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De Leon, Mike (né en 1947)
Sur trois films
publié le mercredi 29 mars 2023

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sorties le mercredi 29 mars 2023


 


Carlotta sort un coffret de huit des douze longs métrages de fiction réalisés par le cinéaste philippin Mike De Leon redécouvert récemment en France (1). Nous traiterons ici de trois de ses films les plus remarquables, selon nous les plus représentatifs de sa peinture de la société durant la dictature Marcos : Itim (1976), Kisapmata (1981) et Batch ’81 (1982).
Itim a été projeté à Cannes Classics en mai 2022, plusieurs mois avant une rétrospective complète de son œuvre au MoMa, ainsi qu’au Festival des 3 Continents (2). À Nantes, heureux de sa gloire tardive, le cinéaste déclara avec une légère pointe d’amertume : "J’ai fait mes premiers pas dans le cinéma international en 1982 lorsque deux de mes films ont été projetés à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Puis un autre de mes films a été projeté au Festival international du film de Venise en 1984, après quoi j’ai disparu de la carte".


 

Mike De Leon est né en 1947 à Manille. Sa grand-mère, Narcisa, fut la cofondatrice des studios de cinéma Leon-Villongco-Navoa, plus connus sous leur acronyme LVN, en 1938. Ils durent interrompre leurs activités durant l’occupation japonaise avant de dominer le cinéma philippin des années 50 et 60. Son père, Manuel, fut également producteur. Enfant de la balle, Mike De Leon grandit dans l’atmosphère des studios. Il fit des études supérieures d’histoire de l’art à l’université de Heidelberg puis rentra à Manille où il tourna deux courts métrages, Sa bisperas (1972) et Monologo (1975). Il fut également le chef-opérateur du film de Lino Brocka, Manille (1975), produit en famille.


 

Itim (1976)
 

"Itim" signifie "noir" en tagalog, langue parlée aux Philippines, émaillée de mots anglais et espagnols, vestiges des colonisations.
Un photographe de Manille rentre dans son village natal pour y faire un reportage sur la Semaine sainte. Il séjourne dans la maison familiale où son père, médecin à la retraite, ne quitte plus sa chambre, paralysé après un accident de voiture. La mère est absente - ou morte. Un couple de serviteurs s’occupe d’un foyer qui se délabre à vue d’œil.


 


 

À l’église où il assiste aux offices, le protagoniste remarque une mystérieuse jeune fille au visage de madone, Teresa. Il la prend en photo puis l’aborde. Il la promène en voiture dans une nature verdoyante et paisible. Elle lui indique un lac où elle aime méditer. Elle vit modestement avec sa mère et l’informe de la disparition de sa sœur depuis près d’un an. Elle et sa mère ont en vain eu recours à un médium pour tenter de la localiser.


 


 

C’est finalement le héros du film qui, après être tombé par hasard dans le bureau de son propre père sur le négatif d’une photo représentant une jeune femme, les mettra sur la bonne piste. Il s’avère que l’image est le portrait de la sœur disparue en compagnie du médecin. Le film est une réminiscence du Blow-Up de Michelangelo Antonioni (1967), dans le cadre d’un catholicisme exacerbé, ancestral, sinon "primitif", célébrant avec force prières, chants lancinants, fleurs et chandelles la mort et la résurrection. Hors l’église, se déroulent aussi des exercices de spiritisme et de transe.


 


 

Itim est un film de fantômes, hanté par la culpabilité et le retour du refoulé. La quête ou enquête du photographe tient de l’investigation psychanalytique. Voire de la tragédie antique. La disparue a été trucidée par le père du fin limier… Le médecin de campagne a tout du Dr Petiot, et il est probable qu’il ait aussi abrégé la vie de son épouse. Le film aborde dès lors la question du féminicide dans une société censée vouer un culte à la mère du Christ. Par ailleurs, est traité thème de la révélation, au sens propre et figuré qui est celui des secrets de famille. Un des personnages du film est la maison, biscornue, pleine de coins et de recoins, perpétuellement dans l’obscurité, rappelant celle de Psycho (1960). C’est une fable sur le cinéma sous l’épée de Damoclès de la censure de l’époque. Fiat lux : c’est du film (ou de Lumière) que la vérité peut naître.


