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Pasolini, Pier Paolo (1922-1975) (e) II
Entretien avec Jean Delmas, Ginette Gervais & Andrée Tournès
publié le dimanche 27 novembre 2022

Rencontre avec Pier Paolo Pasolini
à propos de Théorème et de la Mostra de Venise 1968

Jeune Cinéma n°33, octobre 1968


 


En 1968, la Mostra de Venise en 1968, encore sous son statut de l’époque fasciste, s’est tenue dans des conditions très particulières (*), maintenue jusqu’au bout malgré la contestation. Contrairement au Festival de Cannes, ouvert le 10 mai 1968, où l’Association française de la Critique avait demandé aux participants de rejoindre la manifestation de soutien aux étudiants grévistes prévue pour le 13 mai 1968. À Paris, le 17 mai 1968, les États généraux du cinéma demandèrent son arrêt pur et simple, il se termina le 19 mai au lieu du 24 mai 1968, comme prévu, et aucun prix ne fut décerné.
À Venise, Jeune Cinéma, du côté des contestataires, a décidé de ne pas rendre compte des films maintenus contre la volonté de leurs auteurs, comme les revues italiennes, et par exemple Cinema nuovo de Guido Aristarco.
Pier Paolo Pasolini était considéré comme un modéré dans la contestation de Venise et son attitude ferme avait d’autant plus de poids. Son film, Théorème, avait été maintenu contre son gré. l’équipe de Jeune Cinéma était évidemment sortie de la salle au début de la projection de Théorème, comme le demandait l’auteur. Le lendemain, pour l’entretien qu’elle a eue avec Pier Palo Pasolini, les journalistes n’avaient pas encore vu le film, mais ils avaient lu le livre.

NDLR


 


Jeune Cinéma : Nous n’avons pas encore vu Théorème mais d’après ce qu’on en sait, ce qu’on en dit d’après le livre que nous avons lu (1), nous avons l’impression que par rapport à vos autres films, il représente une certaine rupture, en ce que, pour la première fois l’intérêt pour le sous-prolétariat n’est pas au premier plan. D’autre part, ce que la critique française appellerait une "tentation mystique" semble, d’une certain manière, s’accentuer. A-t-on tort de penser qu’après les Uccellacci ... (2) votre nouveau film marque un certain changement d’inspiration ?

Pier Paolo Pasolini  : Je ne pense pas qu’il y ait une coupure. Il y a une rupture formelle, parce que je passe d’un milieu entièrement sous-prolétarien à un milieu bourgeois pour la première fois de ma vie. Cela a modifié mon style dans une certaine mesure, mais certainement pas le contenu profond de mon œuvre. Il y a, aussi bien dans Accatone que dans L’Evangile (3), ou dans Uccellacci, des thèmes qui sont repris dans Théorème (4).
Je voudrais répondre à ce que vous disiez à propos du sous-prolétariat. Ce n’est pas vrai que le sous-prolétariat a disparu dans le film. Bien au contraire, il s’insinue dans ce milieu bourgeois, et petit à petit, il devient l’unique élément positif du film - bien qu’il soit considéré, d’un point de vue critique, un peu comme une survivance d’une antique religion paysanne. Sur les cinq personnages, le personnage "positif" - pour le définir d’une façon conventionnelle -, c’est celui de la servante, qui appartient au sous-prolétariat.


 

Dans ce sens, le film se rattache aux films précédents. Il a aussi ce qui embarrasse tant la critique italienne bourgeoise : une certaine contradiction entre, d’une part, marxisme et historicisme - donc une analyse marxiste -, et, d’autre part, quelque chose que les marxistes appellent méta-historique, et que les catholiques appellent naturellement mystique. Il y a donc ces deux courants, mais ils existaient déjà dans mes autres films, depuis Accatone. Je ne pense donc pas qu’il y ait rupture totale, et si rupture il y a, elle est plus apparente que réelle.


 

D’autre part, il est difficile, impossible même, de comparer les Uccellaci et Théorème. Les thèmes sont différents. Dans Uccellacci, le thème était celui de l’idéologue, ou plutôt d’une idéologie dans le monde contemporain. C’était un thème explicitement politique et idéologique. Pour Théorème, au contraire, il n’y a pas de thème idéologique direct, explicite. Le film est énigmatique, le thème idéologique se dissimule très profondément dans les choses, dans les sentiments des personnages. Je ne pense donc pas qu’il soit possible de faire une comparaison comme celle que vous proposez. Dans un certain sens, le film reste en suspens, la fin n’est pas une conclusion. Tous les personnages finissent sur un point d’interrogation - par des actes mystérieux qui, plus ou moins, sont l’expression de la crise qu’ils traversent, de leur impuissance à la résoudre. Est-ce bon, est-ce mauvais, d’interrompre le film de cette façon ? Cette suspension du jugement final est un peu celle que l’on trouvait déjà dans Uccellacci et elle rejoint une pratique de Bertholt Brecht que Roland Barthes a bien définie. Alors, dans une certaine mesure, les deux film ont un peu le même sens.

