par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°138, novembre 1981
Sorties les mercredis 28 octobre 1981 et 14 janvier 2023
Beyrouth : une ville installée dans la guerre depuis des années. Dans un hôtel, un télex fonctionne encore : là sont installés les journalistes, dont Georg Laschen (Bruno Ganz). C’est par ses yeux que nous voyons tout. Il est accompagné de son photographe, Hoffmann (Jerzy Skolimowski). En Allemagne, il a laissé sa jeune femme, Greta, et à Beyrouth, il retrouve Ariane (Hanna Shygulla) et renoue une vieille liaison avec elle. Et cette liaison dans la ville en guerre sera pour lui un havre de paix, tandis que sa vie conjugale dans sa paisible Allemagne était plutôt orageuse.
Jusqu’à la fin, nous ne quitterons pas le cadre impressionnant de Beyrouth en guerre : maisons béantes, amoncellement de pierres, ruines accumulées. Il y a trop de sensibilité dans ces images, il en sort trop d’angoisse pour qu’on ne songe pas que l’auteur a dû trouver dans ses souvenirs d’enfant ces images de villes bombardées et détruites. Mais ce qu’il y a de plus terrible, de plus troublant dans ce qui nous est montré, ce n’est pas tant la guerre que l’installation dans la guerre. À l’ombre de la mort, on arrange son coin, on mange, on dort, on aime, on fait des affaires. La vie s’est organisée au milieu des massacres.
Au fait, pourquoi ces massacres ? On ne sait plus très bien. La guerre s’est institutionnalisée et se nourrit d’elle-même. Bien mieux - si paradoxal que cela apparaisse - on en vit : il faut bien la faire, sinon comment justifier son salaire ? Pourra-t-on jamais sortir de ce cercle vicieux ? Et pourtant les réfugiés, des gens du Sud surtout, s’entassent dans les quartiers épargnés, ils s’entendent comme s’entendaient autrefois les Libanais, et il y a parmi eux des Musulmans de toute obédience, des Chrétiens.
Quand arrive la nuit, la ville, jusque-là apparemment tranquille, retentit de coups de feu de toute part. Une ligne de feu invisible partage en deux la cité. Laschen reçoit des conseils : éviter telle rue, il y a des tireurs isolés, ou tel carrefour, il est sous le tir d’un fusil à lunette. Décrire l’activité d’un journaliste dans ces conditions, c’est adopter un style où l’action n’arrête pas, même dans les moments de suspense. L’intérêt ne se dément jamais et pourtant Laschen n’est qu’un regard, il n’a pas d’autre but que de voir, et l’on ne saisit pas non plus très bien ce que veulent les hommes armés, ceux qui chassent et ceux qui simplement circulent. Le chasseur s’humanise parfois d’un coup, l’air heureux : "Vous êtes allemand ? Je suis allé en Allemagne, j’ai habité Karlsruhe, j’y faisais de la musique…"
Ce mélange d’urbanisme et de sauvagerie est rendu plus sensible encore dans une visite de Laschen à un notable chrétien, Excellence Joseph. Château dans la montagne, belles terrasses soigneusement cultivées, pièce d’eau avec une barque en forme de cygne pour les enfants, éléments décoratifs un peu mièvres : le rêve oriental. Comme le dit l’Excellence : un vrai Paradis, juste après le vrai. Toute la saveur est dans les dialogues, où le Chrétien justifie les pires massacres contre les Communistes, les infidèles, et - le ton de Volker Schlöndorff se fait amer -, "vous devez bien comprendre ça, vous êtes allemand". Nous, nous aurions plutôt pensé que rien là-bas n’avait changé depuis le passage des Croisés, mais l’Excellence a des prétentions humanistes : "Regardez ce cèdre, Monsieur, et vous comprendrez ce qu’il y a dans mon cœur. Nous ne sommes pas des assassins de sang-froid’.
Vers la fin, Volker Schlöndorff montre de façon impressionnante la progression de la violence : des immeubles bombardés se vident de leurs habitants, les rues se remplissent d’une foule errante en proie à la panique, partout la peur. Laschen lui-même sera amené à poignarder un Palestinien. Désormais, il a tout appris de la guerre, il peut rentrer.
En contrepoint de ces scènes de violence - et cela permet de respirer -, les séquences avec Ariane. Un amour sensuel accompagné de beaucoup de tendresse. Une oasis dans le désert : la façade éclairée de la maison d’Ariane, avec sa fine décoration dans un entourage de pierres, de ruines, a valeur de symbole. Et tout ce qui concerne son adoption d’une enfant est très beau.
Ce passage continuel du quotidien à l’horreur donne son style au film. Si profonde que soit l’horreur, elle n’est jamais montrée avec la démesure chère aux films germaniques et avec ce romantisme qui séduit les foules. Ce désastre apocalyptique mesuré sans cesse à l’aune de la vie courante est très proche des films documentaires de Jocelyne Saab sur Beyrouth (1). Les scènes reconstituées ont une grande justesse de ton. On finit par réaliser cette imprégnation de la guerre qui aboutit à abolir toute réaction. Film pessimiste, très noir, bien de son siècle. Les dernières images nous montrent Laschen dans sa voiture. Il pleut très fort sur la vitre et son image nous apparaît de plus en plus déformée, décomposée, jusqu’à s’effacer presque complètement. Tout un symbole.
Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°138, novembre 1981
1. Jocelyne Saab (1948-2019). Cf. l’ouvrage de Mathilde Rouxel, Jocelyne Saab, la mémoire indomptée (2016), Jeune Cinéma n°380, mai 2017.
* Cf. aussi "Entretien avec Volker Schlöndorff", Jeune Cinéma n°139, décembre 1981.
Le Faussaire (Die Fälschung). Réal : Volker Schlöndorff ; sc : V.S., Jean-Claude Carrière, Margarethe von Trotta & Kai Hermann, d’après le roman de Nicolas Born ; ph : Igor Luther ; mont : Suzanne Baron ; mu : Maurice Jarre. Int : Bruno Ganz, Hanna Schygulla, Jean Carmet, Jerzy Skolimovski (Allemagne-France, 1980, 108 mn).