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Rosi, Francesco (1922-2015) II (e)
Entretien avec Andrée Tournès (1976)
publié le mercredi 16 novembre 2022

Rencontre avec Francesco Rosi
À propos de Cadavres exquis
Avec un texte de Francesco Rosi

Jeune Cinéma n°95, mai 1976


 


Avec Cadaveri excellenti, Francesco Rosi aborde un genre neuf pour lui, la politique fiction et il le maîtrise superbement.
Des juges sont assassinés en série. Rogas, l’inspecteur, découvre le mobile des meurtres : la vengeance d’un innocent condamné à tort. Mais son enquête est freinée par le chef de la police qui accrédite la version d’attentats de l’extrème gauche. Rogas surprend de mystérieuses réunions des chefs d’armées. Il comprend que les meurtres sont téléguidés par la police pour faciliter un coup d’état. Au moment où il tente d’avertir le chef de l’opposition, ils sont tous les deux abattus par un inconnu. Métaphore sur le secret et le pouvoir, le film allie un style flamboyant et une précision réaliste qui dénonce l’Italie des complots et du pourissement démo-chrétien.

A.T.

Voilà ce que Francesco Rosi en disait :
"J’avoue que j’ai peine à parler d’un film que je viens tout juste de finir. D’une part à cause de la fatigue naturelle de quelqu’un qui s’est vidé de tout ce qu’il avait en lui pour l’exprimer, et d’autre part en vertu du principe que tout ce qui a été élaboré au niveau des sensations et ensuite dans l’analyse et la synthèse de l’œuvre doit arriver à s’exprimer de soi-même sur l’écran, à travers les images. À ce moment de mon travail, l’idéal serait pour moi d’attendre pour écouter ce que les autres penseront, et de n’intervenir que s’il le fallait pour éclairer un point ou expliquer mieux une intention.
Mais je vais essayer tout de même d’avancer ici les motifs qui m’ont poussé à faire ce film. Ayant jusqu’à maintenant toujours tourné mes intérêts de cinéaste vers la réalité politique et sociale de mon pays, je devais inévitablement être encouragé à persévérer dans cette voie par un livre comme Il contesto. Una parodia de Leonardo Sciascia (1).
Que raconte le livre ? "Suivant les traces d’un mystérieux justicier, l’inspecteur Rogas pénètre dans le labyrinthe bouleversé de notre vie d’aujourd’hui". Un policier donc. Mais un policier qui, à partir d’un certain moment, entre dans une réalité beaucoup plus complexe que celle d’un récit policier traditionnel. Le mystérieux assassin a choisi comme victimes uniquement des magistrats : procureurs, juges, présidents de tribunal. Et l’inspecteur qui enquête, un homme honnête et juste, découvre une société dans laquelle se mêlent au niveau gouvernemental des chefs corrompus et des institutions discréditées. C’est un peu, pourrait-on dire, la somme de tous les thèmes que j’ai traités dans mes films précédents.
Mais là se posait un problème primordial de mise en place, peut-être le plus important : l’histoire du livre se passait dans un pays dont on ne disait pas le nom, même si, à la lecture, il était clair que c’était l’Italie. Le dilemme était donc de décider s’il fallait ou non rendre le pays clairement reconnaissable.
Il m’a semblé qu’il était inévitable et plus juste d’appeler les choses par leur nom. Pour deux raisons. La première : ce qui est une allusion dans un texte littéraire peut difficilement le rester dans un langage comme celui du cinéma, qui est concret et plus exact. Aller et venir dans les rues des villes italiennes d’aujourd’hui entre des officiers en uniforme, et la police, et les carabiniers, au milieu de la bureaucratie d’État et des centres du gouvernement et du pouvoir, parler sur un type de culture qui est à l’origine de la détérioration de certaines institutions et de certaines classes dirigeantes, et devoir en même temps camoufler le tout pour le rendre non reconnaissable m’a semblé absurde.
Deuxièmement : cinq ans se sont écoulés depuis la sortie du livre, et depuis lors sont arrivées pas mal de choses en Italie, et avant tout l’exigence de plus en plus forte d’un changement démocratique du pouvoir. Le cinéma italien a comme tradition de traiter de manière réaliste les thèmes de son pays, ou, en tout cas, cette tradition, il l’a eue, et il serait bon qu’il la retrouve. J’ai pensé que cela aurait été fuir des responsabilités que de ne pas la continuer, cette tradition, maintenant surtout où nous avons besoin davantage de propos clairs que de métaphores, et parce que surtout la réalité a toujours constitué la matière d’enquête de mes films et le réalisme mon style.
Mes collaborateurs au scénario, Tonino Guerra et Lino Jannuzzi, et moi, nous avons opéré à deux niveaux : d’une part au niveau du récit policier qui progresse d’un début vers une fin, et de l’autre au niveau de l’exploration de notre réalité culturelle, sociale et politique. Deux structures qui coexistent sans se gêner et qui se complètent. Que sont en effet certains événements de portée politique, sinon des mystères policiers ? Il suffit de penser aux attentats perpétrés dans notre pays comme ailleurs, aux "trames noires", aux projets de coups d’État, aux délits du pouvoir commis et restés dans l’ombre.
La première conséquence de ma décision d’identifier le pays comme étant l’Italie, c’est que le livre de Leonardo Sciascia est resté respecté dans sa structure fondamentale et dans son essence, qui est celle d’un apologue sur le pouvoir dans le monde, mais que du climat imprécis et nuancé dû à l’ambiguïté du langage écrit, on est passé à une description plus précise, quelquefois plus dure qui est celle de l’image. La réalité que le spectateur verra vivre sur l’écran est cette même réalité brutale qu’il a laissée au vestiaire en entrant dans la salle, et qu’il va retrouver, peut-être déjà modifiée, en sortant.
L’intention et l’engagement sont toujours de faire participer le public de manière active à ce que le film propose. La forme répond à ma manière habituelle de faire du cinéma : poser des questions. Ces questions passent, comme d’autres fois aussi, à travers un itinéraire de faits qui concernent notre réalité passée et présente. Mais en plus, cette fois, ils s’appliquent aussi à une hypothèse d’anticipation de l’avenir, comme une hypothèse de politique-fiction.
Peut-on considérer comme légitime une opération de ce genre dans un film réaliste ? Je dis que oui, dans la mesure où j’estime indispensable de s’interroger de manière dialectique sur les rapports de l’homme et de la société qu’il construit et dans laquelle il vit.
Je m’aperçois qu’à ce point mon propos peut devenir obscur. Pour l’éviter, je devrais aborder clairement ce qui a constitué un autre problème du film : c’est-à-dire sa conclusion. Comme il s’agit d’un policier, je préfère évidemment ne pas dévoiler d’avance la fin de l’histoire. Je peux seulement dire que les questions que je me suis posées pour établir un débat honnête, responsable, et j’espère utile, je les transmets au public, qui, guidé par moi, aura réalisé à la fin du film un voyage en compagnie d’un policier qui est parti d’une position où il croyait aux institutions et à l’État tels qu’ils sont, et qui à la fin n’y croit plus".

