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Inland Empire (2006)
de David Lynch
publié le mercredi 31 mai 2023

par René Prédal
Jeune Cinéma n°308-309, printemps 2007

Sélection officielle de la Mostra de Venise 2006 (Lion d’or d’honneur à David Lynch)

Sorties les mercredis 7 février 2007 et 31 mai 2023


 


Depuis Sailor et Lula (1990), Laura Dern a bien - ou plutôt mal - vieilli et les ravages du temps s’inscrivent sans ménagement sur son visage tour à tour abîmé, épuisé ou terrorisé. C’est là une dimension nouvelle que creuse ce troisième volet de la trilogie 2000 élaborée sur une décennie par David Lynch : Lost Highway (1996) ; Mulholland Drive (2001) ; Inland Empire (2006). (1)


 

Il y a cette fois un vrai travail sur la durée, même si c’est paradoxalement par le grand écart spatial entre les séquences polonaises de Lodz et celles d’Hollywood que le cinéaste suggère la possibilité d’époques différentes et pas seulement de divers plans de réalité et d’imaginaire sur lesquels se dérouleraient les méandres d’intrigues à tiroirs une fois de plus tracées dans des univers parallèles où les personnages se dédoublent, se superposent et se remplacent les uns les autres au gré des circonvolutions vertigineuses du récit.


 

Si le scénario que tourne l’actrice Nikki Grace (Laura Dern) est le remake d’un film jadis interrompu par la mort de ses deux interprètes principaux, Inland Empire revisite pour sa part de nombreux passages des propres réalisations précédentes de David Lynch (avec même le private joke de l’intervention de Laura Elena Harring dans la séquence finale), auxquels s’ajoutent des scènes enregistrées en 2002 alors qu’il ne savait pas à quoi elles pourraient servir (celles en Pologne sous la neige).


 

Le cinéaste reprend même en plus des éléments inédits de son site internet, à savoir le sitcom des trois personnages à têtes de lapins qui proposent des contrepoints humoristiques - soulignés par des rires préenregistrés - à ce qui arrive dans le reste d’un film haché, déconstruit à partir d’une sorte de jeu de poupées russes emboîtées qui serait passé sous un rouleau compresseur.


 

David Lynch déclare avoir étiré le tournage de Inland Empire sur trois ans : au début il filme tout seul Laura Dern avec une petite DV numérique, des scènes dont il a eu l’inspiration mais qui n’ont aucun rapport conscient les unes avec les autres. Et ce n’est que lorsqu’il entrevoit enfin ce qui pourrait les réunir qu’il tourne - avec une vraie équipe cinéma, mais toujours en vidéo - le reste de ce film-fleuve de près de trois heures. C’est ainsi que la somptuosité narrative romanesque des deux précédents films se trouve remplacée par une fragmentation mouvementée d’images, souvent plastiquement pauvres mais d’une grande inventivité visuelle. Inland Empire fonctionne davantage sur des idées de plans que sur la beauté de leur réalisation, et à cette rupture stylistique s’ajoute la collision violente entre la fiction la plus folle et des images de misère qui semblent appartenir à un film de cinéma direct.


 


 

Cet hallucinant fantastique social culmine dans l’agonie de l’héroïne, un tournevis planté dans le ventre, crachant le sang, écroulée entre deux SDF qui passent la nuit sur le trottoir des célèbres étoiles d’Hollywood Boulevard et conversent par-dessus le corps souffrant de cette étrangère dont elles accompagnent avec douceur l’angoisse affreuse de la mort. L’idée de base du film - mais, nous venons de le voir, venue sur le tard chez David Lynch qui a cherché son film en le tournant -, est de communiquer au spectateur l’impressionnant chaos mental de Nikki Grace qui vit (ou revit) les mêmes choses que le personnage de Sue qu’elle interprète, et sans doute aussi le drame de l’actrice assassinée qui avait joué le rôle dans le film interrompu.


