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Loach, Ken (né en 1936) (e) III
Entretien avec Bernard Nave (1996)
publié le mercredi 27 juin 2018

Rencontre avec Ken Loach, à l’occasion de la sortie de Carla’s Song (1996)
Jeune Cinéma n°240, novembre 1996


 


En retrouvant Ken Loach pour la première fois depuis Fatherland (1986), nous avions bien sûr envie de parler de son dernier film, Carla’s Song, mais aussi de reprendre une longue conversation entretenue avec lui dans Jeune Cinéma depuis très longtemps. Il fallait évidemment commencer par revenir, même rapidement, sur certains aspects de son œuvre, sur certaines inflexions survenues depuis 1986.

B.N.


Jeune Cinéma : Depuis quelques années, vous êtes passé au rythme d’un film par an. C’est un grand changement.

Ken Loach : Oui, après Hidden Agenda (1990) et Rift Raff (1990), produits avec Channel Four, qui sont tous deux rentrés dans leurs frais, nous avons eu beaucoup de chance, ce qui nous a permis de faire cinq films en six ans ainsi que deux documentaires.

J.C. : Est-ce que ça vous donné plus de liberté pour dire ce que vous aviez à dire, ou bien est-ce une plus grande pression dans le temps de travail ?

K.L. : Non, c’est une pression que je m’inflige à moi-même. En fait, j’en retire une plus grande liberté car nous avons réussi à respecter les budgets. Ce qu’ils nous ont coûté est proportionnel à ce que nous pouvions escompter comme recettes en Europe. Carla’s Song a coûté 3 000 000 de livres et là encore le marché européen devrait suffire à amortir cet investissement. Nous sommes donc indépendants du marché américain et nous n’avons pas besoin de faire des compromis sur le choix des acteurs ou d’autres aspects de la production. Cela constitue un énorme avantage.


 

J.C. : Vous êtes maintenant un auteur consacré. Est-ce que cela vous donne plus de facilité en Angleterre pour trouver des financements ?

K.L. : Oui, évidemment. Le succès remporté par nos films en France, en Italie, en Espagne et dans les pays scandinaves a convaincu des producteurs anglais comme les gens de Channel Four de financer nos films. Sans ce soutien du public européen, nous n’en serions pas là.

J.C. : Depuis Fatherland, l’un des tournants important dans votre œuvre est l’irruption de la comédie. Comment cela s’est-il produit ?

K.L. : Dans certains de mes films des années 70, il y avait déjà de l’humour. Mais après Fatherland et Hidden Agenda j’ai éprouvé le besoin de retrouver l’énergie de mes débuts à travers le rire. Ainsi Riff Raff a un peu ressemblé à des vacances, je me sentais comme un enfant libéré de l’école. Le scénariste était quelqu’un de très chaleureux et drôle, Bill Jesse, qui connaissait bien ce monde des ouvriers du film. Il n’arrêtait pas de me raconter des histoires qu’on a intégrées dans le scénario. Ensuite on a eu la chance de trouver des acteurs pleins d’humour et de verve. Le film a été tourné dans des délais très courts, cinq semaines, et en 16mm. Ce fut une manière pour moi de retrouver cette énergie de filmer que je cherchais et que j’avais perdue d’une certaine manière.

J.C. : C’était peut-être aussi pour vous une autre manière de regarder la réalité sociale et politique.

K.L. : D’une certaine façon. Mais nous n’avons pas travaillé en nous disant nous allons faire un film sérieux sous des aspects de comédie. Notre ambition consistait à filmer les gens tels qu’ils sont. Et en les approchant tels qu’ils sont, on se rend compte qu’ils sont drôles et étranges.

J.C. : Mais peut-on dire que cela apporte plus de vigueur à votre approche de la réalité anglaise ?

K.L. : Sans le rire, le tableau serait incomplet. Partout le monde du travail contient une part de comédie, même et peut-être surtout dans l’enseignement [rires]. Ça fait partie de la vie et il ne s’agit en rien de quelque chose que l’on peut rajouter pour les besoins du cinéma.


 

J.C. : Avec Land and Freedom (1995), et maintenant Caria’s Song, vous donnez une plus grande importance à la réalité historique. Pourquoi ce besoin d’insister sur cette dimension historique ?

