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Coup de torchon (1981)
de Bertrand Tavernier
publié le samedi 18 février 2023

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°139, décembre 1981-janvier 1982

Sorties les mercredis 4 novembre 1981 et 15 février 2023


 


Avant d’aller plus loin, regrettons le titre que Bertrand Tavernier, désir personnel ou nécessité commerciale, a choisi pour son film. D’abord parce que Coup de torchon demeure un bon roman de William P. McGivern, dont Fritz Lang avait jadis tiré Règlement de comptes (1). Ensuite, parce que le titre original du roman de Jim Thompson (2), Pop 1280, en insistant implicitement sur l’aspect de lieu clos, délimitait également l’ambition de l’auteur : Pottsville est un microcosme qui, comme tel, renvoie à l’universel.


 


 

Avec ses 1275 habitants - on ne saura jamais ce que sont devenues les cinq âmes égarées par le traducteur -, tous ivrognes, hypocrites, fornicateurs et incestueux, il représente même une vision totalement sombre de l’univers, "noire d’encre" comme l’écrivait Marcel Duhamel. Et le shérif Nick Corey, qui alterne roublardise et bestialité, intelligence et couardise, ambition et sadisme, et qui ne trouve son rachat dans ce monde de damnés qu’en accumulant les meurtres et en dépassant en saloperie tout ce qui l’entoure, demeure un des personnages les plus abominablement méchants - même lorsqu’il atteint ultimement une dimension christique - des quelques milliers créés par la Série Noire.


 


 

Qu’on ne s’y trompe pas : 1275 âmes n’est pas un roman métaphysique, et Jim Thompson n’est pas Dostoïevski. Mais quitte à lui trouver des ancêtres, les noms de Henry Miller et de Louis-Ferdinand Céline avancés lors de la sortie du livre - et celui de Lautréamont, pour l’apologie du Mal absolu - ne sont pas exagérés. Le mélange réussi des genres, bouffonnerie macabre, tragédie morale et humour glacé montre que Jim Thompson est un écrivain plus varié que James Cain. Le fait d’être publié dans la Série Noire lui a sans doute retiré les lecteurs que lui aurait assurés une collection plus "noble". Pourquoi tant insister sur le livre ? Tout simplement parce que tout ce que nous souffle gentiment le dossier de presse du film ("inclassable, diabolique, conte moral, parabole", etc.) était déjà dans le roman, et que Bertrand Tavernier, fin connaisseur de la première heure, en a réalisé, avec Jean Aurenche, une adaptation (presque) totalement fidèle, et, du coup, il ne reste plus grand-chose à en dire.


 


 

L’adaptation d’un grand livre est toujours délicate. Infidèle, elle fait hurler les amateurs ; trop fidèle, elle s’efface derrière l’original, et se pose alors la question de sa justification. Aussi intelligent qu’il soit, le travail de Tavernier & Aurenche n’échappe pas totalement à cet écueil. Tout ce qui était essentiel dans l’original (structure, personnages, motivations, articulations) demeure, et les quelques éléments apportés s’y intègrent sans trop de grincements.


 


 

En particulier, la transformation de Pottsville en Bourkassa est astucieuse, l’Afrique occidentale française (AOF) des années trente représentant un équivalent satisfaisant du Sud profond des États-Unis, même si les conditions "objectives" et les rapports raciaux ne sont pas tout à fait semblables.


 


 

On n’est pas certain, par contre, qu’il était nécessaire de dater aussi précisément l’action (1938). Même si la période pré-munichoise permet d’accentuer l’aspect de danse au bord du gouffre de la micro-société blanche, le film, à trop situer l’époque, perd la dimension intemporelle du roman : les damnés de 1275 âmes s’agitaient dérisoirement sur le chemin du néant, les personnages de Coup de torchon ne sont que des petits Français qui attendent la guerre en faisant des provisions.


 


 

À part cet élément de décor et quelques traits mineurs - les magouilles du shérif pour garder son poste devenues inutiles puisque Lucien Cordier (Philippe Noiret) n’est plus qu’un fonctionnaire de police, le double rôle de Jean-Pierre Marielle, ou le personnage de l’institutrice, pâle transposition de la superbe Amy Benson du livre - tout ce qui se passe dans le film vient de chez Jim Thompson : rebondissements, anecdotes, dialogues, même les plus savoureux.