J.C. : Dans ce cas, le théorème n’a pas de solution, il n’y a que les prémisses. Ce n’est pas un théorème, s’il n’y a pas de solution.

C’est un théorème avec des corollaires, mais pas de solution.


 

J.C. : Pouvez-vous énoncer les prémisses ?

P.P.P. : Les prémisses sont les faits. Dans une famille bourgeoise arrive un personnage mystérieux qui est l’amour divin. C’est l’intrusion du métaphysique, de l’authentique, qui vient détruire, bouleverser une vie qui est entièrement inauthentique, même si elle peut faire pitié, si elle peut même avoir des moments d’authenticité dans les sentiments, par exemple, dans ses côtés physiques aussi. Silvana Mangano est physiquement authentique, dans sa beauté de jeune femme bourgeoise. Elle a une forme d’authenticité, mais la vie dans laquelle elle se meut, dans laquelle elle se pense, est absolument inauthentique. On a donc là une irruption de l’authentique dans l’inauthentique, ou si vous voulez, du métaphysique dans le quotidien aliéné. C’est ça, la solution : elle est dans le devenir de la crise, ou même, la crise en tant que telle est déjà une solution.


 

Les personnages font l’expérience de cet amour parce qu’ils y sont contraints, parce que, face à l’inéluctable, il est inévitable qu’ils l’éprouvent. Mais quand cet amour s’en va, les personnages restent abandonnés à eux-mêmes, ils ne savent pas retrouver cet amour qu’ils ont perdu, parce que la bourgeoisie a perdu le sens du sacré. Je pourrais replacer ici ce que vous disiez au début à propos de l’incompréhension que je rencontre en France. C’est que la bourgeoisie française est beaucoup plus une bourgeoisie véritable que la bourgeoisie italienne. Alors que la bourgeoisie italienne a encore des origines paysannes - ses grands-parents sont tous ruraux - dans une ville comme Paris, les origines paysannes remontent à 4 ou 5 siècles. Une ville comme Paris n’a plus de rapports avec le monde paysan, pré-bourgeois, pré-industriel. La bourgeoisie italienne est tout entière d’origine paysanne. Ce ne sont que les jeunes qui entrent maintenant dans un monde comparable au monde bourgeois français, les jeunes qui ont vingt ans aujourd’hui, les jeunes contestataires. C’est pour cela que les relations sont si difficiles entre eux et nous.


 

Alors, je voulais dire ceci : la bourgeoisie française, étant infiniment plus bourgeoise que la bourgeoisie italienne, a encore moins le sens du sacré. Ce sentiment du sacré, comme vous le savez, appartient au monde paysan, au monde pré-industriel. L’industrie a transformé la relation entre l’homme et la réalité. L’un des éléments de cette transformation est la perte de l’antique sentiment du sacré. On peut donc dire que la bourgeoisie française est infiniment plus laïque que la bourgeoisie italienne. Toutes ses expressions sont infiniment plus laïques. Mais, à mon sens, le laïcisme est devenu, à son tour, une religion. Et la bourgeoisie française professe cette religion de façon bien plus absolue. Or, le laïcisme, comme toutes les religions rend sourd, aveugle, il déforme. Je pense que je suis mal compris de certains secteurs de la critique française parce que cette critique française a le culte du laïcisme. Et vous, vous continuez de penser que le rationalisme est la propriété de la bourgeoisie plutôt que du mouvement révolutionnaire. Je suis d’accord avec Lucien Goldman lorsqu’il dit que l’irrationalisme n’est pas le trait caractéristique de la bourgeoisie. La bourgeoisie, dans un certaine phase, peut être irrationnelle - par exemple le décadentisme français, Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire, Marcel Proust même. Mais le trait qui caractérise la bourgeoisie, c’est la raison, une raison qui, à la limite, tombe dans le simple sens pratique, le bon sens vulgaire.

J.C. : C’est là un point un peu difficile, parce que cela va contre des interprétations traditionnelles.

P.P.P. : Peut-être. Mais je pense qu’il suffit de se référer à Marx. Un industriel est un homme qui fonde tout sur la raison, sur le sens pratique - son activité, sa vie, ses rapports avec la réalité.