K.L. : Ce sont de grandes histoires. J’avais depuis longtemps envie de faire un film sur la Guerre d’Espagne que je considère comme un événement d’une très grande importance. Pour la gauche européenne, c’est un peu une ligne de clivage. De plus, elle a atteint la dimension d’un mythe, presque au sens religieux du terme. Pour le Nicaragua, c’est de l’histoire plus récente. Mais c’est un endroit où l’on ressent clairement comment se joue la politique à l’échelle mondiale, comment les États-Unis traitent la démocratie, les droits de l’homme et le droit international. On se rend compte avec le Nicaragua comment le capitalisme détruit un petit pays pauvre et sans défense. Il y a là un exemple flagrant de ce qu’est le nouvel ordre mondial. Mais c’est aussi une histoire chargée d’humanité avec des gens qui se portent volontaires pour aller soutenir une cause. C’est ce double aspect qui m’intéresse dans ces histoires.

J.C. : Dans ces deux films, vous partez de quelqu’un qui ne connaît pas le passé pour construire votre approche de cette réalité historique.

K.L. : Ce sont deux cas différents. Mais que ce soit pour l’Espagne ou le Nicaragua, je voulais partir de personnages anglais ou écossais parce que je ne suis pas de là-bas et que je ne parle pas espagnol. Je ne pouvais pas faire un film espagnol, et il fallait donc que je montre la réalité à travers un regard extérieur. Il fallait aussi trouver des approches distinctes car il ne s’agit pas de la même chose dans ces deux films.

J.C. : Est-ce que vous éprouvez aussi le besoin de faire découvrir ces pages d’histoire à des générations plus jeunes qui ne les ont pas connues ?

K.L. : Oui. Ce que je vais dire est peut-être un cliché, mais le seul moyen de comprendre le présent est de comprendre le passé. Car les gens qui contrôlent notre perception du passé contrôlent aussi notre présent. C’est aussi une manière de contrôler l’avenir. C’est pour cela qu’il est essentiel de se souvenir et de ne pas laisser n’importe qui s’approprier notre histoire. Milan Kundera a dit quelque chose de très important, à savoir que le combat pour le temps est aussi le combat contre l’oubli.

J.C. : Carla’s Song est un grand film dans la mesure où l’amour conduit à quelque chose de plus important. Un peu comme dans Ladybird (1994).

K.L. : Parce que George est un personnage chaleureux, solidaire, il est prêt à faire ce chemin pour aller au bout de sa relation avec Carla, à l’aider à retrouver son passé et à l’assumer. C’est vrai que c’était un peu ce qui se passait entre Jorge et Maggie dans Ladybird. C’était lui qui la soutenait dans sa démarche.


 

J.C. : Il y a une scène très forte dans le film que certains critiques vont considérer comme trop didactique, celle dans laquelle George et Bradley parlent de politique. Vous utilisez uniquement le dialogue pour révéler une vérité.

K.L. : Dans cette scène, Bradley raconte non seulement ce qui est survenu à Antonio mais il dit aussi des choses très importantes à propos de lui-même. Il reconnaît aussi ses responsabilités passées. C’est un personnage extrêmement complexe. Si j’avais dû montrer en images ce qu’il raconte, je serais tombé dans le cliché. En réfractant les événements par le biais du personnage, on peut non seulement les faire remonter à la surface mais aussi révéler ce qu’est ce personnage et les conséquences que ces événements ont eues sur lui. La première fois que Bradley rencontre George, c’est un militant américain des droits de l’homme. Il est très en colère contre lui, appa-remment sans raison. Ce n’est que plus tard que l’on comprend pourquoi il est traversé par de telles contradictions. C’était important de montrer Bradley très affecté par ce qu’il raconte, de faire ressentir le traumatisme qui le hante.

J.C. : Ii y a une autre scène très forte que le spectateur attend, celle dans laquelle Carla retrouve Antonio. George et Bradley restent à la porte, et la caméra reste sur eux au lieu de nous montrer Antonio.

K.L. : À ce moment du film, George sait qu’il doit se détacher de Carla. C’est pour lui le moment de procéder à cette rupture tout en laissant Carla se réconcilier avec Antonio. Il fallait laisser cette distance entre ces deux groupes de personnages, chacun occupant son espace. Et la caméra ne pouvait pas franchir cette distance. Le respect des personnages mais aussi du spectateur imposait cette distance.


 

J.C. : C’est l’une des rares fois où vous travaillez avec le même acteur dans deux films.

K.L. : Oui. Ca avait été aussi le cas pour Ricky Tomlinson dans Riff Raff et Raining Stones (1993). Robert Carlyle jouait aussi dans Riff Raff. C’est quelqu’un d’extraordinaire et un grand ami. Son apport a été considérable pour le film, en particulier dans sa façon d’aider Oyanka qui n’avait pas l’expérience du cinéma et qui avait besoin de ce soutien.

J.C. : Mais on suppose que vous l’avez aussi repris pour sa capacité à passer du comique au tragique dans son jeu.

K.L. : Si le personnage est authentique, tout devient plus facile. Il n’y a plus besoin de se dire il faut être drôle ici et tragique là. Ce sont les situations elles-mêmes qui dictent le registre du jeu que choisit l’acteur.