 


 

Cette adaptation terme à terme est parfois opérante - la justesse des rapports entre Philipp Noiret, Stéphane Audran et Eddy Mitchell -, parfois beaucoup moins, entre autre lorsqu’il s’agit de mettre dans la bouche de Isabelle Huppert - débarrassée pour une fois de ses rôles catarrheux, mais pas plus convaincante -, un texte tout droit du livre, et qui, s’il convenait dans la bouche d’une rude fermière sudiste, sonne parfaitement faux dans celle d’une épouse d’Ariégeois, même nymphomane.


 


 


 

Quant à l’identification filiale avec le Christ, cohérente dans son cadre original de puritanisme WASP, où la rédemption joue le rôle que l’on sait, elle semble moins bien cadrer dans un milieu colonial où la religion n’a pas une fonction prédominante.


 


 

Quelles que soient les réticences que l’on peut avoir devant ces accommodements thématiques, il faut reconnaître que Bertrand Tavernier a réalisé un travail formel remarquable. Travail d’équipe, certes, mais encore fallait-il savoir s’entourer : Alexandre Trauner est toujours un des plus grands - sa reconstitution de l’Oubangui, aussi perdu que la Bambola-Bragamance de Céline, est un régal -, et Pierre-William Glenn ne fait jamais de photo indifférente - peut-être faudra-t-il revenir un jour sur l’apport narratif de la "steadycam" ?


 


 

Une direction d’acteurs peaufinée, des plus importants - Philippe Noiret parfait ici après son décevant Birgitt Haas, (3) et un Eddy Mitchell surprenant -, aux moindres silhouettes, situe tout à fait Bertrand Tavernier dans la tradition de ce cinéma français des années trente qu’il admire : un bal populaire, un ciré noir sur un port, on voit l’hommage -, sans oublier l’aveugle saluant à heure fixe la forêt qu’il ne traverse pas, running-gag qui tient plus sans doute à l’humeur para-surréaliste de Jean Aurenche.


 


 

Peut-être faudrait-il, pour totalement apprécier Coup de torchon, le voir avec l’œil neuf de non-lecteur de 1275 âmes. Dans le cas contraire, on se retrouve content de voir que le réalisateur s’est sorti au mieux de ce qui semblait une gageure : on s’amuse à reconnaître les traces de l’original, on salue la performance, on y prend un plaisir certain. On a surtout envie de relire le livre ensuite. Si cela peut apporter à Jim Thompson quelques lecteurs supplémentaires, tant mieux.


 


 

Bertrand Tavernier nous a déjà prouvé qu’il était le meilleur réalisateur français de films américains (ou l’inverse). On avoue préférer la petite musique personnelle de Une semaine de vacances (4), ce qui ne retire rien aux qualités purement spectaculaires de ce dernier produit. À un moment où Claude Miller fait du Duvivier (excellent) et François Truffaut du Delannoy, on souhaite simplement à Bertrand Tavernier de continuer à faire du Tavernier.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°139, décembre 1981-janvier 1982

1. William P. McGivern, Coup de torchon (The Big Heat), 1953, Gallimard, Série noire n°183.
Règlement de comptes (The Big Heat) de Fritz Lang (1953).

2. Coup de torchon est scénarisé d’après le roman de Jim Thompson, Pop. 1280, Gold Medal Books, 1964. 1275 âmes, traduction de Marcel Duhamel, Paris, Gallimard, coll. Série noire n°1000, 1966.

3. Il faut tuer Birgitt Haas de Laurent Heynemann (1981).

4. Une semaine de vacances, Jeune Cinéma n°128, juillet-août 1980


Coup de torchon. Réal : Bertrand Tavernier ; sc : B.T. & Jean Aurenche, d’après le roman de Jim Thompson, 1275 âmes (1966) ; ph : Pierre-William Glenn ; mont : Armand Psenny ; mu : Philippe Sarde ; déc : Alexandre Trauner ; cost : Jacqueline Moreau. Int : Philippe Noiret, Isabelle Huppert, Jean-Pierre Marielle, Stéphane Audran, Eddy Mitchell, Guy Marchand, Irène Skobline, Michel Beaune, Jean Champion, Victor Garrivier, Gérard Hernandez, Abdoulaye Diop, Daniel Langlet, François Perrot, Raymond Hermantier, Mamadou Dioum, Samba Mané, Max Ernst, Paul Grimault (France, 1981, 124 mn).



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