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Fleur pâle (1964)
de Masahiro Shinoda
publié le mercredi 31 mai 2023

par Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°312-313, automne 2007

Sortie le mercredi 31 mai 2023


 


L’action de Fleur pâle de Masahiro Shinoda est située dans le milieu du crime organisé au Japon, son héros Muraki (Ryô Ikebe) étant un yakuza qui sort de prison après avoir purgé une peine de trois ans pour le meurtre d’un membre d’une bande rivale. Avec ce film, produit à un moment où les films de yakuza étaient à la mode, Masahiro Shinoda s’approche du genre en subvertissant ses codes par un regard critique sur le monde criminel et la société japonaise. Son film traite de la structure hiérarchique des yakuza et de leurs codes de masculinité et d’honneur. Maintes scènes de jeux de cartes - le domaine initial des yakuza dans l’histoire japonaise - ponctuent le récit. À part l’organisation de jeux illégaux, la mention bien que vague du marché de la drogue, contrôlé par les bandes de yakuza, et celle des implications de l’industrie et des institutions politiques avec le crime organisé, contribuent à un portrait sombre du Japon de l’après-guerre pour lequel le milieu criminel sert de microcosme.


 


 

La succession rapide de plans de la foule dans les rues de Tokyo et dans un train local est accompagnée de la voix de Muraki qui dit des passants et passagers : "Ils ont l’air d’être à moitié morts". Muraki est un héros nihiliste, détaché de la société : "Je suis un glandeur. Rien ne me qualifie en tant qu’être humain". Considérant les codes d’honneur des yakuza comme vides de sens, il n’hésite pourtant pas à se porter volontaire pour tuer le parrain d’une bande rivale. Contemplant la foule dans la rue, ces êtres "à moitié morts", il pose la question : "Qu’y a-t-il de mal à tuer un de ces animaux étranges ?" Il accepte et justifie la violence, mais révèle de plus en plus que l’acte de tuer est essentiellement un moyen de se sentir vivant et la seule raison de vivre d’un yakuza comme elle était celle des samouraïs, ravivés dans le cinéma japonais après la guerre. De même, des images fréquentes de personnages - y compris Muraki - filmés derrière des grilles évoquent l’idée de leur emprisonnement dans des codes et des conventions. Muraki reconnaît que tuer est sans signification, mais tels les héros des westerns américains, il fait "ce qu’un homme doit faire" en assumant le rôle du vengeur au nom de son clan. Sa décision révèle une attitude fataliste, reflétée par l’ambiance sombre et mélancolique du film. Ayant constaté que rien n’a changé depuis son arrestation, il est prisonnier du cercle vicieux de la violence engendré par les codes de conduite des yakuza. La rencontre avec la mystérieuse Saeko (Mariko Kaga), une jeune femme de la haute société qui ne peut pas passer inaperçue dans le monde exclusivement masculin des joueurs de cartes, rend sa vie encore plus compliquée.


 


 

Fleur pâle relate leur relation complexe, teintée de passion, mais dès le début vouée à l’échec. Cette relation passe d’abord et essentiellement par les regards, révélés par des fréquents champs / contre-champs qui évoquent à la fois distance et complicité. Muraki ne répond pas seulement au désir de Saeko d’avoir accès à des cercles de jeu avec des mises de plus en plus grandes. La jeune femme éveille ses sentiments chevaleresques chez le yakuza, qui s’inquiète quand elle évoque son attirance pour la drogue. Il est dépeint comme un yakuza de la vieille école malgré ses doutes concernant les codes de son milieu social. Saeko, en revanche, cherche à échapper à une existence apparemment banale. Elle est attirée par le risque que les jeux de cartes présentent et où elle perd des grandes sommes d’argent. De plus, elle s’engage dans des actions dangereuses en livrant une course-poursuite effrénée sur une route nocturne avec un autre conducteur. Cette longue séquence crée un moment de suspense en révélant le comportement autodestructeur de Saeko.


