Par delà Simenon, un univers personnel
par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°77, mars 1974
Sélection officielle en compétition de la Berlinale 1974, Prix spécial du Jury
Prix Louis Delluc 1973
Sorties les mercredis 16 janvier 1974 et 15 février 2023
Il est très rare que, dès son premier film, un cinéaste tente de répondre honnêtement à l’une des questions les plus graves et les plus douloureuses que tout adolescent est amené un jour à se poser. Une question qu’à cet âge, on hésite à formuler, parce qu’elle renvoie à un sentiment fragile qu’on a enfoui eu fond de soi. Parce qu’on a peur de connaître la réponse. Parce qu’il est peut-être plus difficile encore d’admettre, devant sa glace, que quoiqu’on fasse de "répréhensible", on aura toujours son père avec soi, que de reconnaître, en son for intérieur, que c’est un salaud. Or, dans L’Horloger de Saint-Paul, Bertrand Tavernier a eu cette ambition. Et, parce qu’il a su formuler clairement cette interrogation, qu’il l’a approfondie, explicitée, que la réponse qu’il donne est décisive, son film est un film fort. Sa grande force vient d’ailleurs de ce que les termes de l’interrogation ont été inversés.
Le film est avant tout centré sur le personnage du père, magistralement interprété par Philippe Noiret, à qui l’on apprend un matin que son fils a tué un homme, et qui est donc mis devant un fait accompli. Ses hésitations, ses incertitudes sont de courte durée, et sa volonté de comprendre son fils, d’accepter toutes les conséquences de son acte, se renforce à mesure qu’il progresse dans sa quête. Car le film est intelligemment conçu comme une recherche de l’autre (et par conséquent de soi-même), qui, faite d’interrogations successives, de propositions et de contre-propositions, aboutit logiquement à une certitude : "Je suis entièrement, totalement solidaire de mon fils" clame Philippe Noiret au procès.
Ce qui paraît en tout cas vraiment bien, c’est qu’à l’itinéraire moral du personnage, corresponde un itinéraire physique remarquablement précis. Longues marches le long des ruelles de Lyon, course folle vers les berges du fleuve, voyage en train à Saint-Brieuc, retour en avion : chaque déplacement de l’horloger s’accorde avec un moment défini de sa réflexion intérieure, de sa prise de conscience.
Cet itinéraire moral, cette évolution, s’ordonnent constamment autour de deux éléments, l’un qui se dévoile à nous, l’autre que le personnage révèle à lui-même. Se dévoilent donc à nous la noblesse et la dignité de Michel, deux qualités que Bertrand Tavernier fait ressortir, d’une part en montrant la compétence dont il fait preuve dans son métier et d’autre part en soulignant la faculté admirable qu’il a de communiquer chaleureusement avec les gens.
Mais la véritable transformation du personnage concerne principalement les rapports qu’il entretient avec l’ordre établi. Lui qui met un point d’honneur à ne pas traverser au rouge, même quand il n’y a pas de circulation, n’hésite plus à enfreindre la loi. Ce passage à l’illégalité, qui va de la simple infraction au code de la route - "Brûle, brûle, ça n’fait rien" - à la destruction volontaire d’indices matériels - la carte postale envoyée à Madeleine -, il l’assume et la revendique : "Le père de l’assassin, madame", crache-t-il au visage d’une cliente du restaurant où il mange.
Cette évolution est encore indiquée de façon plus subtile par l’enchaînement rigoureux des séquences qui te confrontent au policier incarné par Jean Rochefort. Le cheminement spirituel de Philippe Noiret est ainsi délimité par deux scènes : celle du marché où il accepte de serrer la main du policier - "Je n’ai rien à vous reprocher... pour le moment" -, et celle du restaurant où il quitte brutalement la table avant le début du repas - "Adieu, car on ne se reverra jamais". La seconde scène est par ailleurs superbement mise en relief par un mouvement de caméra très savant : la caméra suit Philippe Noiret qui sort du restaurant, puis, se déplaçant légèrement vers la gauche, recadre Jean Rochefort qui, resté seul, se lève rageusement. Aussi, la compréhension profonde entre le père et le fils que l’on sent immédiate lors de la rencontre à l’aéroport n’est-elle pas imprévisible. Certains signes laissent même entrevoir que les choses ne peuvent pas se dérouler autrement. C’est, par exemple, Michel qui s’endort sur le lit de son fils ; c’est une phrase de Bernard rapportée par Madeleine - "Mon père, il n’y a pas de meilleur homme que lui ; tout le monde l’adore".