Francesco Rosi
Paese Sera (1976)

1. Leonardo Sciascia, Il contesto. Una parodia, Turin, Einaudi, 1971. Le Contexte : parodie, traduction de Jacques de Pressac, Paris, Denoël, 1972.


 


Jeune Cinéma : Qu’est-ce qui vous a amené à réaliser un film de politique-fiction inspiré d’une œuvre littéraire ?

Francesco Rosi : La raison est que le livre de Leonardo Sciascia, II contesto, est la somme de tous les sujets déjà posés et analysés dans mes films précédents. J’ai pensé que c’était l’occasion de proposer aux spectateurs les mêmes éléments de ce panorama idéologique et moral, passionné et rationnel qui avait caractérisé l’ensemble de mes films. Mais la structure narrative propre au roman m’a donné la possibilité de n’être pas coincé par des épisodes trop précis de chronique.
Dans les films précédents, constitués à partir de faits divers, il me fallait une perspective historique, traiter l’histoire d’il y a dix ans - pour Salvatore Giuliano (1961) ou L’Affaire Mattéi (1971) - mais ce n’est déjà plus ça avec Main basse sur la ville (1963), qui n’est pas un fait de chronique. Le roman de Leonardo Sciascia m’a permis de réaliser un film sur la stratégie de la tension, un sujet très proche de nous, sans être obligé de faire des références trop strictes à des épisodes précis - je n’aurais pas pu traiter l’argument avec le minimum de vérification nécessaire -, puisque ces épisodes restent dans l’ombre et entre les mains de la police.


 

J.C. : Pourquoi avez-vous, à la suite de Leonardo Sciascia, choisi de prendre le personnage du policier honnête comme fil conducteur de l’enquête ?

F.R. : C’est d’abord son parti pris à lui, et personne ne peut confondre ce personnage avec le héros policier super-homme de tant de films. Ce personnage a été pour moi un homme moyen qui croit à l’institution, qui fait un voyage à travers toutes les aberrations, toutes les dégénérescences de l’institution, un voyage tellement radical qu’il est amené à demander une aide au parti opposé, qui est le parti communiste, lui confier ce qu’il a découvert. Et le pouvoir les tue tous les deux. À ce moment, le grand parti de l’opposition se trouve dans une impasse qui exprime dialectiquement un moment historique, un moment qui est le même dans le monde entier : la fin de l’illusion d’une révolution menée selon les schémas traditionnels, la nécessité d’un passage à de nouvelles propositions.


