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Schlöndorff, Volker (né en 1939) (e) I
Entretien avec la revue FilmFaust
publié le lundi 19 juin 2023

Rencontre avec la revue Filmfaust. Zeitschrift für den internationalen Film, n°24, octobre-novembre 1981.

À propos du Faussaire (1981)
Jeune Cinéma n°139, décembre 1981


 


Film Faust : D’une manière générale, ton film est-il un film sur le journaliste Laschen ou sur le Liban ?

Volker Schlöndorff : Sur les deux. Ce qui m’a plu dans la critique que Michael Krüger a écrite dans le Zeit sur Nicolas Born (1), c’est que c’est un film sur l’Allemagne de l’Ouest.
Ce n’est que quand on sort de son pays que le regard s’aiguise. Plus on s’est éloigné, plus aigu est le regard au retour. Car on garde en voyage l’Allemagne fédérale dans la tête (c’est le cas de Laschen). C’est pour ça que je ne peux pas séparer les deux thèmes. Mais au tournage, bien entendu, ils ont été séparés. Avant de me décider à faire le film je suis allé trouver Bruno Ganz et je lui ai donné le livre à lire. Je lui ai dit : "Tâche de réfléchir pour savoir si tu aurais envie de faire avec moi un film sur ce livre". Il a réagi avec enthousiasme. Je lui ai alors demandé s’il était d’avis qu’on pouvait transposer tout ce qui se passe dans la tête de Laschen. Bruno Ganz a donc été dans le coup dès le début.


 


 

Au tournage il s’est concentré sur le personnage de Laschen. Moi, c’est sur Beyrouth que je me suis concentré. Quand je m’intéressais trop aux ruines et à ce décor extraordinaire, il me disait : "Écoute, il s’agit d’abord de moi et pas des ruines". C’est-à-dire qu’il revenait toujours au personnage de Laschen. Plus je m’en éloignais, plus je regardais ce qui se passait autour de nous, plus ça aidait le personnage qu’il avait à représenter. C’est-à-dire que cette attention que je consacrais, moi, à Beyrouth, le spectateur l’attribue à Laschen. Quand donc je m’éloigne de lui et que je me refuse à filmer cet intellectuel qui souffre, parce que je préfère filmer ce qu’il voit, je projette son regard qui perçoit tel ou tel détail sur ce que j’ai filmé et ce que je montre sur mes images. Je pense que la marque de mon travail dans ce film c’est qu’il repose sur le fait de regarder. Laschen répète : "Je ne suis là que pour regarder, je regarde", et c’est aussi pratiquement ce que j’ai fait. Regarder et percevoir, puis filmer, c’est-à-dire laisser une trace de ce que j’ai ressenti dans les images, c’est là, je crois, qu’est ma force. Chez moi, c’est le regard qui détermine le film.
C’est la raison pour laquelle, les difficultés de Laschen - celles d’un intellectuel allemand qui travaille pour les médias -, on ne peut pas les séparer de Beyrouth, de ce qu’est Beyrouth et ce que Beyrouth veut dire. L’un va avec l’autre. Beyrouth et sa guerre devient une métaphore. Le monde extérieur ressemble à ce qu’il sent à l’intérieur de lui-même tout à fait comme dans un roman classique de Balzac. Laschen utilise le chaos qui règne autour de lui pour transposer ses problèmes personnels chez lui et dont il dit qu’ils sont revenus chez lui, dans la Lande de Lunebourg, et qui l’attendent sous le tapis.


 

F.F. : C’est bien ce réalisme derrière les choses que perçoit et photographie le photographe, qui constitue le terrain privilégié de ton travail ?