J.C. : Pour le scénario, vous avez travaillé avec Paul Laverty, un militant des droits de l’homme au Nicaragua. Quelle est votre part respective au niveau de l’écriture ?

K.L. : Le scénario vient de Paul qui avait l’expérience du Nicaragua. C’est lui qui m’a écrit et m’a raconté son expérience. Aussi tout vient de lui. Nous avons discuté pour décider quel type d’histoire nous devions raconter. Ca devait commencer à Glasgow, ville dont il est originaire. Ensuite nous avons décidé que le personnage devait être quelqu’un de très ordinaire. Et puis nous avons parlé de la situation des réfugiés, de la façon dont George et Carla allaient se rencontrer. Il y a donc eu un dialogue entre nous tout le temps, mais c’est le travail de Paul.

J.C. : L’idée de faire de George un conducteur de bus est brillante. Comment cela vous est-il venu ?

K.L. : Je ne sais plus. L’idée du bus est devenue un sorte de thème transversal. Il y a tout un tas de liens qui se tissent entre les deux parties du film. Ainsi les deux moments où George et Carla dansent sont très différents et disent aussi des choses sur la fonction de la danse chez nous et dans un pays comme le Nicaragua. Il en va de même pour le bus. George est un personnage qui passe sa vie dans les bus et à qui il arrive tout un tas de choses dans ces bus.

J.C. : On aime bien la scène dans le bus au Nicaragua dans laquelle la caméra doit se frayer son chemin entre les passagers. Ca rappelé la scène où l’on vient enlever le bébé à l’hôpital dans Ladybird.

K.L. : La caméra était effectivement complètement coincée. Nous étions
dans un vrai bus qui assurait son service normal. Au Nicaragua, les bus sont comme ça avec des gens partout, jusque sur le toit. La caméra à l’épaule nous permettait de faire sentir cette réalité.

J.C. : Est-ce que ça a été difficile de trouver le regard juste sur une réalité aussi différente de celle de l’Angleterre ?

K.L. : En fait il n’y a pas de différence entre filmer en Angleterre et au Nicaragua. L’essentiel est de trouver le plan juste qui permettra de montrer une situation sans la déformer.


 

J.C. : Comme dans Land and Freedom, vous avez tourné des scènes de guerre. C’est quelque chose de nouveau dans vos films.

K.L. : Nous avions un très bonne équipe en Espagne dont certains membres ont aussi travaillé au Nicaragua. Pour la scène de l’attaque des Contras, nous nous sommes posés tout une série de questions pour reconstituer comment les choses pouvaient se passer dans une telle situation. D’où viennent-ils ? Comment arrivent-ils ? De quelle manière est-ce qu’ils attaquent ? Comment ça commence ? Est-ce que les habitants du village dorment ? Il s’agissait d’abord de rassembler des information très concrètes. Bien sûr nous étions conseillés par des soldats qui avaient vécu ce genre de situation. Ensuite, je voulais que le caméraman soit au milieu de la bataille un peu à la manière d’un photographe de guerre.

J.C. : Est-ce que le montage d’une telle scène diffère de celui du reste du film ?

K.L. : Non, pas vraiment. La seule différence est bien sûr une question de rythme car si l’on est au milieu d’une telle situation, le regard se porte sur une multitude de détails. Le rythme est donc dicté par ce qu’éprouve quelqu’un qui vit cette situation et non pas par une approche cinématographique abstraite. Quelqu’un qui serait tapi pour se protéger et qui regarde partout.

J.C. : Vous ne travaillez plus avec Chris Menges comme directeur de la photographie mais avec Barry Ackroyd. Y a-t-il une différence ?

K.L. : La façon dont il travaille porte la marque de Chris qui était un grand directeur de la photographie. Mais Barry est aussi très bon, il a fait beaucoup de documentaires. Il excelle à capter les moments, ce qui est important dans une scène avec une grande qualité affective. Il apporte de plus en plus de choses à mes films.

Propos recueillis par Bernard Nave
Paris, 18 octobre 1996
Jeune Cinéma n°240, novembre 1996

* Carla’s Song, Jeune Cinéma n°239, septembre 1996.


Carla’s Song. Réal : Ken Loach ; sc. : Paul Laverty ; ph : Barry Ackroyd ; mont : Jonathan Morris ; mu : George Fenton ; déc : Martin Johnson ; cost : Daphne Dare, Lena Mossum. Int. : Robert Carlyle, Oyanka Cabezas, Scott Glenn, Salvador Espinoza, Louise Goodall, Gary Lewis (Grande-Bretagne, 1996, 127 mn).



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