par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°37, mars 1969
Sélection officielle de la Mostra de Venise 1968.
Prix de la meilleure actrice pour Laura Betti.
Sorties le samedi 25 janvier 1969 et les mercredis 23 juin 1993, 27 janvier 2010 et 23 novembre 2022
Aujourd’hui, il nous arrive, à propos de natifs de la petite bourgeoisie, de penser ou de dire : "Il a été visité par l’ange" ou "Il n’a pas été visité par l’ange". Cette efficacité de la parabole pasolinienne jusque dans l’ironie, il semble que ce soit un bon test de l’efficacité du film. Mais cela doit signifier aussi que Théorème est bien, comme son auteur le dit de l’œuvre littéraire composée parallèlement au film (1), "purement et simplement une étude sur la crise du comportement", "un petit traité laïc à canons en suspens sur une irruption religieuse dans une famille milanaise".
Irruption religieuse, mais traité laïc. ll y a bien sûr des gens pour dire - ou pour insinuer - que l’irruption n’est pas tout à fait conforme au catéchisme. Allons nous, de notre côté chicaner un poète cinéaste qui, comme quelques milliers d’autres poètes, conserve, dans un athéisme déclaré, un sens du sacré également déclaré, pour avoir glané, dans l’Ancien ou le Nouveau Testament, le grain d’où lève une parabole moderne. Le postulat de Pier Paolo Pasolini, hors duquel le théorème serait sans fondement, c’est l’abjection du comportement petit-bourgeois, la nécessité absolue pour le bourgeois - et lui-même sait bien qu’il en est un - "de remettre en question cette idée fausse de soi-même fondée sur ce qu’on appelle la normalité". C’est aussi l’accusation portée contre la bourgeoisie d’avoir "réduit, dans le meilleur des cas, la religion à un code de comportement", "substitué la conscience à l’âme", de telle sorte que "le moralisme est la religion de la bourgeoisie".
À partir de là, le théorème...
Soit une famille bourgeoise, des industriels milanais. Soit, dans cette famille, une irruption de l’amour qui est en même temps une irruption du sacré. La démonstration se fait à travers le passage - la visitation - d’un garçon auquel l’auteur lui-même donne souvent le qualificatif de angiolino : "Même en l’observant bien, on dirait un étranger, non seulement pour sa haute stature et la couleur azurée de ses yeux, mais aussi parce qu’il est tellement dépourvu de médiocrité, de vulgarité, qu’on ne peut pas l’imaginer comme un garçon appartenant à une famille petite bourgeoise italienne. On ne pourrait pas davantage d’autre part dire qu’il a la sensualité innocente et la grâce d’un enfant du peuple. Il est, en somme, socialement mystérieux, bien que lié parfaitement à ceux qui sont autour de lui, dans cette famille où il apparaît".
Or pour chacun dans cette famille, l’ange force l’amour, pour Lucia la mère, comme pour Odetta la fille, pour Paolo le père et pour Pietro le fils, et aussi pour Emilia la servante. Amour sacré sans doute, mais dans les vieilles paraboles qui jouaient de l’amour profane et de l’amour sacré, l’amour profane devait se soumettre à l’amour sacré ou se modeler sur lui. Dans Théorème, l’amour sacré prend la forme - ou le chemin - de l’amour profane, de l’amour le plus physique. Rien que par cette audace, la parabole ancienne acquiert une saisissante modernité. Il n’y a plus ici de péché originel, sinon celui d’être bourgeois. Il y a une présence du sacré, mais qui ne répond aux canons d’aucune Église, et surtout pas à ceux de l’Église catholique.
Dans la première partie du film, nous voyons chacun des personnages saisi d’amour pour l’étranger. L’ange, qui n’a rien fait pour séduire sinon d’exister, répond - physiquement - à l’appel de chacun. Emilia, Odetta, Pietro, Lucia, Paolo sont arrachés à leur médiocrité, transfigurés. Chaque acte d’amour, montré ou suggéré, est comme le chaînon d’une démonstration à la marche rapide, aux articulations raides - les éléments de fluidité ne jouant qu’à l’intérieur de chaque scène.
Puis l’ange quitte la maison, aussi soudainement qu’il y est venu. Odette, Pietro, Lucia, Paolo sont maintenant des êtres sans identité.
Tu es donc venu dans cette maison pour détruire.
Qu’as-tu donc détruit en moi ?
Tu as détruit simplement
L’idée que toujours j’ai eue de moi-même.
Si donc, depuis bien longtemps,
J’avais assumé la forme que je devais assumer
Et que cette figure était en quelque sorte parfaite,
Aujourd’hui que me reste-t-il ?
Dans cette seconde partie, abordant ce que P.P. Pasolini appelle les corollaires du théorème, le film montre des personnages en suspens. Les corollaires, eux aussi restent en suspens. Et le style change : le théorème devient poème. Le respect et la tendresse, que désormais appellent les personnages, semblent imprégner le film dans un déroulement qui est non plus rompu mais orchestré. L’orchestration est dominée et liée par le thème d’Emilia. Emilia est la servante. Traînant sa lourde valise, elle est revenue vers la ferme où sans doute vivait sa famille. Elle se met en prière, ne mange plus que des orties. Les campagnards se ramassent autour d’elle, lui demandent des miracles et voici qu’elle apparaît suspendue dans le ciel au-dessus du toit, comme une sainte d’imagerie.
Entrelacée avec les autres histoires, celle d’Emilia ramène sans cesse devant nos yeux des images de vérité populaire. C’est qu’elle est ici un personnage à part. Elle appartient à ce sous-prolétariat auquel va depuis toujours l’affection de P.P. Pasolini. Quand elle a perdu son identité de bonne dans une famille bourgeoise, elle a retrouvé son autre identité avec ses racines et sa religiosité naïve.