V.S. : Certainement, oui. Tout d’abord, j’ai fait jouer le personnage d’Hoffmann par le cinéaste Jerzy Skolimovski. Ça montre que ce personnage était pour moi plus important que celui de Nicolas Born. Il en avait fait un personnage minable. Quand j’ai écrit le scénario avec Kal Herrmann (2) (le modèle de Born) il disait "le photographe de Born n’existe pas". Nous avons été d’accord tous les deux pour lui donner plus d’importance. Son regard est donc en grande partie le mien. Le rapport entre les deux c’est que ce que nous filmions donnait des images aussi saisissantes et spectaculaires que les photos d’Hoffmann quand elles paraissent n’importe où sur du papier glacé.
Pour prévenir la critique il est bien entendu que le film Le Faussaire est aussi un film de faussaire... Le film ne peut d’ailleurs pas faire autrement. La seule différence c’est qu’il ne prétend pas rendre la vérité. C’est quelque chose d’artificiel tourné avec une grue et des travellings. Avec une caméra lourde et non avec l’équipement d’un reporter, ni avec une caméra à main. Même si les scènes ressemblent à des scènes de guerre, ça n’en est pas. Tout ce qui se passe devant la caméra est mis en scène. À l’inverse des images qui apparaissent sur L’Illustré et qui portent en légende : "Ceci est la réalité", nous, nous ne prétendons jamais avoir fait autre chose qu’un film de fiction.


 

F.F. : Quelque chose d’important, dans le personnage de Laschen, c’est que son image préconçue du monde, son idéologie, ses représentations de la guerre de l’Allemagne et de son travail s’émiettent, se brisent, petit à petit mais sûrement. Et cela dans la mesure où il essaie de faire son travail en pleine conscience.

V.S. : Laschen est pour moi d’abord un rejeton classique de tous les types d’aventuriers. Il rêve d’être un Ernest Hemingway. Mais, en 1936, c’était possible de prendre parti, et ça ne lui est plus possible à lui. Ou bien ce qui était possible dans d’autres romans, comme Fiesta ou Dans un autre pays, c’est-à-dire le grand amour avec une belle femme qu’on rencontre à l’étranger ou sur le terrain de la guerre - une infirmière comme Ingrid Bergman dans Pour qui sonne le glas, ça ne lui est pas possible non plus. Il ne rencontre qu’une employée de l’Ambassade, elle a des problèmes tout à fait différents des siens et le grand amour n’est plus possible.
Mais tout ce qu’il fait est une tentative de fuite dans l’aventure à l’étranger. Il n’y arrive pas. C’est ainsi que je conçois le personnage, et cela parce qu’aucun engagement n’est plus possible. Tu emploies le mot émietter, on peut aussi dire que les fronts sont si difficiles à discerner que quelqu’un qui n’est pas né dans un de ces fronts a du mal à prendre parti pour l’un d’eux. Bien entendu, si je suis un enfant qui a grandi dans un camp de réfugiés palestiniens de Beyrouth, je peux adhérer à un des groupes. Et avec la conviction que je suis du côté du droit. C’est la même chose pour un Chrétien du Liban. Mais celui qui vient de l’extérieur n’a pas de critères clairs. Laschen par exemple en cherche un, il cherche à pouvoir s’engager. Il veut participer à tout et s’intégrer aux brigades qui vont se former comme autrefois en Espagne, car "alors la syntaxe redeviendrait juste et on pourrait écrire de nouveau". Cette impossibilité de s’engager nous ramène en même temps à l’impossibilité de Laschen à écrire.


 

F.F. : L’expérience directe que tu as eue là-bas et dont tu parles s’est-elle répercutée sur ton travail et comment et en quoi l’as-tu exprimée ?

V.S. : Bien sûr, elle s’est répercutée. Il y a quatre-vingts partis armés à Beyrouth, et selon les endroits de la ville, nous avons travaillé avec tantôt l’un tantôt un autre. Là-dessus, il faut savoir que ces groupes se combattent entre eux, car il y a d’autres conflits que le conflit Est-Ouest. Celui-ci n’existe qu’en gros. D’un côté il y a les fascistes, de l’autre les progressistes, et là ii n’y a aucun doute sur le camp qu’on a choisi. Ça c’était clair pour nous au départ, et c’est pour ça que nous n’avons eu aucun contact avec le côté chrétien. La seule fois où nous avons tourné de ce côté-là, on nous a chassés très vite.
Mais, dans le camp progressiste, c’est la multiplicité. Ils sont très pluralistes. Il y a des quatorze-seize ans qui entrent dans un parti parce qu’on leur donne une solde de 400 DM par mois. Pour quelqu’un qui est chômeur, et qui n’est personne, c’est beaucoup. On te donne un fusil et tu deviens ou tu crois devenir quelqu’un. Ça vaut pour tous les partis, Schiites, Nasséristes, Dschumbladistes, Communistes, etc... C’est une expérience qui te fait comprendre que tu ne peux pas t’engager tout simplement pour un camp. On a immédiatement de la sympathie pour tous. Tous ont un bon motif de combattre.


