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Trotta, Margarethe von (née en 1942) (e)
Entretien avec Bernard Nave
publié le mercredi 12 octobre 2022

Rencontre avec Margarethe Von Trotta
Le refus de l’oubli

à propos de Les Années de plomb (1981)
Jeune Cinéma n°138, novembre 1981


 


Jeune Cinéma : Ne trouvez-vous pas exagéré de ne montrer le passé allemand qu’à travers des images de camps de concentration ?

Margarethe Von Trotta : Le thème principal de mon film c’est le souvenir et l’oubli. Le fait est qu’en Allemagne, quand il s’agit de la collectivité, dès qu’une faute ou un conflit apparaissent, ils sont immédiatement réprimés et oubliés. Ce sont toujours des individus peu nombreux et isolés qui posent des questions et se souviennent. Deux de ces individus ont été pour moi Gudrun et Christiane. Dans les années cinquante qui nous ont vu grandir, ce qui a pesé sur nous c’est le silence sur notre passé, sur nos fautes. À l’école, c’était toujours des isolés qui posaient les questions. Le pasteur, lui, montre les films dans son presbytère. Mais le film va plus loin, aujourd’hui, après les morts de Stammheim, de nouveau le silence est total ; on interprète cette mort comme un suicide, sans laisser place au doute, sans preuves, sans certitudes. Tout a été soustrait aux interrogations ; telle est la ligne directrice que nous avons suivie.


 

J.C. : Avez-vous eu des problèmes de censure ?

M.v.T. : Énormes, oui. De grosses difficultés pour la production. Vous savez que celle-ci passe obligatoirement par l’argent de la télévision. Les deux chaînes, chez nous, qui prennent des risques, ont refusé le film. J’ai eu seulement le bonheur de trouver deux rédacteurs dont l’un venait de la D.D.R. et l’autre avait vécu 68 et était issu d’une famille de pasteurs. Ils ont utilisé un trou de production pour réaliser le projet. Depuis, l’un a déjà été renvoyé et je suis tombée dans cet intervalle.


 

J.C. : Cet enfant qui réapparaît à la fin du film après avoir été abandonné par ces deux femmes qui luttent contre l’injustice, que représente-t-il pour vous ?

M.v.T. : Cet enfant a souffert du fait de sa mère une incroyable injustice, en réalité, il a été aspergé d’acide, ce qui est encore plus pervers que la scène du film. Cela fait penser aux victimes enfants du Vietnam arrosés au napalm. J’ai voulu que, à la fin, il veuille tout savoir, il devient un de ceux qui posent des questions, c’est là sa force.

J.C. : Pourquoi ne dites-vous pas ce que la terroriste a fait, pourquoi rester dans le vague ?

M.v.T. : Ce sont des faits suffisamment connus en Allemagne. On a criminalisé ces gens-là. Ce que je voulais montrer c’est que ce sont des êtres humains, pas des monstres. Je voulais dire qu’on ne peut comprendre ce mouvement qu’en retrouvant les racines de notre guerre, de notre faute, et qu’il y avait une grande force morale dans le premier mouvement du terrorisme. Ulrike et Gudrun étaient la première génération, elles venaient de la rébellion étudiante. Elles avaient quelque chose dans la tête et une morale. ll leur a été très difficile de faire le pas. C’est ce que dit la sœur en prison : "Tu ne le crois pas, mais c’était difficile de poser des bombes, ce n’était pas par plaisir ! ".


 

J.C. : Ne pas parler des actions de Gudrun n’est-ce pas, d’une certaine manière, contribuer à faire oublier ? Et les jeunes ne risquent-ils pas de ne pas comprendre ?

M.v.T. : Cela a affaire avec ma manière de travailler. Peut-être me suis-je censurée ? Mais j’essaie de raconter les événements de manière indirecte. Je ne montre pas l’arrestation ni la mort, je montre les réactions. Qu’aurais-je montré, des gens qui attaquent une banque ? J’aurais glissé dans le film d’action ?

J.C. : Vous auriez pu suivre plus le film ?

M.v.T. : Je suis le personnage de la sœur, je vis avec elle, elle n’a pas assisté à l’attentat contre l’enfant, c’est à la fin qu’elle le rencontre et l’adopte pour le sauver.


 


 

J.C. : Cela aurait montré à quoi mène la violence.

M.v.T. : Ceux qui ont choisi, disons, le chemin le plus court vers la révolution sont morts ou semblables à des morts. Ils sont en prison soumis à un isolement total. Leur personnalité est morte. Leur désir n’était pas la violence mais la volonté de changer les choses.

J.C. : Peut-on à la fois aimer un terroriste et avoir peur de lui ?

