home > Films > Cadavres exquis (1976)
Cadavres exquis (1976)
de Francesco Rosi
publié le mercredi 16 novembre 2022

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°96, juillet 1976

Sélection officielle Hors-compétition du Festival de Cannes 1976.

Sorties les mercredis 26 mai 1976 et 16 novembre 2022


 


L’obscurité des catacombes. Un vieil homme médite devant des momies. Rendu au grand jour, il tend la main vers un brin de jasmin, quand il est abattu d’un coup de feu.


 


 

La magistrature au grand complet assiste aux funérailles car la victime est un procureur. Soudain, des tracts fusent, et des cris des jeunes conspuent la corruption de la municipalité. Derrière une fenêtre, l’inspecteur Rogas regarde brûler quelques feux près de tas d’ordures abandonnées. Quel pourrait être le lien entre ces tracts, ces feux, et la mort d’un juge ? Le potentat local a une réponse toute prête : les jeunes sont manipulés, le juge allait démasquer ceux qui, en coulisse, alimentent le désordre.


 


 

En deux séquences, Francesco Rosi a disposé les pièces maîtresses du jeu : un meurtre, le premier d’une série qui va abattre juges et procureur ; un enquêteur cherchant le fil conducteur qui relie ces crimes ; un pouvoir politique qui veut en faire endosser à l’extrême gauche la responsabilité.
Le pays, imaginaire dans le roman de Leonardo Sciascia, Le Contexte, qu’a adapté Francesco Rosi, est devenu une Italie clairement reconnaissable, une Italie noire et verte aux couleurs de moisissure, où la beauté des vieilles demeures et des petites places, l’obscurité des catacombes et des caves de police cachent un pouvoir secret dont les meurtres ne sont que la partie visible.


 


 

En abordant pour la première fois l’adaptation d’un roman, le cinéaste a réalisé un film extrêmement riche et dénonciateur sur le secret et le labyrinthe des institutions. Au départ, un meurtre dont Rogas devine les implications politiques. Au bout de l’enquête, l’évidence d’un complot contre la République où semblent être impliqués l’état-major et le ministre de l’Intérieur.


 

Entre ces deux extrêmes où la violence est à découvert, entre les meurtres et le "coup d’État" qu’annonce le bruit des tanks, un monde plus quotidien et corrompu où les scandales ne scandalisent plus personne que quelques jeunes, des municipalités de province qui laissent croupir les ordures et se répandre l’épidémie, des promoteurs abusifs qui détruisent la campagne, des juges qui accumulent dans les banques des fortunes suspectes. Rogas essaie de faire parler dans ses vignes un vieux paysan qui a pu être témoin du deuxième meurtre. Il désigne alors un immeuble monstrueux en bordure de route en disant : "Les coupables, ce sont ceux-là". L’habileté de Francesco Rosi consiste à faire coïncider l’enquête criminelle et l’enquête au pays des institutions pourries.


 


 

Une enquête sans fin et sans fond, où chaque découverte accroît l’énigme. Qui peut être ce Sicilien injustement condamné par les juges et qui pourrait avoir accompli une vengeance ? Ses amis sont muets, sa demeure vide, ses photos mutilées. À l’omerta des amis correspond le silence de la police qui a fait disparaître son dossier. Et ce juge qui écoute sur son magnétophone les confidences du policier à son ami journaliste, quel est celui qui l’écoute à son tour et le tue ?


 


 

La seule certitude est la connivence de l’appareil d’État et des factieux. La seule défense est donc de publier la vérité. Quand Rogas se décide à informer le chef du parti de l’opposition, il est abattu avec celui-ci, et le pouvoir n’a plus qu’à faire endosser au policier soi-disant devenu fou le meurtre du politique. C’est alors que le film bascule : le journaliste communiste qui a servi d’intermédiaire veut publier la vérité. Mais le nouveau chef du parti lui impose silence : ces meurtres, selon lui, sont une provocation, le peuple n’est pas mûr pour le pouvoir, il faut attendre. Cette profession de prudence, Francesco Rosi l’a voulue proférée devant un grand tableau de Guttuso où, derrière Lénine, flambent les drapeaux rouges (1).


 

Cette fin a suscité débats et polémiques à gauche. Francesco Rosi s’est défendu d’avoir voulu mettre sur le même plan la corruption du pouvoir et les prudences communistes. Il a, dit-il, simplement constaté la mort d’une conception romantique de la révolution et voulu montrer que les drapeaux rouges n’étaient plus qu’un souvenir mythique. Mais sa réponse laisse insatisfait.


 


 

Tout le film est construit sur la quête de Rogas dont le réalisateur dit bien qu’il incarne un intellectuel et auquel s’identifie le spectateur. Celui-ci, tout au long du film, essaie de comprendre derrière les méandres de l’enquête le mécanisme du complot. Quand sa quête, reprise à son compte par l’intellectuel communiste, est brusquement stoppée par le dirigeant du parti, il n’est plus possible de ne pas sentir dénoncé ce nouvel adversaire de la vérité.


 

Un film sur la collusion du pouvoir d’État et du fascisme se mue brusquement en interrogation sur la tactique et la prudence communistes. Bien. On connaît cette tactique, on sait que le PCI a tenté d’éviter les élections anticipées, qu’il fait tout pour éviter d’aller au pouvoir seul, on comprend Francesco Rosi de s’en inquiéter, mais pas en le faisant de manière aussi allusive, aussi sommaire.


 


 

Tout se passe dans son Italie comme si, devant le pouvoir factieux soutenu par l’État, n’existait qu’un parti communiste représenté par son seul chef, un journaliste rendu muet et une foule aux poings nus qu’on pourrait à volonté lancer ou retenir dans la rue. Tout faire dépendre d’une vérité à cacher ou à révéler qui ferait s’écrouler le pouvoir criminel, c’est concevoir l’action politique à la manière des libéraux américains au temps des films noirs, qui supposaient au peuple américain une conscience qu’il suffisait d’éclairer. La vraie question n’est pas de savoir ou de ne pas savoir, tout le monde sait en Italie que les crimes sont d’État, que les attentats ont été commis par des sections "noires" de carabiniers. La vraie question est celle d’un autre pouvoir et de ceux qui en ce moment commencent à l’édifier, dans les quartiers, dans les usines, dans les régions sinistrées.
Et de cela, le film ne parle pas.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°96, juillet 1976

* Cf. "Entretien avec Francesco Rosi", Jeune Cinéma n°95, mai 1976.

1. Renato Guttuso (1911-1987), peintre italien, résistant antifasciste engagé aux côtés des communistes.


Cadavres exquis (Cadaveri eccellenti). Réal : Francesco Rosi ; sc : F.R., Tonino Guerra & Lino Jannuzzi, d’après le roman Le Contexte de Leonardo Sciascia ; ph : Pasqualino De Santis ; mont : Ruggero Mastroianni ; mu : Astor Piazzolla et Piero Piccioni ; déc : Andrea Crisanti ; cost : Enrico Sabbatini. Int : Lino Ventura, Renato Salvatori, Max von Sydow, Alain Cuny, Fernando Rey, Charles Vanel, Francesco Callari, Paolo Bonacelli, Tina Aumont, Florestano Vancini, Marcel Bozzuffi, Maria Carta, Luigi Pistilli (Italie-France, 1976, 115 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts