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Greenaway, Peter (né en 1942) (e)
Entretien avec Henri Welsh
publié le mercredi 30 novembre 2022

Rencontre avec Peter Greenaway
à propos de Meurtre dans un jardin anglais
Jeune Cinéma n°158, avril 1984


 


Jeune Cinéma : Pouvez-vous nous parler de votre itinéraire ?

Peter Greenaway  : J’ai à ce jour réalisé 16 films. Mais ils étaient essentiellement des produits de la tradition américano-nord-européenne en matière de réalisation cinématographique, c’est-à-dire très structurés, exercices de déconstruction et de montage surtout.
Quand on me demande encore ce que je pense de ce film, je réponds que pour moi c’est principalement une réflexion sur l’esthétique et la métaphysique, et qu’en un sens, on pourrait le décrire comme étant un film sur douze peintures. Pour moi, la direction d’acteurs est restée pendant longtemps l’anathème. Cela signifiait prendre en considération des choses qui ne m’intéressaient pas vraiment. J’ai réalisé ainsi quelques courts métrages et un long métrage de 3 h et 1 /2, The Falls (1980). Puis le British Film Institute, dans le cadre de sa nouvelle politique, s’est intéressé à mon scénario, ce qui était assez audacieux de sa part.


 

J.C. : Et celle de Channel 4 ?

P.G. : Non, Channel 4 n’entra en jeu que bien plus tard. L’idée du BFI était de s’occuper d’un film à costume, malgré ce que cela voulait dire du point de vue de la rentabilité. J’ai finalement écrit un scénario centré sur des considérations liées au théâtre de la Restauration qui joue sur un effet de distanciation pour que tout puisse être mis en perspective et apprécié. Par exemple, ce qui pour moi est important dans le film, c’est ce côté maléfique des personnages, lequel n’implique pas d’identification émotionnelle. C’est le cas de figure le plus classique du théâtre de la Restauration dans lequel on éloigne pour laisser apprécier. Il nous fallait donc des acteurs expérimentés, des acteurs provenant surtout du théâtre et non du cinéma à cause du langage spécifique que je voulais employer : très peu de gros plans, pratiquement aucun retour en arrière ni de coupes. Une forme d’art très formalisée qui rappellerait la manière avec laquelle sont construits les tableaux, dans lequel le cadrage est très important comme dans les tableaux de Caravagio ou Georges de la Tour. Il nous fallait des acteurs qui pouvaient avant tout supporter de rester sur scène longtemps et non pas du genre à se précipiter sur scène pour dire trois mots et disparaître en courant.


 

J.C. : Avez-vous répété longtemps ?

P.G. : À vrai dire, nous n’avons pas répété tant que cela. Non par choix, mais parce que nous n’en avons pas eu le temps. Je crois que nous n’avons répété que quatre jours dans un théâtre de South Bank, l’Old Vic. Il nous fallait atteindre cette ampleur dramatique et cette impression de beauté formelle. L’ironie est que le seul personnage qui soit vraiment agile et qui se déplace beaucoup de façon agressive est celui auquel on s’attend le moins, c’est la statue. Je ne sais si cela répond à la question de l’influence du théâtre dans ce film. Avant que le film n’aille à Venise, une des personnes qui le soutenaient ne voulait pas croire qu’il s’agissait d’un scénario original. Elle croyait que c’était une pièce obscure écrite par quelqu’un comme William Congreve ou un autre, qui serait restée dans le coffre d’une cave du British Museum jusqu’à ce que je l’en sorte, ce qui bien sûr n’est pas vrai du tout. Mais cela situe le film par rapport à une influence issue du théâtre de la Restauration.


 

J.C. : Avez-vous fait des recherche ? Le film me semble concentré sur des questions de langage de type élisabéthain, qu’en est-il ?

P.G. : Non, je n’ai fait aucune recherche. En fait, on a d’abord écrit l’ossature du récit, puis on a fait des recherches seulement pour s’assurer qu’on avait pas fait de grossières erreurs. Mais le film est entièrement élaboré sur des idées reçues, nous savons tous que pour une grande part, ce sont les historiens qui créent l’Histoire. Par conséquent, nous avons pris quelques libertés cinématographiques. Les costumes sont débordants, les perruques trop hautes, l’herbe trop verte, les vêtements trop "tape-à-l’œil", le langage aussi. D’ailleurs, il est rempli d’impasses, de mots à double sens, de jeux de mots, etc. Je suppose que c’est une sorte d’hommage au théâtre de la Restauration de grande éloquence, mais si on comparait le film à une pièce d’un auteur de l’époque, on trouverait d’énormes différences. Par exemple, l’apostrophe n’est apparue que récemment dans la langue anglaise. Il y a aussi un intérêt excessif porté à la politesse et qui prend des allures d’insulte. Aussi, cette idée qui plaisait à Oscar Wilde de prendre deux ou trois mots d’un phrase et de les placer au début de la suivante pour obtenir un certain type de répétition. Une autre astuce consiste à placer des mots très longs, presque des néologismes comme disinstinguishable (1) ou quelque chose comme ça, en alternance avec des mots de jargon. J’ai été surpris, par exemple, par l’étymologie du mot "reservation", qu’on imagine être un mot du langage moderne alors qu’il est déjà utilisé par John Evelyn ou Daniel Defoe.
Nous avons utilisé ces astuces, mais aussi évité tout ce qui aurait pu donner un côté de pseudo-littérature. Nous n’avons pas utilisé des mots comme thee ou thou ou ye, ces sortes d’archaïsmes qui sont très hollywoodiens et dont nous nous sommes débarrassés.


