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Portier de nuit (1974)
de Liliana Cavani
publié le mercredi 26 juillet 2023

par René Prédal
Jeune Cinéma n°79, juin 1974

Sorties les mercredis 3 avril 1974, 3 octobre 2012 et 26 juillet 2023


 


À l’inverse des Cannibales (1970) qui traitait de manière réaliste d’un scénario de politique-fiction, Portier de nuit met en scène un récit, une situation de base et des personnages qui pourraient être réels mais que le regard de Liliana Cavani éloigne du vraisemblable pour les plonger dans un univers aux perspectives faussées, aux tonalités troubles et aux lignes fuyantes.


 


 


 

Imposant donc fermement un monde personnel situé aux antipodes de ce qu’attend !e spectateur, l’auteure a joué en effet, dès la conception du découpage, sur tout une série d’ambiguïtés en montant d’abord les flashes-back où la jeune femme semble la victime innocente de son bourreau nazi - il serait alors possible d’attendre une analyse proche de celle tentée par Andrzej Munk dans La Passagère (1963) (1) -, alors que Liliana Cavani a placé plus tard les scènes qui viendront nier totalement l’innocence passée et donc justifier en partie son comportement présent.


 


 

De même, bien qu’historiquement situé dans l’Allemagne post-nazie, le récit se déroule en fait dans un rigoureux huis clos spatial et temporel : les rues sont totalement désertes et seuls interviennent les quelques personnages dont la présence est absolument nécessaire à l’action. Le regard de Liliana Cavani est donc volontairement limité - elle ne montre qu’une partie des choses -, et déformé - elle les filme sous un aspect particulier afin de provoquer les idées reçues du public sur le nazisme, en lui proposant de nouvelles directions de recherches, de nouveaux thèmes de réflexion sur un sujet dont on aurait pu croire que le cinéma avait déjà épuisé toutes les ressources.


 


 

En somme, il est possible de considérer que Portier de nuit présente une vision paranoïaque du nazisme en accumulant les images obsessionnelles de quelque esprit traumatisé par les horreurs, d’une époque et d’une idéologie. Une mise en scène alambiquée - jouant tour à tour d’un lourd décor que décrivent lentement de complexes mouvements d’appareil, de couleurs glauques aux dominantes brunes et verdâtres, ou d’un éclairage artificiel particulièrement travaillé -, installe dès le début une atmosphère de cauchemar en éliminant toute scène diurne - la seule, sur les toits de Vienne, se déroule un jour sans soleil -, au profit d’une nuit profonde, ou de quelques minutes d’aube et de crépuscule blafards, encore accusée par les intérieurs sombres de cette tanière dans laquelle l’ancien SS a choisi de vivre.


 


 

La progression logique du film transforme donc ce refus de "vivre au grand jour", selon les mots des anciens compagnons, en une claustration volontaire des deux amants tandis que leur fixation sur l’image qu’ils se font d’un certain passé les conduit à la mort dans les costumes mêmes de leur délire (officier SS et petite fille). Leur souvenir est d’ailleurs beaucoup plus le fruit de l’imagination que de la mémoire dans la mesure où il fait alterner des rapports maître / esclave pour la matérialisation desquels ne manquent même pas les chaînes symboliques, c’est-à-dire volontairement supportées par la jeune femme (il est dit plusieurs fois qu’elles peuvent être facilement limées), et des relations père / enfant qui tentent de nier farouchement la réalité sordide au nom d’un impossible rêve de pureté originelle.


 


 

Ainsi, les prolongements politiques et sociaux du sujet sont saisis comme à travers le reflet psychanalytique d’un esprit malade qui aurait imaginé cette étonnante représentation un peu à la manière des internés de l’asile de Charenton interprétant L’Assassinat de Marat du marquis de Sade (2). La parodie grotesque du spectacle est en effet partout, depuis ce procès que se font entre eux les anciens SS pour éviter d’avoir un jour à répondre de leurs crimes devant un vrai tribunal, jusqu’au tour de chant de la prisonnière en Ange bleu, revu sous l’angle d’une pornographie très au goût du jour, en passant par l’Opéra, la danse à relents homosexuels et l’utilisation de nombreux miroirs qui renvoient chaque fois les personnages à leur passé.


 


 

Se démarquant assez nettement de Goya, Dante ou Bosch, cette peinture d’un Enfer, où l’homme aime à tester les limites du sadisme, de la bestialité et de la terreur, n’est donc pas sans évoquer le parti-pris avec lequel Hans Jurgen Syberberg tentait de rendre compte de la personnalité de Louis Il de Bavière dans Ludwig, requiem pour un roi vierge, (1972), et si quelques scènes évoquent malheureusement davantage le Cabaret de Bob Fosse (1972), c’est qu’une telle méthode d’approche s’adapte sans doute mieux à l’analyse d’un individu qu’à celle d’une idéologie.


 


 

Le constat dressé par Liliana Cavani se situe en tous cas résolument sur le plan clinique : il n’est pas question de responsabilité mais de culpabilité, et la notion de complexe occulte toute velléité de jugement moral s’appuyant sur l’histoire, la sociologie ou même la psychologie classique. L’évidente originalité de ce point de vue, si elle risque de choquer, et par là de provoquer quelques erreurs sur le sens exact de l’œuvre, ne désamorce pas pour autant la violence du réquisitoire, car le fascisme est clairement dénoncé par la manière dont il est représenté comme une gigantesque puissance destructrice dont les effets irréparables provoquent la négation même de l’être humain. La démarche de Liliana Cavani consiste ainsi à placer sur le Mal la loupe de son regard afin de grossir jusqu’à la monstruosité l’horrible tumeur du cancer nazi.

René Prédal
Jeune Cinéma n°79, juin 1974

* Cf. aussi Véronique Bergen, Portier de nuit de Liliana Cavani, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2021.

1. "La Passagère", Jeune Cinéma n°2, novembre 1964

2. La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton, sous la direction de Monsieur de Sade est une pièce de théâtre de Peter Weiss (1963), traduction de Jean Baudrillard (Seuil 1965).
Elle a été adaptée au cinéma par Peter Brook : Marat-Sade (1967).


Portier de nuit (Il portiere di notte). Réal : Liliana Cavani ; sc : L.C., Barbara Alberti, Italo Moscati & Amedeo Pagani ; ph : Alfio Contini ; mont : Franco Arcalli ; mu : Daniele Paris ; cost : Piero Tosi. Int : Dirk Bogarde, Charlotte Rampling, Philippe Leroy, Gabriele Ferzetti, Giuseppe Addobbati, Isa Miranda, Nora Ricci (Italie, 1974, 118 mn).



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