 

Kisapmata (1981)
 

Le scénario de ce film est tiré du livre de Nick Joaquin, The House on Zapote Street, inspiré d’un fait divers sanglant datant du début des années soixante. Un massacre à domicile perpétré par un policier à la retraite qui avait grièvement blessé son épouse, tué par balles sa fille et son gendre, avant de se suicider. Si dans Itim, Mike De Leon jouait sur les rapports entre le quotidien et l’au-delà, Kisapmata inaugure un autre genre : celui du film d’horreur quoique sans aucun suspense, l’événement étant encore dans les mémoires. Un collage avec les unes des journaux de l’époque constituaient l’affiche du film.


 

Le film s’ouvre sur une situation familiale précise : une jeune fille annonce à son père qu’elle est enceinte et doit à tout prix se marier. Autant dire que celui-ci ne prend pas bien cette nouvelle. Il accepte néanmoins de rencontrer le futur gendre. Frappe l’attitude de la mère, qui ne pipe mot derrière sa machine à coudre. Le père, massif dans son fauteuil, tranquille et inquiétant, pose une simple question : "Comment est-ce possible ?". En effet, le policier qu’il reste pensait avoir veillé nuit et jour sur sa fille.


 


 

Les choses commencent à se gâter très vite. Le père exige du prétendant une dot exorbitante. Il fait en sorte d’organiser lui-même les noces, de fixer la liste des invités, de préparer le moindre détail de la cérémonie. Après cette célébration, il contraint sa fille à rester auprès de sa mère prétendant qu’elle est malade et empêche tout consommation du mariage.


 


 

Le foyer joue un rôle important comme dans Itim  : panoptikon et forteresse à la fois. Le père en surveille le dedans et le dehors, à partir d’une fenêtre qui donne sur la rue. Il ajoute à la grille extérieure du fil de fer barbelé et bloque toute intrusion du jeune marié à l’aide d’une barre de fer. Le pater familias use de tous les subterfuges pour garder sa fille coûte que coûte.


 


 

Alors que Itim traitait d’un secret de famille, Kisapmata a pour thème l’emprise et ce qui va avec : l’intimidation, le chantage et la lourde menace. La fille n’y peut rien et son mari non plus : "L’homme, c’est toi", lui reproche-t-elle. L’inceste est suggéré par une scène de rêve, où elle descend un escalier inondé.


 

L’acteur Vic Salayan, dans le rôle du père, ancien flic tour à tour jovial, rusé, inquiétant, fanatique réussit une composition exceptionnelle. Le film est une métaphore à peine voilée de la dictature puisque les rapports de pouvoir plongent dans les structures patriarcales.


 

Batch ’81 (1982)
 

Initialement, Batch ’81 devait être une comédie sur la vie estudiantine, un genre qui remportait alors un grand succès au box-office et auquel Mike De Leon avait déjà sacrifié, en 1977, avec C’était un rêve.


 

Au cours de la rédaction du scénario, le réalisateur et ses collaborateurs, Clodualdo del Mundo et Raquel Villavicencio, creusèrent la question des "frats", autrement dit des confréries étudiantes calquées sur le modèle anglo-saxon. La violence à l’occasion des bizutages et des manifestations intéressa particulièrement Mike De Leon. Tel un documentariste, il enregistra des entretiens avec des membres d’une d’entre elles en insistant sur le processus d’initiation : "L’idée principale étant que l’individu devait perdre son identité, de son plein gré, afin d’appartenir à la fraternité".


 


 

Le film s’ouvre sur les couloirs d’une fac de Manille. La caméra suit un jeune homme pressé se rendant à un cours de zoologie. L’enseignante s’adresse aux étudiants en anglais et se moque du retardataire. En voix off, le spectateur entend les pensées de celui-ci. Il ne s’intéresse pas plus que ça aux études de médecine auxquelles sa mère le destine, mais s’apprête à intégrer la "frat" Alpha, Kappa, Omega, où il pense se faire des relations. Suit une première scène du rituel d’initiation avec quinze néophytes devant s’adresser aux anciens en les appelant "Masters", répéter ce qu’ils disent sans broncher ou réagir aux questions les plus humiliantes. Ils s’expriment uniquement en tagalog.


 


 

Dans une des épreuves, ils doivent se dévêtir totalement et se retrouver en tenue d’Adam, relâchés en rase campagne au terme d’une expédition en voiture. Dans d’autres, ils doivent endurer de véritables passages à tabac. Ou bien se prêter à l’expérience de Milgram (3) en infligeant et recevant des décharges électriques de plus en plus redoutables. Une des questions posées étant : "La loi martiale a-t-elle ou non été bénéfique au pays ? ".


 


 

Après ce test sadique, est fait référence au nazisme avec une représentation d’un passage de Cabaret joué par les membres de la confrérie travestis, chantant et dansant devant des croix gammées. Mike De Leon fait aussi allusion à Orange mécanique de Stanley Kubrick (1971) dans une des scènes. Il paraît clair que les clubs réservés aux jeunes gens dont on veut faire des hommes, au même titre que les réseaux fascistes, constituent les rouages de l’État.


 


 

Cet apprentissage de l’avilissement se déroule dans des lieux confinés, des garages, des sous-sols. L’éclairage y est faible. Ce décor dépouillé rappelle celui des prisons dans lesquelles le régime de l’époque, tente d’obtenir des aveux par la torture des détenus politiques. Les séquences de violence sont paradoxalement tempérées par la musique enjouée les accompagnant , une B.O. pour cartoons

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Outre les trois films traités, le coffret Carlotta comporte : C’était un rêve (Kung mangarap ka’t magising, 1977) ; Frisson ? (Kakabakaba Ka Ba ?, 1980) ; Le Paradis ne se partage pas (Hindi Nahahati ang Langit, 1985) ; Héros du tiers-monde (Bayaning 3rd World, 1999) ; Citizen Jake (2018).

2. Au MoMA : Mike De Leon. Self-Portrait of a Filipino Filmmaker (1er-30 novembre 1922).
Au Festival des 3 continents : Mike De Leon, une vie de cinéma (18-27 novembre 2022).
La version restaurée par la Cinémathèque de Bologne de Kisapmata a été projetée pour la 1ère fois le 31 août 2020 au Festival Il Cinema ritrovato.

3. "L’expérience de Milgram", sur la soumission à l’autorité, a été effectuée à l’Université de Yale, entre 1960 et 1963, par le psychosociologue Stanley Milgram (1933-1984). En 1974, à New York, il a publié son ouvrage Obedience to Authority : An Experimental View, qui a été traduit en 1994 et est paru, chez Calmann-Lévy, sous le titre Soumission à l’autorité. Un point de vue expérimental.
L’expérience a été portée à l’écran dans I… comme Icare de Henri Verneuil (1979), et dans le documentaire Le Jeu de la mort de Christophe Nick (2009).
Par ailleurs, Stanley Milgram est le sujet d’un biopic : Expérimenter de Michael Almereyda (2015), un film où apparaît son collègue et ami, Serge Moscovici (1925-2014).


* Itim, les rites de mai (Itim). Réal : Mike De Leon ; sc : Clodualdo del Mundo Jr. & Gil Quito ; ph : Ely Cruz et Rody Lacap ; mont : Ike Jarlego Jr. ; mu : Max Jocson. Int : Charo Santos-Concio, Tommy Abuel, Mario Montenegro, Mona Lisa, Sarah K. Joaquin, Susan Valdez-LeGoff, Moody Diaz (Philippines, 1976, 105 mn).

* Kisapmata. Réal : Mike De Leon ; sc : Clodualdo del Mundo Jr. & Raquel Villavicencio ; ph : Rody Lacap ; mont : Jess Navarro ; mu : Lorrie Ilustre. Int : Charo Santos-Concio, Jay Ilagan, Vic Silayan, Charito Solis, Ruben Rustia, Aida Carmona, Juan Rodrigo (Philippines, 1981, 90 mn).

* Batch ’81. Réal : Mike De Leon ; sc : Clodualdo Del Mundo Jr. & Raquel Villavicencio ; ph : Rody Lacap ; mont : Jess Navarro ; mu : Lorrie Ilustre. Int : Mark Gil, Sandy Andolong, Ward Luarca, Noel Trinidad, Ricky Sandico (Philippines, 1983, mn).



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