J.C. : Mais la révolution aussi est fondée sur la raison.

P.P.P. : Bien sûr. Moi, je suis pour la raison, je ne suis pas un irrationaliste. Seulement je ne supprime par l’irrationalisme. Je me borne à le constater, pour ne pas faire de la raison une religion - sinon, qu’est-ce que c’est que la raison ? D’autre part, la grande faiblesse du communisme, c’est d’avoir introduit dans son univers idéologique cette forme de rationalisme bourgeois.


 

J.C. : Vous parliez tout à l’heure de la difficulté des relations avec les jeunes contestataires. Hier, on a fait allusion à la polémique concernant votre poème, et vous avez dit qu’il avait été mal compris. Est-ce que vous pourriez nous expliquer cet épisode ? (5)

P.P.P. : Il a été mal compris, non seulement du jeune Français qui a posé cette question, mais il a été mal compris également en Italie, par tout le monde. Ce poème a été publié dans un magazine qui n’est pas fait pour la poésie, et il a été publié sans mon autorisation. J’avais autorisé la publication d’un extrait, quelques vers, et on a publié le poème dans un magazine à grand tirage, L’Expresso, alors qu’il était destiné à une revue littéraire. Le magazine proposait donc ce poème à un public qui a reçu ce message de la même façon qu’il reçoit un message de masse. Mon poème a été, en quelque sorte, vulgarisé, donc simplifié, et par là même, mystifié. Une de ces "simplifications" était que j’aurais pris parti pour la police dans mon poème. Je disais que je prenais parti pour ces flics de vingt ans qui sont de pauvres bougres, et je disais pourquoi - mais ça, on n’a pas voulu le lire. Je disais que je prenais parti pour eux parce que les flics sont victimes du pouvoir exactement comme les noirs sont victimes du pouvoir. Parce que le pouvoir, utilisant une espèce de "théologie de la normale", crée des haines raciales, crée la "différence", puis fait de cette différence, de l’homme "autre", l’objet d’une haine raciale. Les pauvres, les noirs, les méridionaux italiens, etc., sont directement désignés comme victimes de la haine raciale. Mais le pouvoir possède un autre moyen de provoquer la haine raciale contre les pauvres c’est de faire d’eux ses sicaires. Au moment où le pouvoir fait d’un pauvre son sicaire, il le désigne comme objet de haine raciale. C’est cela que je voulais dire - une idée qui s’inscrit dans la ligne du Black Power. Je n’ai jamais voulu dire cette sottise que je prenais parti pour la police. Et pourtant. c’est cette sottise-là qui a été perçue par l’opinion publique, et moi, j’en subis les conséquences.

J.C. : La polémique avec Franco Fortini, finalement, a-t-elle abouti à un éclaircissement ou bien chacun reste-t-il sur ses positions ?

P.P.P. : Mais Franco Fortini et moi, nous sommes amis. C’est un épisode qui sera, j’espère, passager. Nous sommes de caractère très différents, très différents en tout, mais nous sommes amis depuis tant d’années.


 

J.C. : Peut-on vous poser des questions sur la Mostra ? Pouvez-vous nous donner quelques explications sur l’évolution de votre position par rapport à la contestation de la Mostra ?

P.P.P. : C’est très simple, et je l’ai répété tant de fois. J’étais d’accord avec mon association, I’ANAC (6), pour refuser ce type de Mostra. Nous avons fait tout une série de textes, qui sont intéressants. Le seul point sur lequel je n’étais pas d’accord, c’est que j’aurais voulu une contestation positive, c’est-à-dire que l’on puisse voir les œuvre. En effet, pourquoi vous empêcher, vous, de voir les œuvres ? J’étais prêt à la contestation, mais à condition de quand même présenter les films. Alors, il y eut un désaccord à un certain moment, ou un malentendu, qui n’est pas encore éclairci. Mais quand j’ai pensé que l’ANAC avait l’intention de projeter les films, de permettre aux auteurs et surtout aux jeunes de montrer leurs films, nous nous sommes retrouvés d’accord pour lutter ensemble. L’objectif de cette lutte a toujours été assez mal compris. Il ne s’agit pas de "culture", ce n’est pas une lutte pour la culture, là-dessus aussi, il y a eu pas mal de malentendus. Naturellement, d’une façon générale, nous luttons pour la culture, mais les jeunes se désintéressent des problèmes culturels en soi d’une lutte "culturelle" pour un film qui serait plus ou moins beau, ils ne mènent pas une lutte politique. C’est la même chose pour les ouvriers, cela, ils ne le comprennent plus. Ils l’ont accepté dans les années 50, après la Résistance, mais maintenant ils ont dépassé ce stade.


