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Pires (les) (2022)
de Lise Akoka & Romane Gueret
publié le mercredi 7 décembre 2022

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle Un certain regard du Festival de Cannes 2022

Sortie le mercredi 7 décembre 2022


 


En 2016, à Cannes, par le plus grand des hasards, on avait vu un premier court métrage remarquable, Chasse Royale à la Quinzaine des réalisateurs, écrit et réalisé par Lise Akoka & Romane Gueret. Dans une banlieue de Valenciennes, on voyait défiler des gueules d’enfants déjà marqués par la pauvreté qui serraient le cœur. Puis le récit se précisait, c’était l’histoire d’un casting, les deux réalisatrices se fixaient sur Angélique, une très jolie collégienne auditionnée. Dès qu’elle ouvrait la bouche, elle déversait un flot inintelligible de grossièretés répétitives et embrouillées, avec un accent ch’ti à couper au couteau. Elle s’en battait beaucoup les couilles, elle "traitait" ses profs, elle était "une méchante" et elle aimait ça. Dans sa fratrie de 6 enfants, il y avait aussi sa petite sœur, qui tenait tête à des grands ados pour exiger d’être écoutée, et son petit frère, informé et rationnel, tous des sacrés caractères, mal formés, mal barrés. Mais au cours des bouts d’essai, on voyait d’imperceptibles changements dans le vécu de la gamine, d’elle-même elle apprenait à s’évader du bloc compact de son corps replié sur lui-même. Seule face à son miroir, avec une réplique et enfin une larme qui faisait couler son rimmel, elle devenait une actrice.


 

Un casting sauvage, fait en marge d’un vrai casting pour un réalisateur célèbre, avait engendré un mini docufiction, fin et touchant, différent. On n’avait pas oublié les deux protagonistes Angélique Guernez et Eddhy Dupont, ni le court métrage, qui avait d’ailleurs été couvert d’honneurs en 2016 et 2017 (1).


 


 

Les Pires, le premier long métrage des deux cinéastes, c’est le prolongement travaillé, écrit et construit pendant 3 ans de Chasse Royale, qui n’était encore que le fruit d’un hasard et d’une rencontre. Elles y confirment leur métier autant que leur talent (2). Dans une autre banlieue du Nord, il ne s’agit plus d’un collège, mais de toute une cité, Pablo-Picasso à Boulogne-sur-Mer, et cette fois, le casting est suivi du tournage. Mais il s’agit toujours d’enfants et c’est le même procédé de mixage entre réel et fiction qui est utilisé. Quatre gamins sont choisis par Gabriel le réalisateur (Johan Heldenbergh), Ryan, Lily, Maylis, Jessy, tous à cause de leurs comportements inadaptés et caractériels. Le quartier s’en étonne, pourquoi choisir "les pires" pour accéder au paradis du monde du cinéma ?


 


 

C’est à cette histoire, à cette situation que le spectateur assiste : de vrais enfants un peu sauvages au vécu difficile, encadrés par des professionnels, tournant vraiment une fiction, devenant donc des personnages, regardés par des vrais habitants de la cité.
Le film multiplie les formes de narration : des questions posées frontalement à des enfants, un reportage réaliste dans des familles défavorisées, le tournage du film, une visite chez le juge des affaires familiales, etc. On ne prend conscience du sujet et du point de vue des auteurs que progressivement : les crises de colère que pique le gamin sont-elles réalistes ou fictionnelles ? L’amour déclaré par l’adolescente à un assistant du film dans le film fait-il partie de l’intrigue représentée ou une vérité parallèle ? Ce qui paraît être un reportage sur le lumpen prolétariat du bourg nordiste n’est-il qu’une reconstitution ?


 


 

Pour apprécier pleinement cette chronique multiforme, il faut se souvenir du parcours des deux réalisatrices. Lise Akoka et Romane Gueret viennent toutes deux de la pratique du casting et du coaching d’enfants, et cette dernière a une même une formation de psychologue. Elle dit : "Le cinéma est un endroit de catharsis, de recherche de soi-même". Au delà du fameux paradoxe du comédien, il y a le travail du jeu, qui fonctionne, ansi que l’association libre et le transfert comme des éléments essentiels d’une thérapie. Et sans référence aux grands anciens (Melanie Klein ou Donald Winnicott), le film fonctionne comme une démonstration.


 

Ces enfants acteurs, on ne sait pas ce qu’ils vont devenir. Angélique Gernez, l’héroïne de Chasse Royale, a été intégrée dans l’équipe des Pires. Mallory Wanecque et Timéo Mahaut s’y révèlent et pourraient continuer dans ce qui deviendrait un métier. Mais ce n’est pas le sujet du film, le cinéma n’est pas ce monde magique à quoi il ressemble de loin, être élu un moment ne veut pas dire devenir une star, ce qui n’est, de toute façon, ni une sinécure ni un happy ending durable et désirable. Et dans toutes les cités, la vie est dure et les enfants, quand aucun événement n’intervient venu de l’extérieur, reproduisent et perpétuent les dé-formations.


 

D’autres choses aussi sont perceptibles dans ce film plus savant qu’il n’y paraît, et qui ne peut être réduit à un "film de banlieue" ou à un "métafilm".
Notamment l’importance de la personnalité des acteurs, professionnels ou non, indépendamment de leur personnage (3) et cela pour tous les films. Dans Les Pires, ce sont les enfants, figurants ou héros, qui ont apporté la matière première du film.


 


 

Enfin la narration expose la responsabilité des acteurs professionnels (qui jouent les professionnels). Elle est sociale d’abord, ils s’imposent, forcément en état de supériorité, en représentant un univers surestimé face aux habitants de la cité.


 

Mais surtout, ils sont les thérapeutes ambivalents d’enfants fragiles parce qu’en "activité constante de personnification" (4) et, là dans l’espace du film, ils sont comme en cure. Pour les humains, la frontière entre imaginaire et réel est poreuse, c’est pour cela qu’ils peuvent devenir fous.


 

On pourrait même ajouter, même si ce n’est pas dans le film et si les temps ont bien changé, cette idée qui circula beaucoup dans la pensée collective des années post Mai 68 : Réussir une psychanalyse, pour devenir "normal", c’est évacuer la possibilité de faire la révolution.
Lise Akoka et Romane Gueret semblent être parfaitement conscientes de la gravité du propos de leur œuvre.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Prix Illy à la Quinzaine des Réalisateurs, Festival de Cannes 2016 ; Grand Prix du Festival international du court-métrage de Lille 2016 ; Prix du meilleur court-métrage au Festival international du film indépendant de Bordeaux 2016 ; Mention spéciale au Festival du film de Sarlat 2016 ; Grand prix au festival Cinébanlieue 2016 ; Grand Prix du Jury courts-métrages français et Prix d’interprétation masculine pour Eddhy Dupont au Festival Premiers Plans d’Angers 2017 ; Nomination aux César 2017 ; Sélection au Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand 2017.

2. Prix Un certain regard du Festival de Cannes 2022.

3. Ce que disait Pier Paolo Pasolini : "Entretien avec Lino Peroni", Jeune Cinéma n°33, octobre 1968

4. Selon les termes de Melanie Klein.


Les Pires. Réal, sc : Lise Akoka & Romane Gueret ; sc : Éléonore Gurrey ; ph : Éric Dumont ; mont : Albertine Lastera. Int : François Creton, Johan Heldenbergh, Dominique Frot, Mallory Wanecque, Timéo Mahaut, Loïc Pech, Mélina Vanderplancke (France, 2022, 99 mn).



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