 


 

Bien sûr le cinéaste ne simplifie pas les choses : Laura Dern interprète les deux femmes Nikki Grace et Sue, mais incarne également le destin tragique d’une Polonaise blonde qui est peut-être elle-même dont elle se souviendrait en flash-back, à moins qu’elle n’imagine toute l’histoire. Il y a des indices permettant d’avancer chaque hypothèse, et d’autres encore, puisque le film s’ouvre sur une première Polonaise, brune et interprétée par Karolina Gruszka, qui regarde, en proie à une grande douleur, le martyre de Laura Dern sur l’écran de son téléviseur ; à la fin, elle aura le bonheur de voir revenir son mari et son petit garçon, comme si c’est elle qui avait vécu (ou inventé) le mélodrame Nikki / Sue ainsi brusquement effacé par cet inattendu happy end. Toutes les situations se ramènent à l’adultère et à ses conséquences terrifiantes : il y a toujours la femme, l’amant, le mari et un enfant lancés dans un récit obsessionnel, sensitif, où circule la peur. La mise en abyme du film dans le film avec son tournage sur les plateaux des studios hollywoodiens, son metteur en scène (Jeremy Irons) et son jeune premier irrésistible (Justin Theroux) ne fournit que ce qui pourrait être un point de départ anecdotique.


 


 

Mais en fait, tout est déjà déréglé avant ces images de cinéma dans le cinéma. On n’a donc pas une situation de base qui dégénèrerait ensuite, mais un maelström plastique d’où émergent de temps en temps quelques bribes susceptibles de fournir une clé… à laquelle manque la serrure correspondante. Le mystère évolue en spirale : chaque fois qu’un détail paraît s’éclaircir, un autre le remplace aussitôt, encore plus incompréhensible. Les changements de regard, notamment, sont stupéfiants : on observe souvent par les yeux de la triple héroïne des choses qu’elle ne peut raisonnablement pas voir parce qu’elle ne doit pas les connaître (pour agir comme elle le fait) ou qu’elle est absente matériellement d’une scène à laquelle il est pourtant évident qu’elle assiste.


 


 

Les effets de double et de reprises en miroir à la Raoul Ruiz sont traités de manière sensible plus qu’intellectuelle par des êtres aux abois se sentant plonger dans la folie. La liberté innovante du cinéaste ne dédaigne pas les références ou le croisement des chemins d’autres grands créateurs de formes. Ainsi a-t-on déjà vu dans 2046 de Wong Kar-wai (2004), les interminables couloirs, envolées d’escaliers et alignements de portes aux numéros fatidiques. Mais ici c’est plutôt version Pedro Costa que Alain Resnais, trip plus que rêve, avec du trash et du grotesque, mais aussi de la couleur en mouvement musical orchestré par la méditation transcendentale d’un artiste en lévitation.


 


 

On aurait tort d’y voir un film expérimental ou raté. Plutôt une esquisse donnée telle quelle, sans prétention à quelque achèvement ultérieur. On pense à une superproduction qui aurait été tournée par Jean Rouch, style Notre Dame des Turcs de Carmelo Bene (1966), mais aussi aux Habitants de Artavaz Pelechian (1970). Et puis, bien sûr, aux tableaux de Francis Bacon - qu’admire particulièrement David Lynch -, et peut-être, avant tout, au "Cri" de Edvard Munch pour les gros plans de Laura Dern hurlant son effroi.

René Prédal
Jeune Cinéma n°308-309, printemps 2007

1. Cf. "L’Étrange voyage. Le cinéaste et l’inconscient", Jeune Cinéma n°270, septembre-octobre 2001.
Cf. "Mulholland Drive", Jeune Cinéma n°271, novembre 2001.
Cf. aussi : René Prédal, Esthétique de la mise en scène, Paris, éd. Cerf/Corlet, 2007, pp. 730-734.


Inland Empire. Réal, sc, mont : David Lynch ; ph : Michael Roberts ; mu : Krzysztof Penderecki. Int : Laura Dern, Jeremy Irons, Justin Theroux, Harry Dean Stanton, Julia Ormond (USA, 2006, 180 mn).



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