Et par la suite, deux phrases déterminantes confirment l’affermissement de cet accord. La première est prononcée par Bernard, lors de la confrontation chez le juge d’instruction : "Qu’est-ce qu’ILS veulent que tu me dises ?" demande-t-il à son père, attestant ainsi qu’il sait que celui-ci est étranger aux pressions qu’il subit. La seconde est de Michel, acceptant finalement le non-système de défense choisi par son fils : "Il a dit qu’il l’avait tué parce que c’était une ordure. Moi ça me suffit". Faite presque entièrement de silences et de regards, la séquence de l’aéroport est très belle par tout ce qu’elle sous-entend : la reconnaissance du fils par le père, celle du père par le fils ; l’acceptation par le père de la femme du fils.
Bertrand Tavernier redit l’intérêt qu’il porte aux films traitant des rapports familiaux (1). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que L’Horloger de Saint-Paul soit l’un des plus beaux éloges jamais rendus à la famille par le cinéma. Mais attention, il ne s’agit pas de la Famille, avec une majuscule de la famille dans le sens où l’on entend le "cercle de famille" ; de cette famille que tant de cinéastes libérateurs, qui ont fait leur la phrase de Gide : "Familles, je vous hais", ont détruite non sans raison. Il s’agit bien entendu de ce que l’on appelle communément « "la cellule familiale", c’est-à-dire un noyau d’êtres humains, aussi indissociables les uns des autres, que le sont les doigts d’une main. Dans ce sens, la séquence du parloir, qui conclut le film, est exemplaire. Philippe Noiret fait part à son fils des ultimes décisions qu’il a prises à propos de leur avenir commun. Ce sont les plus sages qui soient. Celles que tout enfant est en droit d’attendre de son géniteur, quand celui-ci est un père et non un "père de famille".
Pour que le propos si grave et si cohérent de son film soit continuellement d’un très haut niveau, le cinéaste s’est assuré les services de deux scénaristes de classe. Le rôle primordial imparti au dialogue est d’ailleurs légitime, puisque L’Horloger de Saint-Paul se présente comme une interrogation, une remise en question de soi et des autres. Le dialogue ne verse jamais dans la rhétorique ou le bavardage, il sonne juste, il n’y a pas un mot de trop, les silences mêmes sont éloquents. La preuve nous en est fournie par la séquence du procès que Bertrand Tavernier a volontairement éludée. Alors qu’il était tentant de s’y attarder, il a traité cette scène avec une concision extraordinaire, en cinq plans, dont un seul situé à l’intérieur du tribunal. Mais en soulignant ce plan par un mouvement de caméra très précis, en décrivant la horde des journalistes et des badauds pendus aux basques de l’horloger, en notant la réflexion du policier, et en faisant discuter Philippe Noiret et Jacques Denis sur le pont, il en dit plus que s’il avait enfilé, les uns après les autres, réquisitoires et plaidoiries. Là, c’est du grand art.
