home > Films > Années de plomb (les) (1981)
Années de plomb (les) (1981)
de Margarethe von Trotta
publié le mercredi 12 octobre 2022

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°138, novembre 1981

Sélection officielle de la Mostra de Venise 1981.
Lion d’or.

Sorties les mercredis 31 mars 1982 et 12 octobre 2022


 


En 1977, pendant le tournage des séquences documentaires de L’Allemagne en automne, (1) Margarethe von Trotta fait la connaissance de la sœur de Gudrun Ensslin, Christiane Ensslin, (2) qui commence une longue enquête personnelle sur le "suicide" de la prison de Stammheim. Elle réalise ensuite Les Sœurs ou l’équilibre du bonheur (3), qui constitue une préparation aux Années de plomb.


 

Avant de devenir une figure importante de la Fraction Armée Rouge, Gudrun Ensslin avait eu un enfant qui fut vite sacrifié pour l’engagement politique total. Après sa mort, le garçon rejette le souvenir de cette mère dont la société allemande cherche à exorciser le souvenir. Sans parents, confié à une sorte d’orphelinat, il est victime d’un attentat. Recueilli par la sœur de Gudrun qui essaye de réhabiliter en lui l’image de sa mère, l’enfant demande à tout savoir sur elle. Christiane (Juliane dans le film) lui dit alors : "Je ne peux te dire que ce que je sais", et l’enfant avide répond : "Alors, commence". Cette fin du film de Margarethe von Trotta constitue le justificatif des Années de plomb.


 


 

Tout comme le travail acharné de Christiane pour rétablir la vérité, ce film de Margarethe von Trotta apparaît comme une interpellation au public pour ne pas oublier ces années que l’Allemagne a cherché à occulter, par peur de se regarder en face. Il est construit à partir d’éléments réels de la vie des deux sœurs. Mais il ne s’apparente en rien à une biographie, d’abord parce que les éléments montrés ne visent pas à donner une vision exhaustive ou même objective de leur histoire, et surtout parce que tout le film est porté par la passion de faire comprendre deux personnalités. Ce double portrait de femmes si différentes s’apparente aussi à un acte politique par l’image de l’Allemagne qu’il nous donne. Et, s’il n’était que le portrait de deux sœurs, le film serait déjà admirable de densité et d’émotion.


 


 

Margarethe von Trotta imbrique très adroitement les séquences de l’adolescence de Christiane/Juliane et Gudrun/Mariane dans l’histoire qu’elles traversent. Élevées toutes les deux dans une famille de pasteur sévère, elles réagissent très différemment. Juliane, très indépendante, en avance sur son temps, se pose déjà en opposition à ce puritanisme austère en se rebellant contre son père, contre l’école, contre le conformisme du monde dans lequel elle vit. Mariane, au contraire, accepte cette vie sans rien dire. La sévérité du père ne l’empêche cependant pas de montrer aux jeunes Nuit et Brouillard de Alain Resnais à un moment où l’Allemagne cherche à tourner définitivement la page.


 


 

Après 1968, un basculement s’opère, la plus hardie devenant une militante féministe, l’autre au contraire choisissant la lutte violente qui la conduit en prison. Ces deux femmes sont cependant profondément unies dans leurs affrontements et leur tendresse. Une relation aussi forte ne va pas sans poser de problème dans la vie de couple de Juliane, surtout lorsque sa sœur est en prison. Là encore, Margarethe von Trotta donne une image très belle de cette relation dans laquelle le mari cherche à comprendre et à aider sa femme qui, malgré elle, lui échappe, toute absorbée qu’elle est par le soutien total qu’elle veut donner à sa sœur.


 


 

Avec les scènes de prison, le film atteint un degré d’émotion d’autant plus fort qu’il devient aussi une dénonciation implacable de l’univers carcéral. Mariane/Gudrun résiste autant qu’elle le peut à l’isolement total dans lequel elle est placée, et les visites de sa sœur constituent le seul rapport à la vie sous sa forme la plus élémentaire, par la parole, les odeurs, les couleurs. On ne peut facilement oublier cette image bouleversante des deux sœurs échangeant leurs pulls avant même que les gardiennes n’aient eu le temps d’intervenir. Image insoutenable aussi de la dernière visite à Stammheim avec les deux visages superposés sur la vitre qui les sépare.


 

Tout le travail de recherche de Juliane/Christiane pour arriver à la vérité sur la mort de sa sœur fut refusé par la grande presse sous prétexte que le public avait déjà oublié. Les Années de plomb va réveiller notre souvenir et celui des Allemands de façon salutaire, en attendant que soit publié le livre de Christiane Ensslin. Certains ne manqueront pas d’accuser Margarethe von Trotta de ne pas avoir dénoncé le terrorisme. Tel n’était pas son propos. Ce qui va déranger ces gens-là, c’est de découvrir que l’horrible terroriste que les moyens d’information présentaient comme un monstre froid, était une femme avec sa force intérieure et ses faiblesses. Ce combat pour la vérité, celui de Christiane Ensslin, celui de Margarethe von Trotta, constitue un acte de courage. Que pour son troisième film, la cinéaste ait fait une œuvre aussi personnelle sur un tel sujet est tout à son honneur.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°138, novembre 1981

* Cf. aussi "Entretien avec Margarethe von Trotta", Jeune Cinéma n°138, novembre 1981

1. L’Allemagne en automne (Deutschland im Herbst) est un film collectif à segments, réalisé, en 1978, par Rainer Werner Fassbinder, Alf Brustellin, Hans Peter Cloos, Alexander Kluge, Maximiliane Mainka, Edgar Reitz, Katja Rupé, Volker Schlöndorff, Peter Schubert, Bernhard Sinkel. Il a été en sélection officielle en compétition à la Berlinale 1978.

2. Christiane Ensslin (1939-2019.

3. Les Sœurs (Schwestern oder Die Balance des Glücks) de Margarethe von Trotta (1979) a été présenté au Festival de films de femmes de Créteil 1981 et a reçu le Grand Prix.


Les Années de plomb (Die bleierne Zeit). Réal, sc : Margarethe von Trotta ; ph : Frantz Rath ; mont : Dagmar Hirtz ; mu : Nicolas Economou ; cost : Monika Hasse & Jorge Jara. Int : Jutta Lampe, Barbara Sukowa, Rüdiger Vogler, Luc Bondy Julia Biedermann (Allemagne, 1981, 106 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts