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Shinoda, Masahiro (né en 1931)
Une œuvre
publié le mercredi 31 mai 2023

La révolution lasse du cinéma japonais
par Jérôme Fabre
Jeune Cinéma n°312-313, automne 2007


 


Une des figures, pas des plus connues, de la "Nouvelle Vague" japonaise est aujourd’hui éditée par Wild Side Vidéo (1), maison toujours prête à exhumer en de magnifiques écrins - preuves en sont aussi les récents coffrets Tomu Uchida (1898-1970 et Eiichi Kudō (1929-2000 - les bijoux rutilants mais quelque peu oubliés du cinéma du Soleil levant.
On se rappelle que la "parenté" de la Nouvelle Vague japonaise revient au pourtant très conservateur studio Shochiku d’Ofuna, qui emprunta sans ambages, et à des fins purement commerciales, l’appellation à Françoise Giroud et aux poulains des Cahiers. À l’orée des années 60, il s’agissait pour le PDG Kido Shiro de regrouper sous une bannière rafraîchie une bande de jeunes réalisateurs au style nouveau - Nagisa Ōshima (né en 1932), Kijū Yoshida (né en 1933) (2) et Shinoda Masahiro (né en 1931) donc -, auxquels il avait donné les clés de productions libres et peu chères destinées à donner un coup de rein à une compagnie sur le déclin, notamment en captant un public jeune. Kido Shiro n’hésitera pas, de même, à se débarrasser quelques années plus tard de l’ensemble de ces metteurs en scène, lorsqu’ils auront par trop développé un style et un propos ouvertement contestataires. Très vite, l’industrie, la critique et le public ont assimilé à la "Nouvelle Vague Shochiku" des réalisateurs, soit issus d’autres grands studios - Shōhei Imamura (1926-2006) et Kihachi Okamoto (1924-2005) à la Nikkatsu par exemple -, soit travaillant complètement indépendamment du système, comme Susumu Hani (né en 1928) et Hiroshi Teshigahara (1927-2001).


 

Évidemment, l’ensemble est disparate et hétéroclite : certainement encore moins qu’en France ou en Angleterre à la même période, peut-on trouver une unité forte entre les différents acteurs de la nuberu bagu. Certes, il y une certaine volonté de sédition, de révolution culturelle, de rupture par rapport au sentimentalisme, au lyrisme humaniste et à la peinture d’un Japon officiel, hommes courageux dans l’adversité, femmes soumises dans le malheur, thé, sympathie et tatamis, employés par les aînés. Surtout, l’accent est mis, contre la grammaire conventionnelle, grandement sur l’action : les films et les personnages de la Nouvelle Vague vont vite, plus proches des mangas que de la stase géométrique de Yasujirō Ozu (1903-1963). Reste que les traductions stylistiques, politiques ou thématiques de la révolution varient fortement d’un réalisateur à l’autre. La Nouvelle Vague japonaise ne saurait d’ailleurs être lue indépendamment de son contexte et elle n’est qu’un des fruits nés en réaction à l’usure des grands studios, de leurs formes traditionnelles, et de la résistance obligée à l’émergence de la télévision comme loisir. De surcroît, elle n’est pas génération spontanée et puise ses influences de manifestations cinématographiques à rechercher en amont, au cours de la décennie précédente. Ainsi, déjà, Kō Nakahira (1926-1978) et Yūzō Kawashima (1918-1963), ce dernier maître de Shohei Imamura, faisaient montre d’une belle liberté stylistique et de ton, prenant notamment le parti du "vrai" Japon et des "vrais" gens… c’est-à-dire sans le décorum et les codes d’honneur considérés comme typiquement japonais. Aussi, autre bras du même fleuve 60’s, les ero-guro-nansensu pop art de Seijun Suzuki (né en 1923) (3), les âpres passions de Yasuzō Masumura (1924-1986) et les ninkyo eiga (films policiers idéalistes et très formalisés) de Kinji Fukasaku (1930-2003) retournent à leur manière les grands genres nippons, films de yakuzas et jidaigeki (films historiques).


 

Au sein de ce qui est généralement considéré comme le noyau dur de la Nouvelle Vague, la place de Masahiro Shinoda est en tout état de cause très particulière. Notamment, loin de la condamnation générale proférée par Nagisa Oshima - "Ma haine pour le cinéma japonais est globale" -, et Shohei Imamura, il ne s’oppose pas frontalement aux vieux maîtres. Même, il affirme son admiration pour Yasujirō Ozu et Kenji Mizoguchi (1998-1956) Il faut dire qu’il est plus difficile d’être contre ces deux-là que contre Yves Allégret (1905-1987) et Marcel Carné (1906-1996)... Ensuite, plus que ses comparses, déjà beaucoup plus théâtraux et maniéristes que les tenants des nouvelles vagues européennes - le cinéma japonais travaillant ontologiquement un "ethos présentationnel", et non, comme le cinéma occidental, un "ethos représentationnel" - Masahiro Shinoda fuit très vite la contemporanéité, le réalisme, pour des outils et des situations de distanciation esthétique particulièrement affirmées. Il continue à privilégier une forme qui, bien que très originale, reste très tenue, loin des "brouillons" du jeune Shohei Imamura par exemple. Plus qu’une sédition politique primaire à la Nagisa Oshima ou Kijū Yoshida, Masahiro Shinoda, c’est une révolution esthétique, le plus "Godard" de la bande en quelque sorte, mais une révolution sans affect, sans violence, en poésie, qui ne se prive pas pour autant d’offrir une appréhension nouvelle des errements du personnage de cinéma et une conscience historique renouvelée.