L’importance du propos est constamment rehaussé par la qualité de la réalisation. On a évoqué ici et là son "classicisme", ce qui n’est pas très compréhensible. L’Horloger de Saint-Paul est une œuvre très moderne tant la précision de la mise en scène met en valeur le sens profond du récit. Évidemment, si l’on entend par "classicisme", la maîtrise absolue de la mise en scène, le film de Bertrand Tavernier est un film classique. Jean-Luc Godard a dit : "Le travelling est une affaire de morale". C’est vrai. Tout mouvement de caméra employé dans un film doit avoir une justification. Principalement le travelling avant qui, même zoomé, reste aujourd’hui le mouvement le plus pur de toute l’écriture cinématographique. Si l’on regarde bien, dans les grands films, il n’y a jamais plus de trois ou quatre travellings avant se terminant en gros plan sur le visage d’un personnage, et ils correspondent toujours à un moment essentiel du récit : un aveu, une interrogation, une prise de conscience, une décision. Dans L’Horloger de Saint-Paul, on trouve trois mouvements de cet ordre qui, tous, ont trait au regard que Philippe Noiret porte rétrospectivement sur sa vie personnelle, et aux conclusions qu’il en tire : quand le journaliste de France-Soir lui demande s’il est veuf ; quand il arrive vers Madeleine, l’ancienne nourrice de Bernard, et quand, au tribunal, il se déclare solidaire de son fils). Dans ce film, la mise en scène est parfois si rigoureuse qu’elle nous donne les larmes aux yeux. Ainsi, pendant la séquence dans le couloir de la maison d’arrêt de Saint-Brieuc, le geste de Philippe Noiret pour remonter le col de son pardessus, et l’humilité que l’on sent dans les paroles qu’il adresse à la dactylo imbécile, émeuvent intimement.
Par ailleurs, le film fourmille de trouvailles, d’idées originales. À la troisième vision, on s’aperçoit que la très belle horloge devant laquelle Philippe Noiret se recueillait (le terme n’est pas pris dans un sens métaphysique) à l’Église Saint-Jean, jouait le thème musical du film. Philippe Sarde a donc composé sa musique en fonction du thème de l’horloge. Et par un processus évolutif génial, l’air interprété par celle-ci - il date du 13e siècle - est devenu le thème de l’horloger.
Pour donner à son propos une autre dimension, Bertrand Tavernier a inscrit L’Horloger de Saint-Paul dans une réalité contemporaine, celle de la France de 1973. Déjà, le générique, uniquement centré sur une voiture qui flambe est clair. On sait, depuis cinq ans, que la majorité des Français ne perçoivent pas l’image d’une voiture en flammes avec l’innocence et la curiosité d’un enfant, mais plutôt avec une haine et une peur insensées. C’est cet état d’esprit attristant qui prévaut désormais chez nous, ce vide nauséeux que l’on ressent quand on y regarde de trop près, que le cinéaste stigmatise.
"Selon le dernier sondage, 89 % des Français sont heureux", susurre, sur fond de ragtime, la voix éthérée d’une speakerine de France Inter. Oui, si l’on s’arrête au con à la casquette blanche qui photographie Bobonne devant !a carcasse de la voiture brûlée. Non, si l’on analyse les sentiments des personnages principaux du film - surtout le policier qui, sous le masque du cynisme, cache une fêlure en plein cœur.
Ainsi, s’abandonnant à sa colère, Bertrand Tavernier blâme les milices patronales et politiques, les méthodes policières et les avocats sans scrupules. Il flétrit les journalistes, de radio, de télé, de la grande presse écrite, qui montent en épingle certains faits, en taisent d’autres, et sont, en dernier ressort, les complices de la police. Bref, il condamne tous ceux qui manquent de sens moral. C’est, toute de probité intellectuelle et de courage, de rigueur morale et de générosité, de virulence et de tendresse, sa manière à lui, de réaliser, le plus tranquillement du monde, et sans la moindre ostentation, un film politique.
Claude Benoît
Jeune Cinéma n°77, mars 1974
1. Cf. "Entretien avec Bertrand Tavernier", Jeune Cinéma n°77, mars 1974
L’Horloger de Saint-Paul. Réal : Bertrand Tavernier ; sc : B.T., Jean Aurenche & Pierre Bost, d’après le roman L’Horloger d’Everton de Georges Simenon (1954) ; ph : Pierre-William Glenn ; mont : Armand Psenny ; mu : Philippe Sarde ; déc : Jean Mandaroux. Int : Philippe Noiret, Jean Rochefort, Jacques Denis, Yves Afonso, Julien Bertheau, Jacques Hilling, Clotilde Joano, Andrée Tainsy, Tiffany Tavernier, Monique Chaumette, William Sabatier, Cécile Vassort, Sylvain Rougerie, Christine Pascal, Liza Braconnier, Hervé Morel, Sacha Bauer, Bernard Frangin, Georges Baconnier, René Morard, Henri Vart, Johnny Wesseler (France, 1974, 105 mn).