 

Pour prendre un exemple : que combattent-ils ? Ils combattent les gratte-ciel, le développement urbain qui a fait de Beyrouth une grande ville ressemblant à une ville de Californie. Ça ne ressemble pas à l’Orient mais à Los Angeles, et quelquefois à Manhattan. Beyrouth est une ville moderne. La ville du tiers monde dont le développement a été le plus rapide et une des plus riches. Ils ont d’abord détruit les gratte-ciel. Après les combats, ils ont écrit à la bombe "Petit père colère a passé par là" ou "Petit père catastrophe", ou "Petit père Mort !". Un des spécialistes du monde arabe, Jacques Berg a écrit : "Ce que les Arabes peuvent nous donner ce n’est pas leur pétrole mais leur colère. Cette colère est ce qui explose là-bas, et la colère vient du ventre tandis que l’idéologie vient de la tête. C’est là l’expérience authentique qu’on sent immédiatement : ce qui existe ici ne doit pas exister. Ça, c’est la première chose. Ce qui doit venir à la place, on ne peut pas exiger qu’ils le formulent. C’est un soulèvement contre un développement qui n’est pas voulu ici qui n’est pas venu du pays mais imposé de l’extérieur. C’est la même chose pour les "Indiens" de Rome, Bologne, Buenos Aires ou New York. Un intellectuel allemand ne peut se mettre à leur place et dire : "Je viens vous aider !". Chez lui, sa colère vient de la tête et non du ventre.


 

F.F. : La crise de Laschen ?

V.S. : Cette crise ne peut pas s’exprimer à travers des paroles, et je ne l’ai pas fait. Je la fais partager sur l’écran. Ce sont les images qui la montrent. Mais je ne sais pas moi-même si Laschen est simplement tombé malade - comme il le dit -, ou s’il ressent l’horreur autour de lui ou au contraire l’intensité de la vie. Ce qui le frustre c’est que les gens là-bas ne souffrent pas. Lui, il vient d Allemagne et souffre. Il s’indigne et s’emporte à cause de ce qu’il voit et de ce qu’il expérimente. Mais les gens qui vivent là-bas prennent une part active aux événements. Ils vivent plus intensément. Car plus ils aperçoivent la mort autour d’eux, plus la guerre domine leur vie quotidienne, plus ils ont de raison de se coller à la vie. Ce sentiment, Laschen voudrait le partager, il voudrait vivre comme eux. Il pense qu’Ariane - que joue merveilleusement Hanna Shygulla - lui permettra de dépasser sa crise et de l’introduire dans la vie là-bas.


 

Cette expérience, nous l’avons eue aussi dans l’équipe, au tournage. Nous avons été saisis par un sentiment de vie dont nous ne pouvons pas encore nous libérer, alors que nous sommes revenus depuis des mois en Allemagne fédérale. Notre script-girl a donné congé et est partie pour la Syrie. Bruno Ganz et le responsable du son ont pris un billet pour partir en Orient à Pâques... Nous avions tous le sentiment - sans être des aventuriers paumés - de vivre plus simplement et plus intensément que chez nous.

Ce sentiment est une banalité, mais on est forcé de l’éprouver. Dans certaines circonstances les gens se sentent plus près les uns des autres. Il y a entre eux une solidarité. Les gens vous regardent dans les yeux de manière tout à fait différente. C’est la première chose qui a saisi Bruno Ganz. Dès qu’on parle à quelqu’un, il te regarde droit dans les yeux. Ça nous a été pénible. C’est un sentiment qui est le contraire de l’aventure. C’est qu’on sent par là-même que la vie devrait être ainsi et pourrait l’être. Ce n’est pas une raison pour souhaiter l’existence d’une guerre.
Quand Laschen revient en Allemagne fédérale et retrouve sa salle de rédaction, tout lui devient insupportable. Il le déclare : "Tout va bien sauf l’essentiel, la vie". C’est là qu’on comprend la prospérité de Hambourg, le besoin de sécurité, la peur. J’ai compris des dialogues qui dans le roman me restaient incompréhensibles. Tout nous est arrivé à la lettre. On cesse d’avoir peur. La menace n’est plus vague, mais devient concrète... Quand on entend des coups de feu on pense : c’est à trois pâtés de maison, on peut être tranquille cette nuit.


