par Hugo Dervisoglou
Jeune Cinéma n°422, mai 2023
Sélection de la Semaine de la critique au Festival de Cannes 1966
Sorties les mercredis 7 juin 1967 et 7 juin 2023
À Narbonne, Daniel est sans le sou. Mais à la veille de Noël, il cherche un moyen d’avoir de l’argent pour s’acheter un manteau à la mode et draguer les filles. La solution qui s’offre à lui consiste à incarner durant une semaine un père Noël de rue pour un photographe...
Pour deux raisons, ce court-métrage, emblématique de Jean Eustache, préfigure La Maman et la putain : son parti pris esthétique et Jean-Pierre Léaud. (1)
Le parti pris esthétique consiste dans le goût de l’auteur à associer à une imagerie typique de la Nouvelle Vague, soit une caméra légère permettant de tourner des scènes dans la rue au milieu d’une foule réelle de laquelle on peut observer des regards caméra, une voix off au français pourvue d’une prose élégante. Un français très écrit qui poétise la pensée somme toute terre à terre d’un Daniel obsédé par les filles autant que par le paraître.
De cette collusion contradictoire entre un réalisme poussé à l’extrême et un raffinement de la langue qui renvoie à une artificialité radicale, naissent en partie la profondeur, la richesse et la beauté de la poésie de Jean Eustache. Soit une richesse qui consiste en ce qu’on ne peut tout à fait savoir si ce qui est vu est du documentaire ou de l’écrit, si ceux qui traversent le cadre sont des figurants ou de vrais individus. Bref, la beauté de ce style consiste en ce qu’il sculpte un espace où l’on ne peut tout à fait distinguer le réel de la fiction.
Ce trouble de la perception, qui tend à le rapprocher du cinéma de Maurice Pialat, est utile à l’auteur pour mettre en avant l’un de ses thèmes favoris : l’attachement des hommes aux apparences. Ainsi, à travers le parcours de Daniel, à mesure que ce dernier change de costume, passant de l’étudiant à celui de père Noël aux mains baladeuses, avant de devenir l’amoureux éconduit, Jean Eustache met à nu l’artificialité qui régit les relations des individus entre eux, et notamment celle de la relation homme femme.
Jean-Pierre Léaud, la seconde des deux préfigurations de La Maman et la putain, incarne avec profondeur une sorte de sympathique vaurien dont le raffinement du bon mot dissimule la grande vulnérabilité. Sa diction, comme l’énergie émanant de son attitude fraîche, contraste fortement avec les comportements des autres individus apathiques l’entourant, et contribue au charme du personnage. Ainsi, jamais paresseux n’aura paru aussi dynamique.
Le noir et blanc employé embellit et esthétise avec efficacité les rues de Narbonne qui, du même coup, en devient presque magique le soir de Noël. Le son direct qui est utilisé est empli des multiples bruits d’ambiance qui, parfois, rendent inaudible la parole des personnages. Ce dernier point accentue la sensation de prise sur le vif et de documentaire de l’ensemble, mais empêche parfois - et on le regrette -, la compréhension complète du beau texte de Jean Eustache. Pas aussi désabusé que La Maman et la putain, Le père Noël a les yeux bleus est tout de même empreint d’une beauté mélancolique similaire.
Hugo Dervisoglou
Jeune Cinéma n°422, mai 2023
1. "La Maman et la putain," Jeune Cinéma n°72, été 1973.
Le père Noël a les yeux bleus. Réal, sc, dial : Jean Eustache ; ph : Nestor Almendros, Philippe Théaudière @ Daniel Lacambre ; mont : Christiane Lack ; mu : René Coll & César Gattegno. Int : Jean-Pierre Léaud, Gérard Zimmermann, Henri Martinez, René Gilson, Jean Eustache, Christian Charrière (France, 1966, 47 mn).