Rencontre avec Pier Paolo Pasolini
à propos de Théorème avant l’achèvement du film
in Inquadrature n°15-16, automne 1968.
Jeune Cinéma n°33, octobre 1968
Inquadrature : Un certain nombre de films de ces dernières années - Uccelacci e uccelini (1966), I sowersivi de Paolo & Vittorio Taviani (1967), La guerre est finie de Alain Resnais (1966), La Chinoise de Jean-Luc Godard (1967) présentent, dans une certaine mesure, à des niveaux divers, avec plus ou moins de bonheur, un dénominateur commun. En effet, ces œuvres ont pour nous l’intérêt d’aborder la "crise des idéologies", hors des schémas optimistes et sans tomber pour autant dans le formalisme mystifiant des néo-avant-gardes. Que pensez-vous de cette recherche actuelle ? Avez-vous l’intention de la poursuivre, et dans quelle direction ?
Pier Paolo Pasolini : Je voudrais poursuivre ce genre d’expérience. Théorème se place d’ailleurs sur cette ligne de recherche. Le film se termine à peu près sur la morale suivante : un bourgeois, quoi qu’il fasse, est toujours dans l’erreur. En dehors des erreurs historiques, telles l’idée de Nation, l’idée de Dieu, l’idée d’Église confessionnelle, etc., toute recherche menée par la bourgeoisie, si sincère, si profonde, si noble qu’elle soit, fait toujours fausse route. Mais cette condamnation de la bourgeoisie qui, avant - pour moi, cela signifie jusqu’en 1967 -, était absolue, évidente, reste ici "sous bénéfice d’inventaire", car la bourgeoisie est actuellement en mutation. L’indignation, la rage contre la bourgeoisie classique telle qu’on l’a toujours conçue, n’a plus de raison d’être puisque ia bourgeoisie est en train de muer de façon révolutionnaire : C’est l’homme tout entier qu’elle est en train d’assimiler au petit bourgeois, c’est l’humanité tout entière qui est en train de devenir petite-bourgeoise.
Alors se posent de nouveaux problèmes, et c’est le bourgeois lui-même qui doit les résoudre, et non plus l’ouvrier ou les groupes d’opposition. Or ces questions, nous ne pouvons pas les résoudre, nous bourgeois dissidents. Et le bourgeois "naturel" ne le peut pas davantage. C’est pourquoi Théorème reste en suspens et finit sur une sorte de cri, dont l’irrationalité même traduit cette absence de réponse.
Il y a donc certains thèmes politiques, idéologiques, par exemple, le rapport entre religion et contestation politique ou la colère contre la bourgeoisie, etc. - qui caractérisaient également Uccelacci uccelini -, qui ne se dégageront clairement qu’une fois le film terminé.
I. : Et dès lors - mise à part cette nouveauté de recréer, au moins dans votre œuvre cinématographique, une atmosphère et des personnages bourgeois - que vous proposez-vous ? En particulier, vous avez fait allusion à votre attitude "sacrale" d’auteur face à des personnages mythiques ou appartenant à la préhistoire. Il semble que, à partir de Uccellacci e uccellini, votre attitude existentielle, donc stylistique, tende à se transformer. Quelle sera donc votre attitude stylistique face aux personnages bourgeois, donc probablement négatifs, de Théorème ?
P.P.P. : Je dirais que ce passage à une atmosphère bourgeoise est purement formel. Je ne fais pas un film sur les mœurs bourgeoises. D’ailleurs, ces bourgeois ne parlent jamais, le film est presque muet. Ils n’emploient pas leurs modes d’expression, ils n’ont pas d’attitude, etc. Ils sont vus, eux aussi, de cette façon particulière que j’appelle "sacrale", et qui est ma façon de voir tous les êtres humains, jusqu’ici, les sous-prolétaires. Ces bourgeois ne sont jamais représentés sous un jour réaliste, ou polémique, comme on les voit en général dans les films qui veulent dépeindre leurs mœurs - cf. les œuvres de Alberto Arbasino ou de Camilla Cederna.
Si, moi, je dépouille le bourgeois de tout cela, il se présente alors dans sa nudité, dans ce qu’il a d’essentiel. Il s’agit donc de personnages assez absolus et vus à ma façon constamment sacrale et mythique.
I. : Le personnage central de Théorème, cette figure mystérieuse, fascinante, douée d’une si bouleversante vitalité, se présentera-t-il comme l’ange, ou plutôt comme le Christ selon Saint Matthieu ? L’authenticité de ce personnage s’incarnera-t-elle à travers la condamnation ou à travers une présence angélique, d’amour ?
P.P.P. : Ce personnage est devenu ambigu, à mi-chemin entre l’angélique et le démoniaque. Le visiteur est beau, il est bon, mais il a aussi quelque chose de vulgaire, car c’est un bourgeois lui aussi. Il n’existe pas de bourgeois non cultivé qui ne soit pas vulgaire, car seule la culture peut purifier. Il y a en lui cet élément de vulgarité qu’il a accepté d’avoir pour descendre parmi ces bourgeois. Il est donc ambigu. Ce qui est authentique par contre, c’est l’amour qu’il suscite parce que c’est un amour sans compromis, un amour hors des compromis avec la vie, un amour qui provoque le scandale, un amour qui détruit, qui modifie l’idée que le bourgeois se fait de lui-même. L’authentique, c’est donc l’amour, et la cause de l’amour, c’est ce personnage ambigu.
I. : Il n’y a donc pas de relation avec le Christ de Saint Matthieu, le vôtre.
P.P.P. : On ne peut pas identifier ce personnage avec le Christ. Ce serait plutôt Dieu, Dieu le Père, ou un envoyé qui représente le Père. En somme, c’est le visiteur de l’Ancien Testament, non celui du Nouveau Testament.
I. : Comme il y a souvent rencontre entre vos œuvres cinématographiques et vos œuvres littéraires, peut-on dire que Théorème se rattache à l’une de vos expériences précédentes, et dans quelle mesure est-il lié à vos travaux littéraires récents ?
P.P.P. : Il est curieux et significatif de voir comment est née l’idée de Théorème. Il y a trois ans environ, j’ai commencé, pour la première fois de ma vie, à écrire pour le théâtre. J’ai écrit presque en même temps six tragédies en vers. Théorème, dans mon premier projet, devait être ma septième tragédie, et j’avais commencé à l’élaborer en vers. Puis j’ai eu l’intuition que l’amour entre ce visiteur divin et ces personnages bourgeois serait beaucoup plus beau s’il était silencieux. J’ai donc pensé qu’il valait peut-être mieux en faire un film, mais le film ne me semblait pas réalisable. J’ai écrit une première ébauche, très schématique, un canevas. J’ai travaillé là-dessus pour en faire un scénario, je l’ai modifié, enrichi, et c’est devenu une œuvre littéraire assez autonome. Théorème est ainsi passé par deux phases. La première, théâtrale, a été rejetée. La seconde phase comportait deux branches, l’une cinématographique, l’autre littéraire. On a donc là un très étrange rapport entre littérature et cinéma (1).
I. : Selon quels critères avez-vous choisi les acteurs de Théorème ? Je pense qu’il faut reparler ici du plan-séquence, ou plutôt du refus du plan-séquence.
P.P.P. : Les critères selon lesquels je choisis mes acteurs sont toujours les mêmes : je choisis un acteur pour ce qu’il est et non pour ce qu’il est capable de jouer. Il arrive que les acteurs, tels qu’ils sont, ne correspondent pas au personnage voulu. Il faut donc, dans une certaine mesure, se contenter d’approximation, surtout pour les films qui comportent une atmosphère et des caractères bourgeois. Lorsqu’il s’agit de représenter le prolétariat, il suffit de chercher dans la rue et on trouve tout de suite quelqu’un qui est prêt à se donner d’une façon authentique, totalement sans médiation, sans peur, sans fausse pudeur, sans même la peur du ridicule, avec générosité. Au contraire, demander à un industriel milanais d’être à l’écran un industriel milanais, c’est pratiquement impossible. Même problème pour la femme, le fils industriel milanais.
Donc, dans le choix des acteurs, il y a nécessairement une part de compromis. Ceci est à rattacher à la question du plan-séquence. Dans mes films, il n’y a presque jamais de plan-séquence justement parce qu’il permet à l’acteur de montrer son talent. Si je braque ma caméra sur un homme du peuple, un gosse du peuple, une vieille paysanne, la technique du plan-séquence marche parfaitement, surtout si mes sujets ne s’en aperçoivent pas. Mais si je fais la même chose avec un acteur, l’acteur se révèle acteur, et son être réel disparaît. Dans Théorème, j’ai utilisé des plans-séquences plus longs que d’habitude pour certaines situations particulières, mais dans l’ensemble, j’ai surtout tourné des fragments très rapides, où on peut saisir, à différentes reprises, l’expression essentielle, et qui ne permettent pas à l’acteur de faire étalage de talent, de rechercher des nuances, de dissimuler sa nature véritable.
I. : Pourquoi n’avez-vous jamais réalisé II padre selvaggio (Le père sauvage) ? À part les difficultés que vous avez pu rencontrer lorsque vous pensiez à ce film, n’avez-vous pas le sentiment que vous pourriez maintenant revenir à ce projet qui, si l’on en juge par les pages qui sont restées, aurait pu donner un film extrêmement intéressant ?
P.P.P. : Mon prochain film s’intitulera Notes pour un poème sur le Tiers Monde. Il comprendra quatre ou cinq épisodes, dont l’un se déroulera en Afrique et sera Le Père sauvage. Mais rien n’est encore sûr. Il se peut qu’au lieu de faire Le Père sauvage, je fasse un autre film que j’ai dans l’esprit, mais toujours dans la même ligne : une Orestiade, située en Afrique. Je rechercherais les analogies - même arbitraires, poétiques, en partie irrationnelles - entre le monde archaïque grec auquel Athéna, se servant d’Oreste, donne ses premières institutions démocratiques, et l’Afrique moderne. Oreste serait donc un jeune noir - j’ai pensé à Cassius Clay comme protagoniste - qui vit la tragédie d’Oreste.
De toutes façons, que ce soit Le Père sauvage ou une Orestiade, ce ne sera pas un film à proprement parler. Je le traiterai comme un "film à faire".
Ce "film à faire", je l’ai expérimenté en Inde, il y a quelque temps. J’étais allé en Inde avec un projet de film, l’histoire d’un maharadjah qui, selon un mythe indien, offre son corps en pâture aux tigres affamés. Dans mon esprit, cet épisode se référait à la période avant la libération de l’Inde. Toujours dans mon projet, après la libération de l’Inde, dans l’épisode abordant les problèmes de l’Inde moderne, la famille du maharadjah disparaissait, ses membres mourant un à un durant une famine. Ça, c’était la première idée du film. Je suis alors allé en Inde pour voir si cette idée était valable, pour parler avec des Indiens, avec toute sorte de gens, un maharadjah, un certain nombre de personnages considérés comme saints, des gens du peuple, des écrivains, bref pour voir si le film pouvait se faire. Il est sorti de tout cela un film où la vieille trame subsiste. Mais s’il reste bien la trame, l’histoire, c’est comme trame "à faire". Cette expérience que j’ai faite en Inde, sans le vouloir, je voudrais l’élargir, tourner un épisode analogue pour chacun des éléments caractéristiques du Tiers Monde. L’un de ces éléments sera justement Le Père sauvage à moins que je ne le remplace par L’Orestiade...
Propos recueillis par Lino Peroni.
Pavie, été 1968.
Inquadrature n°15-16, automne 1968.
Traduction de Micheline Pouteau.
Jeune Cinéma n°33, octobre 1968
* Cf aussi "Entretien à propos de Théorème et de Venise 1968", Jeune Cinéma n°33, octobre 1968.
* Cf aussi "Théorème", Jeune Cinéma n°37, mars 1969.
1. Pier Paolo Pasolini, Teorema, Milan, Garzanti, 1968. Théorème, traduction de José Guidi, Paris, Gallimard, 1978.
* La revue Inquadrature. Rassegna di studi cinematografici dirigée par Lino Peroni, a paru, de façon irrégulière, entre 1957 et 1968, éditée par le Centro di studio cinematografici dell’ Università di Pavia. À partir du numéro 5-6, elle est devenue thématique, dédiant chacun de ses fascicules à un des thème ou à une personnalité. Le n°15-16, automne 1968, dernier numéro paru, est consacré à Pier Paolo Pasolini.