Combien avons-nous parfois rêvé d’être ailleurs, dans cet ailleurs indéfinissable, qui ne ressemble en rien à l’ici. Cet ailleurs que l’on s’invente, où il fait bon vivre et penser, sans entrave, seul (e), en pleine nature. François Pirot, après Mobile Home (2012) et son long métrage documentaire Eurovillage (2015), a songé à cet ailleurs, convaincu d’y trouver une réponse aux questionnements des sociétés actuelles, embourbées et fourvoyées par des volontés décisionnaires aberrantes et violentes.

Mathieu (Jérémie Renier) se réveille un matin, en retard pour son chantier, comme souvent. Ce travail à responsabilités le mine et détruit sa vie de couple avec Catherine (Suzanne Clément) dans leur maison avec jardin, à la lisière d’une forêt. Un cerf sort un jour de cette forêt et semble appeler Mathieu à le suivre. Ce qu’il fait, en s’engouffrant sous les ombrages.

Le film prend alors la forme d’un conte enchanté, soudain le sens de la vie s’exprime, simplement, par la présence de l’être dans la nature, au rythme du temps qui passe. L’absence de Mathieu dans le monde réel provoque interrogations et inquiétudes, qui se traduisent chez les autres par de multiples péripéties drôles et émouvantes. De ce vieux monde, Mathieu ne demande aucune nouvelle, tant il est absorbé par sa nouvelle vie, goûtant aux plaisirs du soleil, contemplant la beauté, se recueillant dans le silence. Femme et amis, séparément, s’aventurent à leur tour dans la forêt pour tâcher de comprendre. Loin de Leave No Trace de Debra Granik (2022), dans lequel un père fuit la société avec sa fille pour vivre dans la forêt au bord de l’Oregon (1), François Pirot imagine une rêverie romanesque, où il est possible de vivre tout simplement en retrait de la vie sociale, histoire de voir "ailleurs...", en se défaisant de ses réflexes mécaniques de pensée.

Chacun des personnages est remarquablement incarné - Suzanne Clément décalée et prête à tout quitter, Jean-Luc Bideau confondant de bonté et d’étonnement sous la pluie battante pour retrouver Mathieu, Samir Guesmi, dans sa voiture renversée sur le bord de la forêt, Jackie Berroyer enfermé dans son cercueil.

Jérémie Renier, héros solaire par qui tout arrive, est la révélation lumineuse de la possibilité d’un autre monde, dédié aux individus égarés dans la névrose ou la déprime.

Le réalisateur a nourri ce conte merveilleux, original et drôle, de quelques réflexions philosophiques, diluées par petites touches à travers chaque séquence, et qui pourraient s’intituler "Pour le salut de l’homme", une sorte de manuel de savoir-vivre pour oublier, ne serait-ce qu’un court moment, la vitesse effrénée et la course vers le pouvoir, afin de se retrouver soi-même. Un monde ou le temps peut être plus long que d’habitude, la vie plus nonchalante, mais féconde en méditation sur son sens même.

Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023

1. "Leave no Trace", Jeune Cinéma n°390, septembre 2018

Ailleurs si j’y suis. Réal, sc : François Pirot ; sc : Emmanuel Mare ; ph : Florian Berutti ; mont : Nicolas Rumpl. Int : Jérémie Renier, Suzanne Clément, Jean-Luc Bideau, Samir Guesmi, Jackie Berroyer, Lisa Harder (France-Belgique, 2022, 103 mn).