou bien, quand vous faites des films de fiction, ce sont des paraboles qui s’éloignent du réalisme. ll y a là un balancement surprenant.

W.K. : Il ne faut pas oublier que j’étais peintre abstrait. J’ai commencé la peinture en faisant des choses qui étaient proches de Picasso si vous voulez. J’ai fait une peinture très géométrique qui était loin de la vie. Et j’avais une nostalgie de la vie, de la chose vue : j’étais assez content de pouvoir faire de la photo en même temps. Cela se retrouve avec les films que je fais. J’ai envie de faire du documentaire, et, quand je fais du cinéma, je fais des films un peu abstraits. Oui, en effet, il faut dire que je me suis refusé des tas de choses dans mes films : les faits, l’histoire. J’ai fait des films qui sont finalement des antifilms, qui jouent avec les spectateurs, qui jouent avec les matériaux.


 

On me l’a même reproché. À l’époque de Mister Freedom, j’ai lu beaucoup d’articles où on disait : "Ce n’est pas réaliste. Enfin, qu’est-ce que c’est ces gens qui parlent comme ça, qui bougent comme ça ?" Pourtant aujourd’hui un créateur de n’importe quoi n’a rien de plus pressé que de dire : "Ah, vous savez mon roman, mon émission de télévision, mon ballet, c’est une bande dessinée". Or, Mister Freedom, c’est vraiment une bande dessinée. Je crois avoir été un des premiers à employer ces procédés avec des gens costumés comme des baudruches, parlant dans des bulles, etc. Mais les critiques français au départ n’acceptaient pas qu’on fasse un film vraiment stylisé pour lequel Ubu, ou une représentation de théâtre chinois ou vietnamien, ou un théâtre de rue étaient les références. Ils attendaient une intrigue, du drame, de la psychologie, Claude Chabrol, etc... Et vraiment ça les dérangeait. Je crois que les choses ont un peu changé depuis, mais pas tellement.


 

Dans ce film-ci j’ai fait exprès que tout ait l’air un peu normal, mais rien n’est moins normal. Ce que je recherchais, c’est employer des éléments très quotidiens pour faire des choses complètement absurdes. Eugène Ionesco emploie l’Assimil pour faire parler M. et Mme Smith et faire du non-sens. Moi j’emploie les matériaux des chercheurs, des psycho-sociologues, des hommes d’État soucieux du bien-être des citoyens. C’est vraiment le chapelier fou de Alice au pays des merveilles. Je suis assez porté sur le non-sens. On parle beaucoup de l’humour juif new yorkais, de Woody Allen, de Mel Brooks, des frères Marx. C’est une chose qui a toujours été très naturelle pour moi. Je pense qu’un film comme Polly Magoo, il y a dix ans était dans cette lignée-là, mais c’était en français, et les Français avaient beaucoup de mal à comprendre.


 

J.C. : Comment s’est cristallisé le thème du Couple témoin ?

W.K. : Vous savez, je suis producteur du film aussi - quand je dis moi, je devrais dire nous, ma femme et moi -, alors j’ai du mal à parler du film sans parler de la production. Comment ça s’est fait ? J’avais un sujet beaucoup plus important qui s’appelait "Demain la ville". C’est un film que nous avons essayé de monter pendant plus de deux ans sans succès. C’était la fabrication d’une ville nouvelle, une histoire comme celle Faust, un gros sujet avec des répercussions interplanétaires, avec des Américains, des Russes, des Japonais, des Français. Et à l’intérieur du film il y avait un petit sujet, un des éléments, qui était l’histoire d’un couple sous observation.