 

Les films

D’ailleurs, et les films du coffret sont à cet égard particulièrement bien choisis, le réalisateur s’engouffre dans des brèches disposées à diverses époques de l’histoire japonaises pour y apposer le sceau de sa conscience, de sa morale et de sa "présentation" : La Guerre des espions (1965) et Double suicide à Amijima (1969) prennent place au deux extrémités du 17e siècle, Assassinat (1964) au 19e, et Fleur pâle (1964) est contemporain.


 

Double suicide à Amijima est certainement celui des films présentés qui illustre le mieux l’attachement du cinéaste au théâtre et également sa volonté et son talent pour en pervertir les règles, ainsi que toutes réalités, pour parvenir, ainsi qu’il le dit, à "une idée plus élevée que la réalité". Adaptation d’une pièce bunraku (théâtre japonais de marionnettes) de Chikamatsu Monzaemon (1653-1725), cette histoire d’un amour fou et antisocial à l’époque d’Edo, entre un marchand et une courtisane qu’il rêve de racheter (au sens propre comme au figuré), l’épouse servant, au-delà de la jalousie, de "passeuse" étrange de sentiments et de messages entre le mari et l’amante, est transposée dans un décor d’avant-garde, où les cloisons semblent peintes par l’abstrait Hans Hartung, où des kanjis (idéogrammes sino-japonais) géants ornent le sol. Les scènes sont frontales, théâtrales, l’espace partiellement ouvert, souvent en deux dimensions, les rares incursions à l’extérieur du Bergman (spécialement les dernières, toutes à leur "septième sceau" dans leur noir et blanc sublime) et de l’expressionnisme allemand.


 

L’aspect mise en abyme est souligné, plus subtilement que par le gimmick "installation" de l’ouverture, par l’utilisation des kurogo, les marionnettistes, en oiseaux de mauvais augure qui accompagnent activement puis précipitent les amants vers leur triste destin.
Ce fatalisme "nippono-bergmanien" est doublé d’une dualité absolue des protagonistes, tantôt purs tantôt corrompus, en une alternance diabolique jusqu’à l’extinction nécessaire de la race de ceux qui vivent à l’affect et à l’Eros. Car, plus encore que cette révolution esthétique, c’est l’extraordinaire complexité, ambivalence et ambiguïté des personnages et du contexte qui frappe chez Masahiro Shinoda, loin du sentimentalisme, du réalisme social et la ligne claire qui régnaient en maître jusqu’à la fin des années 50.


 


 

Cette absence de vérité est d’autant plus prégnante dans Assassinat, beaucoup plus sage formellement si ce n’est sur sa fin (caméra subjective et portée), où les arcanes obscurs de complots et de contre-complots en 1863, à l’heure où, juste avant Meiji, les deux pouvoirs, une Cour impériale isolationniste et xénophobe et un Shogunat d’Edo contraint à l’ouverture des ports aux étrangers, s’affrontent violemment, perdent le spectateur dans un monde aux personnages troubles, dont la ligne et la morale se retournent subitement, où rien n’est certain, tout est fatalité. Kiyokawa Hachiro, samouraï magistralement doué et intelligent, mais de peu d’origine, est recruté par le Shogunat pour démanteler les factions de samouraïs séditieux, nationalistes et pro-impérialistes de Kyoto. Cependant, sa conduite individualiste et tumultueuse le conduira à sa perte. Comme dans Double suicide…, sauf qu’aux sentiments amoureux succède le placement politique, ce qui intéresse Masahiro Shinoda, est le dilemme giri-ninjo (conflit entre inclination personnelle et devoir sociétal, la grande affaire de tout Japonais) et l’échec de toute ambition antisociale.


 

C’est dans La Guerre des espions que la thèse du réalisateur se fait encore plus claire : absurdité générale du principe même de la prise de position, de la prise de parti, devant la multiplicité et l’opacité des choix, des signes. Vanité de la construction de l’Histoire. 1600, début d’Edo, début du règne de Tokugawa, et donc d’un immobilisme et d’un conservatisme absolus de près de trois siècles (entraînant la régression d’un archipel déjà peu en avance sur son temps militairement, économiquement et politiquement), ouverture d’une parenthèse que Assassinat refermera. Passionnante plongée dans les derniers soubresauts de la bataille Tokugawa vs Toyotomi pour le contrôle du pays, vu par le prisme de leurs espions-ninjas respectifs, et de ceux des clans non encore ralliés.


 

Il y a les justes du "chacun sa vérité" et du "cas par cas", les opportunistes véreux du retournement de veste, les partisans butés, les combattants "en âme et conscience", tous dépassés, d’une façon ou d’une autre, par de petits événements qui en formeront, contre toute logique et toute raison, un grand, les petits choix binaires qui mènent à une impasse immense et tragique. Formellement, l’objet est tranchant, rapide, économe, ses combats sont presque abstraits dans leur simplicité, leur brièveté : comme dans Assassinat, les situations s’empilent, les personnages s’accumulent, les fils s’emmêlent, se démêlent, s’emmêlent à nouveau, en une construction dramatique finalement difforme, écœurante et nonsensique, l’Histoire.


 


 

Fleur pâle, souvent considéré comme le meilleur film de son réalisateur, est un beau geste mélancolique et profondément romantique, avec deux beaux acteurs mélancoliques et profondément romantiques, qui se consument tels des enfants tristes du Japon dans de beaux vêtements, de belles voitures, de ruineux jeux d’argent (les scènes de maison de jeu sont extraordinaires), une fatale esthétique cérémonielle. Les hommes y souffrent en silence et les femmes y sont évanescentes, l’opéra occidental fait une incursion à la faveur d’une miraculeuse scène de meurtre. Très proche de l’œuvre d’un Gosha Hideo, et notamment de Quartier violent (1974) qu’il a censément inspiré, c’est une apologie de l’individualisme comme humanisme, finalement très existentialiste dans sa manière de montrer des êtres d’une lucidité sèche, à la recherche d’une vie authentiquement libre et donc impossible. Le constat de perte et d’échec est le même, la fin toute en éducation sentimentale. Cela pourrait être du Godard tragique aussi, avec son héroïne pâle aux grands yeux, la moue à la bouche et l’amour las. Sa bande son fulgurante surtout, parfois exagérée, parfois en inadéquation avec l’action, jusqu’à l’absurde. Comme le scénariste du film, se sentant trahi, alla le pleurnicher auprès du studio, Fleur pâle est un grand film anarchiste.

Jérôme Fabre
Jeune Cinéma n°312-313, automne 2007

1. Wild Side Vidéo.

2. Nagisa Ōshima (1932-2013) est mort à Kyoto le 15 janvier 2013.
Yoshishige Yoshida (1933-2022), alias Kijū Yoshida est mort à Tokyo le 8 décembre 2022.

3. Seijun Suzuki (1923-2017) est mort le le 13 février 2017 à Tokyo.

4. "Fleur pâle", Jeune Cinéma n°312-313, automne 2007.


* Assassinat (Ansatsu). Réal : Masahiro Shinoda ; sc : Nobuo Yamada, d’après un roman de Ryōtarō Shiba ; ph : Masao Kosugi ; mont : Hisashi Sagara ; mu : Tōru Takemitsu. Int : Tetsurō Tanba, Shima Iwashita, Isao Kimura, Eiji Okada, Eitarō Ozawa, Yukio Ninagawa, Keiji Sada (Japon, 1964, 104 mn).

* Fleur pâle (Kawaita hana). Réal : Masahiro Shinoda ;
sc : M.S. & Masaru Baba d’après un roman de Shintarō Ishihara ; ph : Masao Kosugi ; mont : Yoshi Sugihara ; mu : Yūji Takahashi et Tōru Takemitsu. Int : Ryō Ikebe, Mariko Kaga, Seiji Miyaguchi, Eijirō Tōno (Japon, 1964, 96 mn).

* La Guerre des espions (Ibun Sarutobi Sasuke). Réal : Masahiro Shinoda ; sc : Yoshiyuki Fukuda & Koji Nakada ; ph : Masao Kosugi ; mont : Yoshi Sugihara ; mu : Tōru Takemitsu ; cost : Etsuko Yagyû. Int : Kōji Takahashi, Shintarō Ishihara, Eitarō Ozawa, Kei Satō, Rokkō Toura, Tetsurō Tanba (Japon, 1965, 100 mn).

* Double suicide à Amijima (Shinjū : Ten no Amijima). Réal, mont : Masahiro Shinoda ; sc : M.S., Taeko Tomioka & Tōru Takemitsu d’après la pièce Suicides d’amour à Amijima (1721) de Monzaemon Chikamatsu ; ph : Tōichirō Narushima ; déc : Kiyoshi Awazu ; mu : Tōru Takemitsu. Int : Kichiemon Nakamura, Shima Iwashita, Shizue Kawarazaki, Sumiko Hidaka, Yoshi Katō, Kamatari Fujiwara, Jun Hamamura (Japon, 1969, 103 mn).



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