M.v.T. : Je ne sais pas si je l’aime, mais j’essaie de comprendre Gudrun, et, d’autre part, je n’ai jamais eu peur d’elle.


 


 

J.C. : Le mélange de fiction et de document gêne la crédibilité. Pourquoi ne sait-on pas qui a brûlé l’enfant ?

M.v.T. : : On ne l’a jamais su dans la réalité. C’était un réactionnaire ou un lecteur de Bild Zeinting. Cette action en tout cas était un exemple de l’hystérie qui régnait à un moment de notre histoire.

J.C. : Si les terroristes n’étaient pas morts, vous auriez fait ce film ?

M.v.T. : : Mais ils sont morts. Leur mort m’a touchée et de là est née l’idée de faire le film.

J.C. : Votre description des terroristes est un peu schématique. Dans la visite, la nuit, ils apparaissent tellement froids et durs...


 

M.v.T. : Cette scène est la seule qui est absolument authentique. Je n’aurais jamais osé l’inventer. Je n’en fais pas des anges, mais pas non plus des monstres. Si elle laisse son fils, c’est qu’elle ne sait pas que son ami s’est suicidé. Elle pense aussi que tous les enfants sont dignes de soins et pas seulement le sien.

J. C. : Qu’est-ce qui est vrai dans les données de la vie privée ?

M.v.T. : : Les événements de la famille, le père, le fait que Christiane était, dans l’enfance, la rebelle, et Gudrun la fille adaptée, et qu’elles ont échangé leur rôle dans leur vie d’adulte ; le fait que le père était à la fois un patriarche très autoritaire mais qu’il était conscient de l’histoire allemande, assez pour leur montrer Nuit et brouillard. Un personnage d’une moralité très stricte mais que cette moralité même pousse à parler de la culpabilité allemande. J’ai laissé de côté le fait qu’après la mort de sa fille, il a répété que ce n’était pas un suicide et a suscité des manifestations. Vraie aussi la relation entre la sœur et son mari, ils se sont séparés un moment.


 


 


 

J.C. : La qualité du film vient de ce que la dimension politique passe par une relation affective très forte, est-ce en relation avec votre film précédant, Sœurs ? (1)

M.v.T. : Je dis toujours que j’ai fait Sœurs comme une étape. Bien avant de commencer le film, j’avais déjà trente pages d’écrites sur ce scénario. Cette étape ne pouvait mener qu’à ce film-ci. Tous ces retours arrière, ces niveaux différents, ces actrices différentes pour les moments de l’histoire, c’était très difficile, j’avais très peur d’échouer. Il me fallait une trame très émotionnelle que faisait passer la différence des visages. Au moment où j’ai tourné Sœurs je n’aurais pas été capable, ça a été un apprentissage.


 

J.C. : Vous avez dès le début pensé à cette structure ?

M.v.T. : Non, j’y pensais depuis des années mais je ne savais pas comment m’approcher du personnage de Gudrun sans perdre ma propre position. C’est seulement quand j’ai connu Christiane que j’ai pensé bâtir le film sur les rencontres des sœurs. Nous avons beaucoup aimé l’atmosphère de la prison. Là, je m’y connais. J’ai fait beaucoup de visites en prison moi-même, je connais bien l’atmosphère et on a tout reconstitué. Je savais comment le faire. C’est une violence toute en douceur mais qui est là. Il y a une progression, au début elles peuvent se tenir la main, à la fin elles sont aux deux bouts de la table, et ne peuvent plus se toucher, et à la fin, il y a une plaque de verre qui les sépare.


 

J.C. : Et cette image des deux visages qui se mêlent sur la paroi de verre ?

M.v.T. : D’un côté c’est réaliste. Christiane me l’a dit : "Le pire, dans ces visites, c’est qu’on voulait voir l’autre et qu’on ne voit que soi-même". D’un autre côté c’est symbolique : quand l’un est là ce pourrait être l’autre, et quand les visages se confondent, le visage devient vieux, c’est comme si elle était déjà morte. Une manière de faire sentir de manière sensuelle ce qu’est la prison.

Propos recueillis par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°138, novembre 1981

* "Les Années de plomb", Jeune Cinéma n°138, novembre 1981.

1. Les Sœurs (Schwestern oder Die Balance des Glücks) de Margarethe von Trotta (1979) a été présenté au Festival de films de femmes de Créteil 1981 et a reçu le Grand Prix.


Les Années de plomb (Die bleierne Zeit). Réal, sc : Margarethe von Trotta ; ph : Frantz Rath ; mont : Dagmar Hirtz ; mu : Nicolas Economou ; cost : Monika Hasse & Jorge Jara. Int : Jutta Lampe, Barbara Sukowa, Rüdiger Vogler, Luc Bondy, Julia Biedermann (Allemagne, 1981, 106 mn).



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