Avec l’avance sur recettes et les possibilités de coproduction, j’avais un peu d’argent pour tourner un film à budget limité. L’autre film qui comportait acteurs américains, coproduction avec l’Amérique, beaucoup d’argent, etc., je n’arrivais jamais à le monter. Alors j’ai dit : "Plutôt que de tourner en rond plus longtemps, je vais récrire le scénario pour tourner". J’ai pris à l’intérieur de l’autre film ce chapitre qui parlait d’un couple-cobaye et j’ai fait ce film-ci. Finalement, il dit certaines choses qui étaient dans l’autre film, mais c’est un quatuor à côté d’un oratorio. Au niveau de la production, ça m’intéressait de faire un film très bon marché qui se ferait entre quatre murs et qui pourrait parler de toutes sortes de choses : du présent, de comment vivre, de la manipulation des gens, etc.


 

J.C. : Mais vos perspectives sur le présent, sur l’avenir surtout, y sont très pessimistes. Vous dites : "Comment vivront les Français en l’an 2000". On a l’impression que la réponse est assez terrible.

W.K. : Je dis ça, bien sûr. Mais en fait, je n’ai pas la moindre idée de la manière dont les Français vivront en l’an 2000. Enfin, je pense que ce sera comme aujourd’hui en pire. Mais ça c’est le propos de ce "ministère de l’Avenir" qui est à l’origine des expériences. Ils n’en savent rien, ils prétendent en savoir quelque chose. J’ai écouté la radio aujourd’hui. La Cour des Comptes a fait le bilan des recherches des différents ministères, et on se rend compte que c’est bien plus absurde que ce que je montre dans le film. J’ai suivi un peu la construction d’Evry, par exemple. Au départ, c’était merveilleux, Evry qui venait à Paris montrer les maquettes, discuter avec le public. Tous les soirs, il y avait Lefebvre, les architectes, les gens qui ont gagné, qui ont perdu. Tout le monde parlait de ce qu’on rêvait de faire. Et puis on n’a qu’à aller voir ce que c’est devenu, vraiment, c’est Parly 3, 4.

J.C. : Ce qui est particulièrement pessimiste c’est la manière dont vous montrez que la révolte est toujours récupérée.

W.K. : Le Couple témoin, c’est aussi un film sur la manipulation. Il est évident que la révolte est souvent récupérée. Si j’ai fait le film sur Mai 68, je l’ai fait aussi parce que les gens en avaient oublié certains thèmes, et un certain langage également. Quand on voit la publicité, bien sûr, c’est un gag : elle présente toujours le rasoir révolutionnaire, le presse-citron révolutionnaire, etc. Mais quand on voit le gouvernement qui parle de "la qualité de la vie" ! La qualité de la vie, on en parlait en Mai 68, bon, maintenant il y a un ministère de la qualité de la vie.
Il est évident que ce pauvre couple se révolte. Ils en ont marre et c’est normal. Mais quand leur révolte va trop loin, qu’il y a ces gosses qui font ce canular, qu’ils se voient emportés dans une chose très anar, tout d’un coup, ils ont peur. Et cette expérience qui leur sortait par le nez, ce rôle de couple-cobaye national qui leur était insupportable, une fois que ça leur est enlevé, ils s’y accrochent. Ils sont très tristes quand à la fin tout foire et que les organisateurs sont contents d’avoir de bonnes raisons pour les virer puisque cette expérience est dépassée, et ne les intéresse plus, et qu’ils sont sur une autre expérience sans doute. Bien sûr, c’est pessimiste, mais j’ai souvent constaté ce genre de situation. Si je montre ça dans le film, ce n’est pas pour que les gens se sentent battus d’avance, mais pour dire qu’il ne faut pas qu’on se leurre.


 

J.C. : On n’est pas sûr d’avoir bien compris cet épisode de la prise d’otage dont vous parlez. De la part des gosses, c’est sérieux ?

W.K. : Non, non, c’est un canular. Les gosses ont l’idée géniale de s’introduire dans cet endroit en prétendant qu’ils sont envoyés par le ministère Tout le monde croit que le ministère peut employer des gauchistes provocateurs pour faire n’importe quoi. Le couple, qui est vraiment M. et Mme Tout le Monde, le croit aussi. Alors les gosses jouent là dessus pour avoir la possibilité de s’exprimer à la télévision et de tourner toute l’expérience en ridicule. Et puis ils s’en vont. C’est leur droit. Si on trouve que c’est sérieux, c’est sérieux. On peut aussi trouver que ce n’est pas sérieux. De toute façon, on ne peut pas attendre des gosses qu’ils donnent toutes les réponses. Mais le couple était mûr pour marcher avec les gosses. Jean-Michel commençait timidement à changer les chiffres qui étaient collés sur les murs comme repères, il mettait des petits grains de sable dans la machine parce que tout l’agaçait... Et puis tout d’un coup, ils ont eu peur.

J.C. : Il semble que dans ce film vous utilisez moins que précédemment les procédés de grossissement photographique, la déformation par le grand-angulaire, qui vous ont été quelquefois reprochés...

W.K. : Les gens disent ça comme ça. Ils ne savent pas ce que c’est le grand-angulaire. Si on regarde bien mes films, on voit qu’il n’est pas tellement employé, ni la déformation. Mais on disait cela à une époque où les gens n’étaient pas développés du point de vue photographique. Ils acceptaient beaucoup de choses en peinture qu’ils n’acceptaient pas pour la photographie : on ne reproche pas à Greco de déformer les gens, ça ne gêne personne.

J.C. : Si la stylisation n’est pas due à des procédés photographiques, elle doit dépendre en partie des acteurs qui sont remarquables. Comment les avez-vous choisis ?

W.K. : Ça a été très long pour trouver ce couple. J’ai assez rapidement choisi André Dussolier. Mais pendant des semaines et des semaines, j’ai fait des essais vidéo avec des filles. J’ai vu vraiment une centaine d’actrices, j’ai fait des essais avec une bonne cinquantaine. Je voulais une inconnue. Je voulais une fille qui...

J.C. : ...qui ait l’air "comme tout le monde".


 

W.K. : C’est ça. Pourtant Anémone, elle, n’est pas du tout une petite bourgeoise. C’était une fille défoncée. Entre quinze et vingt ans elle devait être dans les vaps vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais curieusement quand on a fait les essais avec elle, quelque chose passait. Zouc passe très bien aussi, et, pour Jacques Boudet qui est avec elle, c’est dur de tenir tête à Zouc, mais il y arrive très bien. Et puis il y a Eddie Constantine qui fait sa rentrée cinématographique dans le rôle du futurologue...

Propos recueillis par Jean Delmas
Paris, juin 1976.
Jeune Cinéma n°100, février 1977

* Cf. "Le Couple témoin", Jeune Cinéma n°100, février 1977

1. Mister Freedom, réalisation, scénario, dialogue, costumes et dessins de William Klein (1968).

2. Festival panafricain d’Alger 1969 de William Klein (1969) est un documentaire sur le premier Festival panafricain d’Alger. La deuxième édition du festival s’est déroulée en juillet 2009, 40 ans après celle de 1969.

3. Eldridge Cleaver (Eldridge Cleaver, Black Panther) de William Klein (1969).


Le Couple témoin. Réal, sc : William Klein ; ph : W.K. & Philippe Rousselot ; mont : Valérie Mayoux ; mu : Michel Colombier ; cost : Agnès B. & Georges Bril. Int : André Dussollier, Anémone, Zouc, Eddie Constantine, Georges Descrières, André Penvern, Jacques Boudet, Frédéric Pottecher (France-Suisse, 1976, 101 mn).


Mister Freedom (Mr Freedom). Réal sc, dial, cost, dessins : William Klein ; ph : Pierre Lhomme ; mont : Anne-Marie Cotret ; mu : Serge Gainsbourg & Michel Colombier ; déc : Jacques Dugied. Int : Delphine Seyrig, John Abbey, Philippe Noiret, Donald Pleasence, Jean-Claude Drouot, Serge Gainsbourg, Rufus, Catherine Rouvel, Yves Lefebvre, Sami Frey, Monique Chaumette, Yves Montand, Daniel Cohn-Bendit, Jean-Luc Bideau, Simone Signoret, Hugues Quester, Michel Creton (France, 1968, 105 mn).



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