 


 

Passion et mort se côtoient sans cesse, trouvant leur apogée dans la scène où Muraki invite Saeko à être témoin du meurtre du parrain yakuza rival. Selon lui, tuer serait l’ultime excitation, mieux que la drogue qu’il déteste. Le meurtre du yakuza est un des moments de violence ouverte dans ce film imbu de tension latente. L’attitude de Muraki souligne le détachement du personnage qui, vu de l’extérieur, contrôle ses sentiments, ce que le jeu retenu de Ryô Ikebe soutient magistralement.


 


 


 

Les scènes des jeux de cartes remplacent les rapports sexuels. Les gestes ritualisés et les regards fixes des joueurs, absorbés par leur jeu, leurs visages couverts de sueur et les annonces monotones des croupiers créent des moments de grande intensité, contribuant au sentiment de violence planant sur le film. Ces scènes de jeu brisent la linéarité du récit, créant une structure fragmentée, appropriée aux personnages aliénés par les normes de la société et vivant dans un environnement régi par la violence. Composées de séries de gros plans ou de plans rapprochés des visages, des mains, d’autres parties du corps et des cartes sont elles-mêmes fragmentées, elles renforcent ainsi l’intensité de chaque scène. Un autre moyen visuel contribuant à la fragmentation et, par-là, à l’ambiance marquée de violence qui habite les personnages, est l’éclairage. Les forts contrastes entre lumière et ombre inspirés du film noir, les ombres qui cachent des parties de corps ou d’espace et les corps humains réduits à des silhouettes font naître une ambiance de danger et de peur. La bande sonore du célèbre compositeur Toru Takemitsu, perturbante par ses rythmes dissonants, s’ajoute au sentiment de déstabilisation créé par les éléments visuels et narratifs.


 


 

La luminosité autour de la femme-enfant Saeko qui, de plus, est vêtue de blanc, est mise en contraste avec Muraki, se tenant dans l’ombre et portant des vêtements noirs ou de couleurs sombres. Saeko a beau être associée à la couleur blanche et à la lumière, l’image de l’innocence de cette fleur belle et étrange, dans un monde d’hommes violents, est trompeuse. Saeko est déjà une fleur fanée comme le suggère le titre Kawaita hana. Elle apparaît comme une fleur séduisante mais dangereuse, qui entraîne Muraki dans un amour obsessionnel et masochiste. Les thèmes du film tels le jeu des cartes, la drogue et la relation étroite entre amour et mort évoquent Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire. Le motif de la fleur est utilisé de manière ironique, car les seules fleurs visibles sont les illustrations florales sur les cartes de jeu dit hanafuda. L’obsession de Muraki est révélée à la fin quand, de nouveau en prison, il apprend la mort violente de Saeko, assassinée par son nouvel amant qui l’avait introduite à la drogue : "Maintenant je la désire, corps et âme" dit-il en off. L’immense porte métallique se fermant derrière lui quand il est reconduit à sa cellule plonge l’image dans le noir, évoquant l’isolement et la solitude de l’homme moderne. Loin d’être un film conventionnel sur les yakuza, Fleur pâle rend l’être humain central dans le contexte de la société japonaise du miracle économique du début des années 1960. Le milieu criminel sert de métaphore pour dépeindre une société qui, malgré tous les changements depuis la défaite en 1945, est encore régie par les mêmes vieux clans politiques et économiques et qui, en même temps, fait face à la profonde aliénation de l’être humain.

Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°312-313, automne 2007

* Cf. aussi "La révolution lasse du cinéma japonais", Jeune Cinéma n°312-313, automne 2007.


Fleur pâle (Kawaita hana). Réal : Masahiro Shinoda ; sc : M.S. & Masaru Baba d’après un roman de Shintarō Ishihara ; ph : Masao Kosugi ; mont : Yoshi Sugihara ; mu : Yūji Takahashi et Tōru Takemitsu. Int : Ryō Ikebe, Mariko Kaga, Seiji Miyaguchi, Eijirō Tōno (Japon, 1964, 96 mn).



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