La famille bourgeoise, elle traverse maintenant le désert. Odetta sombre dans une torpeur raidie qui la conduit dans une maison de santé. Lucia tente en vain de retrouver une sorte de "prostitution sacrée", la révélation brusquement effacée. Pietro, devenu artiste pour recréer l’image de l’ange prend aussitôt conscience de son impuissance, demande au hasard à travers les techniques les plus extravagantes de lui restituer l’image et échoue ici encore. Paolo, avant de se dépouiller de son usine, se dépouille un à un de ses vêtements, en pleine gare de Milan, au milieu d’un attroupement de badauds.
Folies, certes, mais qui, aux yeux de P.P. Pasolini, sont sans doute le prix à payer pour qui veut se dépouiller de la normalité bourgeoise, pire que toute folie. Il se peut qu’il ait quelque chose de Pietro le fils et de Paolo le père. De Paolo, l’inquiétude du bourgeois cultivé, qu’il distingue quelquefois du "bourgeois naturel" cherchant à s’échapper de sa condition à travers "les fleurs exquises" d’un art qui reste bourgeois - et par exemple cette subjectivité indirecte, ce cinéma-poésie, qu’il refuse pour lui-même mais respecte chez d’autres. De Paolo, cet exigeant besoin d’authenticité qui accepte de payer le prix du scandale.
Mes pieds nus qui me portez
Là où est une unique présence
Et là où rien ne me défend contre aucun regard.
Il est possible de ne pas être d’accord avec le chemin de P.P. Pasolini. Il est difficile de refuser le respect à un homme qui, acceptant ainsi blessures et brûlures, suit son propre chemin sur ses pieds nus. Il est difficile ce ne pas admirer la sûreté de sa démarche d’artiste. Car enfin, c’était aussi une folie que de vouloir porter à l’écran, affronter au public une parabole aussi extravagante. Et dans cette entreprise périlleuse aucun faux-pas n’était permis. Pour éviter la catastrophe que les ricaneurs attendaient, il fallait à chaque instant que la réalisation, l’impact sur le spectateur corresponde sans une fissure à l’intention. Qu’elle corresponde en effet, c’est ce qu’on peut quelquefois vérifier. Par exemple pour cette assez prodigieuse manière dont les acteurs sont mis dans la peau de leur personnage, puis transfigurés avec leur personnage après le passage du visiteur. De Pietro, on est saisi au début du film par le visage borné, emblématique d’une condition bourgeoise bornée. Théorème le livre, qui souvent explicite l’intention parce que le mot exprime ce que l’image plutôt suggère, dit de Pietro à ce moment : "Il en est advenu un garçon débile, avec un petit front violacé, avec les yeux déjà avilis par l’hypocrisie, avec une mèche encore un peu canaille mais déjà rabattue vers un avenir de bourgeois destiné à ne pas lutter". L’ayant trouvé méconnaissable dans la seconde partie, on tourne les pages du livre où il est décrit "transformé dans son aspect, c’est-à-dire pâli, amaigri". Ce que nous avons ressenti correspondait donc bien à l’intention.
Pour chaque détail du film, il a fallu qu’il en soit de même, avec la même précision. et souvent aller exactement jusqu’où il fallait, s’arrêter exactement où il fallait. Ainsi pour les images d’amour entre le garçon et Emilia : "Le jeune hôte a un air d’étrange protection, presque maternelle : comme d’une mère qui connaîtrait déjà les caprices de son petit enfant et les prévoirait dans une espèce de conscience amoureuse. Presque mécaniquement dans une espèce d’inspiration plus mystique qu’hystérique, elle relève sa robe jusqu’au genou. Cela semble le seul moyen qu’elle ait, privée de conscience et de parole, et désormais de pudeur, de se déclarer. Et justement parce que c’est énorme, tout cela a une pureté et une humilité d’animal". Ici aussi ce que nous avons ressenti devant cette scène du film, et que nous ne savions définir, correspondait exactement à l’intention de l’auteur. Quelle sensibilité et quelle maîtrise à l’exprimer n’a-t-il pas fallu, pour que ce film, démuni de pudeur comme Emilia l’était à ce moment-là, sache demeurer, comme l’ange, "tellement dépourvu de médiocrité, de vulgarité, qu’on ne peut l’imaginer comme appartenant à une famille petite bourgeoise" (de films).
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°37, mars 1969
* Cf aussi "Entretien à propos de Théorème et de Venise 1968", Jeune Cinéma n°33, octobre 1968.
** Cf. aussi "Entretien avec Lino Peroni (revue Inquadrature)", Jeune Cinéma n°33, octobre 2022.
*** Cf. aussi "Venise voix off", Jeune Cinéma n°33, octobre 2022.
1. Pier Paolo Pasolini, Teorema, Milan, Garzanti, 1968. Théorème, traduction de José Guidi, Paris, Gallimard, 1978.
Théorème (Teorema). Réal, sc : Pier Paolo Pasolini, d’après son récit homonyme ; ph : Giuseppe Ruzzolini ; mont : Nino Baragli ; mu : Ennio Morricone ; déc : Luciano Puccini ; cost : Roberto Capucci & Marcella De Marchis. Int : Terence Stamp, Silvana Mangano, Massimo Girotti, Laura Betti, Ninetto Davoli, Anne Wiazemsky, Andrés José Cruz, Alfonso Gatto, Carlo De Mejo (Italie, 1968, 98 mn).