 

F.F. : La fonction du journalisme ?

V.S. : Le Faussaire est encore un film sur le journalisme. Nous avons tourné au Stern mais ça aurait pu se faire au Spiegel si on nous avait laissés entrer. Mon film est une confrontation avec la fonction de cette presse même au cas où elle se fait avec la meilleure volonté du monde. Laschen a des scrupules, il est intelligent, il a vécu 1968, il en vient, il s’est engagé, par le détour du journalisme, dans l’espoir que ses reportages auraient une action, puis il a perdu petit à petit ses illusions et a eu peur de devenir cynique. Il s’y refuse et dit : "J’aimerais mieux voir couler mon sang". ll fait un pas gigantesque, il tue, mais c’est un suicide, il a compris ce qu’il fait au Liban, il donne aux gens le petit frisson dont ils ont besoin pour mieux supporter leur situation. Il fournit des images sales à regarder dans des belles chambres propres... Il ne veut plus rendre compte d’horreur et de cadavres et de membres déchiquetés, il aimerait mieux parler de lui. Mais ça n’est pas admis dans le journalisme. Ça n’est pas ce qu’on demande. Tous les événements doivent être transformés par le processus d’écriture en une surface lisse.


 

F.F. : Quels ont été les problèmes d’objectifs photographiques ?

V.S. : Cette question de la distance focale est une question très technique. Je n’ai employé ni grand angle ni téléobjectif, mais je m’en suis tenu au regard d’un oeil normal. Igor Luther et moi nous en sommes restés là. Nous avons donc utilisé une distance focale de 35 mm à 50 mm, et, une fois, un objectif de 75 pour un gros plan. Nous avons essayé de ne jamais, comme l’avait fait Orson Welles, augmenter l’horreur et la destruction mais au contraire, de la faire paraître comme normale. Nous avons eu souvent l’impression que cette ville détruite est plus humaine qu’une ville en bonne santé. Bref, nous n’avons pas voulu que nos images donnent l’impression d’un décor fantôme.
Nous avons essayé de rendre la sensibilité et la couleur de cette ville - Beyrouth est une ville du Proche-Orient et un port. Il y règne une lumière incroyable qui a inspiré les peintres du 19e siècle, en particulier les orientalistes, une lumière stimulée par la chaleur qui contraste avec la froideur de Hambourg. Froideur de la saison en janvier et aussi de la lumière. Chez Laschen, dans sa ferme dégoulinante de pluie où il vit avec sa famille et qui ressemble à un canard accroupi derrière sa mare, on a l’impression qu’il ne fera jamais clair. Au lieu de ça, à Beyrouth, la maison où il habite, avec ses arcs merveilleux, ses carreaux et les murs couleur de pistache, ça donne une impression ambiguë parce que cette maison est une demi-ruine mais porte tout le sens de la vie qui est absente des demeures de Laschen en Allemagne.

Rencontre avec la revue Filmfaust. Zeitschrift für den internationalen Film, n°24, octobre-novembre 1981.
Jeune Cinéma n°139, décembre 1981

1. Nicolas Born (1937-1979), né Klaus Jürgen Born, est l’auteur du roman à l’origine du film : Die Fälschung (1979) a été traduit par Marc B. de Launay : La Falsification, Paris Galimard, 1981.

2. Kai Hermann est un reporter allemand qui a inspiré le personnage de Georg Laschen, héros du roman de Nicolas Born.

* Cf. "Le Faussaire", Jeune Cinéma n°138, novembre 1981.


Le Faussaire (Die Fälschung). Réal : Volker Schlöndorff ; sc : V.S., Jean-Claude Carrière, Margarethe von Trotta & Kai Hermann, d’après le roman de Nicolas Born ; ph : Igor Luther ; mont : Suzanne Baron ; mu : Maurice Jarre. Int : Bruno Ganz, Hanna Schygulla, Jean Carmet, Jerzy Skolimovski (Allemagne-France, 1980, 108 mn).



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