par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°86, avril 1975
Sorties les mercredis 26 mars 1975 et 15 février 2023
Venant après L’horloger de Saint Paul (1) Que la fête commence.., le second film de Bertrand Tavernier nous surprend.
Il est tout à fait positif qu’un cinéaste ne se fige pas dans une trop commode image de marque, qu’après un premier film traversé (comme presque tous les premiers films) par des échos d’autobiographie, il veuille prendre des distances avec lui-même, et aussi qu’il aborde alors le film en costumes, genre peu pratiqué et quelque peu méprisé en France, et, enfin, que, pour notre plaisir, il l’aborde en "dénaturant" le film historique, comme l’ont fait - assez souvent avec succès - des cinéastes italiens.
Ce n’est donc pas au niveau du projet, mais à celui du résultat que le film peut nous laisser insatisfaits. Il se situe au temps de la Régence qui, après la mort si longtemps attendue d’un vieux Louis XIV bien tenu en main par sa Maintenon, connut un grand soupir de soulagement, un grand signal de débordement. On y voit évoluer Monsieur d’Orléans prince régent, son harem de maîtresses passées, présentes et futures, sa fine crapule de ministre l’abbé Dubois. Le rôle du Régent est magnifiquement tenu par Philippe Noiret, et Jean Rochefort compose un bon Dubois.
On rigole bien, on nous raconte de bien bonnes histoires de culs et de non moins bonnes histoires de curés - et certes l’époque Régence s’y prête.
On rigole pendant la première demi-heure au moins, car trop en rajouter émousse le plaisir, et il se peut que le film souffre de cette complaisance à faire rire. Mais surtout il les raconte dans la langue sans contrainte où on se les raconterait si elles étaient d’aujourd’hui. On rit par exemple d’entendre un abbé du 18e siècle jurer par un "Sacré nom de Dieu de bordel de merde". Et l’efficacité comique du film repose sur un effet d’anachronisme.
Mais il y a plusieurs manières de pratiquer l’anachronisme. Celle d’Astérix : un anachronisme innocent (faussement innocent il est vrai) qui joue sans complexe sur le farfelu et déclenche un rire en liberté. Ou bien, celle, très concertée, de Bertolt Brecht (quand il parle de la fortune de Jules César par exemple) qui est d’actualiser le passé pour distancier le présent.
Celle de Bertrand Tavernier et Jean Aurenche est autre et très particulière et ils disent merde à l’histoire en caressant l’histoire. Car, dans ce film, le décor d’époque semble amoureusement reconstitué. La musique mise en place par Antoine Duhamel n’est pas seulement d’époque, elle exhume les opéras que composait pour son plaisir le Régent lui-même.
Mieux : quand, après avoir ressenti le film comme une bonne rigolade, on relit Saint-Simon - et bien entendu les auteurs l’ont fait -, on constate avec surprise que les personnages du Régent et de l’abbé Dubois sont fondamentalement conformes à l’histoire, ou du moins à la vision - assez partiale - que Saint-Simon nous en transmet.
Il est évident par contre, qu’ils ne parlaient pas ainsi, qu’ils ne se comportaient pas ainsi dans le détail de la vie quotidienne - et ces détails de parole et de comportement sont le "style". Le style Régence est minutieusement respecté pour les meubles, délibérément dénaturé pour les hommes. De ce disparate des styles résulte la destruction du style.
Par ailleurs, la distanciation du présent que d’autres ont demandée à l’anachronisme, ici fonctionne mal. Bertrand Tavernier semble pourtant l’avoir quelquefois recherchée. Le second pôle de l’action du film - le premier étant l’entourage du Régent -, est une révolte de nobliaux bretons. Son chef, le picaresque et pittoresque marquis de Poncallec se retrouvera finalement presque seul, avec trois fous de son espèce, pour faire face, armé de son "mistouflet", à deux régiments d’infanterie royale dépêchés par Dubois, qui gonfle cette révolte pour se faire valoir en la réprimant, et veut acheter de la tête de Poncallec son chapeau de Cardinal.
Autant dire que le film pourrait être une réflexion toujours actuelle sur le pouvoir, la corruption par le pouvoir, la fin et les moyens. Mais c’eût été un autre film qu’interdisait le choix de public qui a été fait pour Que la fête commence... : celui d’un "grand" public qui y vient rire plutôt que réfléchir. Dès lors aussi la tentative - en soi sympathique - du final du film pour réintégrer l’histoire anecdotique à la marche de la grande Histoire, paraît surajoutée et superficielle.
Un enfant a été écrasé par un carrosse que les gens ensuite ont incendié. Et ce feu est donné comme annonciateur d’autres feux : ceux qu’allumera la Révolution. Certes, les libertins de mœurs étaient aussi des libertins d’esprit. Mais si la Révolution a hérité des libertins d’esprit, elle a renié les libertins de mœurs, dans un rigorisme aussi bien esthétique que moral. Il est donc fort difficile et assez arbitraire, même si Bertrand Tavernier fait écho à Michelet, de rattacher par-dessus un hiatus de trois quarts de siècle, la Révolution à la Régence, ou en tout cas aux images de la Régence qui nous ont été données dans ce film.
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°86, avril 1975
1. "L’horloger de Saint-Paul," Jeune Cinéma n°77, mars 1975.
Que la fête commence. Réal : Bertrand Tavernier ; sc : B.T. & Jean Aurenche ; ph : Pierre-William Glenn ; mont : Armand Psenny ; déc : Pierre Guffroy ; cost : Jacqueline Moreau ; mu : Antoine Duhamel d’après l’opéra Penthée de Philippe d’Orléans. Int : Philippe Noiret, Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Marina Vlady, Christine Pascal, Jean-Roger Caussimon, Gérard Desarthe, Monique Chaumette, Jean-Paul Farré, Nicole Garcia, Jacques Hilling, Brigitte Roüan, Andrée Tainsy, Roland Amstutz, Michel Berto, Michel Blanc, Liza Braconnier, Philippe Chauveau, Christian Clavier, Daniel Duval, Thierry Lhermitte, Jean-Jacques Moreau, Bernard Pierrot, Patrick Raynal, Blanche Raynal, Hélène Vincent, Marcel Dalio, Gérard Jugnot, Jean-Luc Moreau (France, 1974, 119 mn)