 

J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire ce film, c’était très amusant. Comme les multiples sens du mot mole, que j’ai utilisé, et qui veut dire grain de beauté, mais qui est aussi employé de nos jours par les politiciens pour désigner des conspirateurs. Il y a une anecdote historique : William III d’Orange, qui accéda au trône dix ans après 1694 (donc dix ans après la fin du film), était un jour en promenade à Hampton Court lorsque son cheval trébucha sur un trou de taupe (mole hill) et tous les catholiques d’Europe célébrèrent la mort du protestant en félicitant le "petit bonhomme en velours noir" qu’est la taupe. À travers tout le film, on trouve de ces références et allusions. Les Anglais les saisissent pour la plupart, les Irlandais aussi bien évidemment. Cependant, ces clins d’yeux ne sont pas absolument nécessaires pour apprécier le film, qui par ailleurs ne veut exclure personne.


 

J.C. : Comment s’est faite votre collaboration avec Michael Nyman, le compositeur de la musique ?

P.G. : Nous avions déjà travaillé ensemble pour cinq ou six films et étions tous les deux intéressés et excités par l’idée d’une meilleure coordination entre l’image et la musique. La méthode orthodoxe est de tout finir, puis de faire appel au compositeur. Mais pour nous, il était très important que nous nous rencontrions dès que possible avant le tournage pour discuter du film afin que la musique ne soit pas simplement une "mise en scène" (2), pas simplement une ambiance, mais que, d’une certaine façon, elle organise les images mêmes. Il y a un morceau pour chaque tableau et donc douze, plus une, pièces de musique différentes.
Le film est aussi une réflexion sur une situation politique précise de l’Angleterre du 17e siècle ?
Toute la trame du film est, en réduction, la situation de la monarchie. William III a épousé Mary, qui ne fait que des fausses couches et n’arrive pas à avoir d’enfants, la lignée est stérile. Ensuite, vient la reine Ann qui ne peut pas avoir d’enfants non plus, et ainsi la descendance des protestants n’est plus assurée jusqu’à l’arrivée de Georges III. Par contre, les catholiques, eux, sont très féconds avec Bonnie Prince Charles et tous ses frères. Mais ils sont éliminés parce qu’il ne peut y avoir d’héritier catholique. Et si vous voulez, le film traite du thème de la fécondité / stérilité. Dans le jardin, l’horticulteur cultive des grenades, des ananas, des prunes. Il y a toute un symbolique du fruit, la prune comme symbole de vice et de luxure, l’ananas comme symbole d’hospitalité. La grenade, celui de la fécondité ; par référence au mythe de Perséphone qui est raconté deux fois dans le film.


 

J.C. : Comment définiriez-vous M. Neville ?

P.G. : C’est un marginal qui s’efforce de s’intégrer à la société. Il est soupçonné d’être un catholique, voire un catholique écossais. Un autre marginal est M. Tallman, l’Allemand. Tous les deux se reconnaissent comme tels et comme étrangers, leurs costumes ne sont jamais adaptés : ils sont blancs lorsqu’il faudrait être en noir et vice-versa.

J.C. : Comment le film a-t-il été reçu en Grande-Bretagne ?

P.G. : J’ai été très surpris de la façon dont ont réagi les critiques britanniques. Globalement, ils ont apprécié le film, mais n’ont pas pu dire réellement ni comment ni pourquoi. En un sens, c’est un film typiquement britannique à cause de l’intérêt porté à la structure des choses, aux paysages. Mais d’un autre côté, il ne s’intéresse pas à l’apparence des choses mais plutôt à l’aspect métaphorique ou métaphysique, ce qui n’est pas du tout dans la tradition britannique.

Propos recueillis par Henry Welsh
Jeune Cinéma n°158, avril 1984

* Cf. "Meurtre dans un jardin anglais", Jeune Cinéma n°158, avril 1984.

1. Mot intraduisible, form" de distinguable et instinctif.

2. Dit en français par Peter Greenaway.


Meurtre dans un jardin anglais (The Draughtsman’s Contract). Réal, sc : Peter Greenaway ; ph : Curtis Clark ; mu : Michael Nyman ; mont : John Wilson ; cost : Sue Blane. Int : Anthony Higgins, Janet Suzman, Anne Louise Lambert, Hugh Fraser, Neil Cunningham, Dave Hill, David Gant, Lynda La Plante (Grande Bretagne, 1982, 103 mn).



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