 

Les journalistes, les observateurs ont cru qu’il s’agissait d’une rivalité entre Luigi Chiarini (7) et nous, et ils ont semé la confusion. En réalité, il ne s’agit pas d’une lutte culturelle, mais d’une lutte directement politique. Et son objectif est purement politique. L’objectif était de passer à l’autogestion de la Mostra par les auteurs, c’est une question de démocratie directe. Les seuls qui l’aient compris ont été les hommes au pouvoir. Personne d’autre ne l’a compris, ni les journalistes ni les étudiants, ni les ouvriers, ni même, je crois, les partis de gauche. Ou ils ont fait semblant de ne pas comprendre. Les hommes politiques au pouvoir, si. Et ils ont réagi violemment. Parce que l’Italie, vous le savez, est une démocratie très arriérée. Nous n’avons jamais vraiment lutté pour la démocratie, nous n’avons pas fait la Révolution française, nous n’avons pas de tradition démocratique autonome. Pour l’Italie, cela aurait été une expérience plus impressionnante encore que si cela s’était passé en France, un précédent d’une grande importance. Les hommes au pouvoir l’ont compris, et ils ont immédiatement réprimé cette lutte, utilisant Luigi Chiarini comme instrument de cette "Restauration".

J.C. : En ce qui concerne la projection de votre film, hier, pensez-vous que c’était valable de demander aux journalistes de sortir ?

P.P.P. : Cela les regarde. Je pouvais le leur demander. Je savais que c’était presque impossible, mais je leur posais ce problème de conscience, et évidemment, ils n’étaient pas prêts à un examen de conscience aussi rapide. Ils ont réagi en restant. Mais, comme je l’ai dit à la conférence de presse. mon but n’était pas de faire du moralisme. Je savais bien qu’ils faisaient leur métier, et que je leur demandais pour ainsi dire de perdre leur place, leur gagne-pain.

Propos recueillis par Jean Delmas, Ginette Gervais & Andrée Tournès
Venise, septembre 1968.
Jeune Cinéma n°33, octobre 1968

** Cf. "Venise voix off", Jeune Cinéma n°33, octobre 2022.

*** Cf. aussi "Entretien avec Lino Peroni (revue Inquadrature)",
Jeune Cinéma n°33, octobre 2022.

1. Pier Paolo Pasolini, Teorema, Milan, Garzanti, 1968. Théorème, traduction de José Guidi, Paris, Gallimard, 1978.

2. Cf. Pier Paolo Pasolini, "Les avatars du corbeau", Jeune Cinéma n°27-28, janvier-février 1968.
Cf. aussi : "Des oiseaux, petits et gros", Jeune Cinéma n°27-28, janvier-février 1968.

3. "L’Évangile selon Saint-Matthieu", Jeune Cinéma n°6, mars 1965.

4. "Théorème", Jeune Cinéma n°37, mars 1969.

5. Allusion à un texte récent de Pier Paolo Pasolini qui semblait excuser les policiers en raison de leur origine prolétaire, et qui a soulevé de très vives ripostes notamment de Franco Fortini (1917-1994.

6. La Mostra 1968 était contestée principalement par deux associations
L’Association italienne des auteurs cinématographiques (ANAC) qui remettait en cause les structures actuelles de tous les festivals et voulaient passer à l’autogestion (Michelangelo Antonioni, Gillo Pontecorvo, Francesco Rosi, Pier Paolo Pasolini, Marco Bellocchio, Vittorio de Seta, Pier Paolo Pasolini...) et la Fédération internationale des associations de producteurs de films (FIAPF) qui soutenait les festivals traditionnels, mais contestait le directeur de la Mostra, Luigi Chiarini.

7. Luigi Chiarini (1900-1975), notamment directeur du Centro Sperimentale di Cinematografia de Rome (1935-1951), a été directeur de la Mostra de Venise de 1963 à 1968.


Théorème (Teorema). Réal, sc : Pier Paolo Pasolini, d’après son récit homonyme ; ph : Giuseppe Ruzzolini ; mont : Nino Baragli ; mu : Ennio Morricone ; déc : Luciano Puccini ; cost : Roberto Capucci & Marcella De Marchis. Int : Terence Stamp, Silvana Mangano, Massimo Girotti, Laura Betti, Ninetto Davoli, Anne Wiazemsky, Andrés José Cruz, Alfonso Gatto, Carlo De Mejo (Italie, 1968, 98 mn).



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