 

J.C. : Il semble que votre vision reste très critique ?

F.R. : Si on veut absolument chercher un message dans mon film - ce que je n’aime pas beaucoup -, c’est qu’il faut chercher une issue à travers la vérité, qu’il faut débattre les alternatives, les problèmes, en plein jour. Je suis contre la politique du secret.

J.C. : C’est peut-être très subjectif, mais on a l’impression que vous aviez fait un film très noir, ne serait-ce que d’après les couleurs dominantes du film : le noir, le vert ?

F.R. : Mon film est en effet un chant funèbre en l’honneur de la mort d’une certaine culture bourgeoise, qui a été l’équivalent du mensonge, la mort aussi d’une certaine conception, d’un certain modèle révolutionnaire auquel nous avions cru, et dont maintenant, nous savons qu’il n’est plus valable, en tous cas en Europe. C’est un avertissement.


 

J.C. : Il y a peut-être une certaine ambiguité dans le finale ?

F.R. : Mais non, c’est la réalité qui est ambiguë, ce n’est pas moi. Ce finale reflète une situation ambiguë, une réalité dans laquelle moi, comme citoyen et comme auteur, je me permets d’exprimer mes doutes Pas mes certitudes, mes doutes.

J.C. : Vous avez changé la fin du roman ?

F.R. : Oui, Leonardo Sciascia dit très clairement que Rogas, le policier tue le chef du parti d’opposition et que le vice-président du parti décide de se taire. C’est une fin très dure, une conclusion très schématique, qui répartit les responsabilités à droite et à gauche. J’ai donc changé : j’ai gardé la complexité générale du roman et j’y ai mis les doutes d’un homme de gauche, le refus du triomphalisme et l’exigence de la vérité.


 

J.C. : Le passage du texte littéraire à l’image risque d’enlever au personnage du policier sa richesse, qui s’exprimait à travers les monologues intérieurs ?

F.R. : Je pense avoir donné une certaine dimension d’intimité, qui établit un rapport entre le personnage et moi, et même entre le personnage et le spectateur.

J.C. : Peut-être en France, les objections à votre film viendraient non pas seulement de l’image que vous avez donnée du parti communiste, mais de celle que vous donnez des gauchistes de salon ?

F.R. : Mais la représentation que je donne des gauchistes n’est pas unilatérale. Les garçons persécutés par la police, ceux qu’on tabasse, qu’on arrête, qu’on inculpe, ne sont pas les mêmes que ceux que je représente dans la réception. Il y a aussi ce chef du Zeta, celui-là non plus n’est pas un gauchiste de salon. Mais il y a eu Mai 68, puis il y a eu une retombée : voyez l’écrivain progressiste qui est pris par le contexte, par le système, qui vit en riche. Nous sommes tous dans ce contexte.


 

J.C. : Dans un certain sens, on peut dire que vous aussi comme cinéaste progressiste, vous vous êtes représenté dans cette réception ?

F.R. : Sans aucun doute. Au fond, j’ai fait un film sur la compromission. Les chars qui nous menacent, ce ne sont pas seulement les chars qu’on entend défiler dans le film, c’est par exemple les menaces de crise économique que peut déclencher la droite. Il faut faire la part des choses. La seule question est de savoir quelle quantité abandonner à l’ennemi, et à quel moment. Et les masses le savent. Ma critique est faite de l’intérieur de la gauche.


 

J.C. : Mais la discussion finale entre le journaliste et le sous-secrétaire du parti se fait en l’absence du principal intéressé, le peuple ?

F.R. : Eh oui, le peuple est absent. C’est le mécanisme du pouvoir qui écarte le peuple.


 

J.C. : À propos du style du film, il m’a semblé très éloigné du style réaliste de vos autres films tirant un peu sur la métaphore ?

F.R. : Un style où j’ai accentué l’aspect physique des choses, où la réalité est tirée vers la métaphysique, vers l’abstraction.

Propos recueillis par Andrée Tournès
Rome, février 1976
Jeune Cinéma n°95, mai 1976

* "Cadavres exquis", Jeune Cinéma n°96, juillet 1976.


Cadavres exquis (Cadaveri eccellenti). Réal : Francesco Rosi ; sc : F.R., Tonino Guerra & Lino Jannuzzi, d’après le roman Le Contexte de Leonardo Sciascia ; ph : Pasqualino De Santis ; mont : Ruggero Mastroianni ; mu : Astor Piazzolla et Piero Piccioni ; déc : Andrea Crisanti ; cost : Enrico Sabbatini. Int : Lino Ventura, Renato Salvatori, Max von Sydow, Alain Cuny, Fernando Rey, Charles Vanel, Francesco Callari, Paolo Bonacelli, Tina Aumont, Florestano Vancini, Marcel Bozzuffi, Maria Carta, Luigi Pistilli (Italie-France, 1976, 115 mn).



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