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Appât (l’) (1994)
de Bertrand Tavernier
publié le dimanche 13 février 2022

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°231, avril 1995

Sélection officielle de la Berlinale 1995. Ours d’or

Sorties les mercredis 8 mars 1994 et 15 février 2023


 


L’Appât de Bertrand Tavernier relève comme ses deux films précédents de la chronique de société. Après l’enquête sur les anciens rappelés d’Algérie (1), après la description de la vie d’un commissariat (2), épaulé par un fait divers, il relate les meurtres commis par de très jeunes gens décidés à s’enrichir vite fait. Un film documenté mais encore plus brillamment mis en fiction que L627. La tentative est périlleuse. Le meurtre est à la mode, les tueurs fous occupent la Une des médias et fournissent des sujets aux cinéastes. Le film de Bertrand Tavernier risque par malentendu de s’inscrire dans le sillage des Luc Besson, Oliver Stone et autres Quentin Tarentino.


 

Écueil évité. Le cinéaste inverse la tactique narrative. Les assassins sont banalisés, par les meurtres (donc par la violence) qui suscitent l’horreur sans se donner en spectacle. Question de mise en scène, les crimes ne sont pas montrés mais seulement entendus. Bertrand Tavernier nous installe dans la même situation que la jeune fille qui reste"en coulisse" comme dans la tragédie classique, dans la pièce à côté. Et l’horreur provoquée par les cris de souffrance se décuple devant l’indifférence sourde de la fille. Elle trouve simplement le temps long, et si elle s’en va, c’est qu’elle en a assez de s’ennuyer à attendre les deux garçons. Plus loin, au commissariat de police, lors de l’interrogatoire de la complice, les meurtres sont "raconté" par les policiers et les photos des corps martyrisés ne nous sont pas montés, pas d’esthétisation de la violence, le seul sang filmé dégorge d’un jeans et pue dans un bidet. Second élément essentiel, Bertrand Tavernier ne nous fait pas le coup de la compassion à la Dostoïevski. Personne ne va pouvoir écrire comme on l’a fait pour le jeune assassin de Little Odessa (3) qui tue "comme on accomplit un geste rituel".


 

Ceux-là dans leur minable ambition d’aller au USA fonder un"prêt-à-porte" tuent et sauvagement, parce qu’il faut bien faire quelque chose pour se procurer la première mise de fonds. Dans le film, on ne tue pas d’un coup de revolver bien net et presque abstrait ; les corps des assassinés sont durs à supprimer, les trois adolescents se donnent du mal, un vrai travail, long, sale, fatigant.


 


 

Avant, après, entre chaque séance de meurtres (ça commence par le repérage du client, continue par la drague et finit par le nettoyage), le film nous montre la vie de ses jeunes. Beaux, à l’aise dans leur relation entre eux, pourvus de parents, ils ressemblent à ces zombies jeunes que le cinéma du toujours nouveau naturel nous inflige. En un peu plus vides, un peu plus conformes, et beaucoup plus bêtes.


 

Pendant le premier tiers du film - incluant la préparation du hold-up - la salle très jeune rit de bon cœur. Bertrand Tavernier ne construit pas de caractères, ne crée pas de personnages, ne confère à ses jeunes aucune histoire personnelle. Ils ne sont définis que par leurs mines, leur fringue, telle moue, tel sourire, une avancée du menton, tout cela aussi stéréotypé qu’une sauce au Mc Do.


 


 

Comportement de ce qui est toujours en représentation, qui fait penser aux jeunes interviewés qui singent leurs animateurs. On se prend à les retrouver dans la rue, aux rames des métros, et jusque dans l’escalier de sortie du cinéma. Comme dans L627, Bertrand Tavernier a capté les voix et le vocabulaire. Jamais plus on ne pourra plus entendre innocemment les mots de la tribu jeune, "un max, voir grand, craquant... ".


 

Nous restons avec le sentiment inquiétant que les assassins sont parmi nous. Avec cet autre sentiment encore plus inquiétant d’être soulagé par la "punition" que nous offre la séquence magistrale de l’interrogatoire.
On ne sait pourquoi le cinéaste a filmé l’arrestation de la fille, toujours aussi inconsciente devant l’indignation et la violence verbale des policiers, mais notre contentement n’est pas de bon aloi.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°231, avril 1995

1. La Guerre sans nom (1992), Jeune Cinéma n°213, février-mars 1992.

2. L627 (1992), Jeune Cinéma n°223, juillet 1993

3. Little Odessa de James Gray (1994).


L’Appât. Réal. : Bertrand Tavernier ; sc. : B.T. & Colo Tavernier, d’après le roman de Morgan Sportès (1990) ; ph : Alain Choquart ; mont. : Luce Grunenwaldt ; mu : Philippe Haim ; déc : Émile Ghigo ; cost : Marpessa Djian. Int : Marie Gillain, Olivier Sitruk, Bruno Putzulu, Richard Berry, Philippe Duclos, Clotilde Courau, Jean-Louis Richard, Christophe Odent, Jeanne Goupil, Alain Sarde, Daniel Russo, Philippe Torreton, François Berléand, Isabelle Sadoyan (France, 1994, 115 mn).



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