par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°424-425, septembre 2023
Assaut et L’Éducation d’Ademoka
Sorties le mercredi 12 juillet 2023
À partir du 12 juillet 2023, on pourra voir en salle deux longs-métrages réalisés l’an dernier par le cinéaste kazakh Adilkhan Yerzhanov auquel le Festival de La Rochelle vient de rendre hommage. Cet auteur de quarante ans, formé à l’Académie nationale des arts du Kazakhstan, a bénéficié deux ans durant d’une bourse à New York. Il est d’une grande prolixité, depuis 2007, puisque, sans compter les courts de ses débuts, il a, à son actif, une quinzaine de longs métrages remarquables et remarqués, chacun dans un genre différent (1).
Adilkhan Yerzhanov fait partie d’un collectif de jeunes cinéastes engagés (et enragés) qui ont fondé un groupe nommé Cinéma partisan. Il définit leur vision du cinéma ainsi : "C’est un phénomène qui doit exister. Bien sûr, c’est un cinéma qui se fait avec peu de budget, ou pas de budget du tout. Mais ce n’est pas le plus important. Au Kazakhstan, tout film vivant qui veut parler de la vie réelle et de la société contemporaine, dont les personnages ne sont pas comme des figurines en carton, est considéré comme du cinéma partisan. C’est le cinéma que l’État kazakh ne veut pas voir" (2).
D’une très grande beauté plastique, pleins d’une fantaisie loufoque, les films de Adilkhan Yerzhanov sont autant de pieds de nez à l’ordre qui règne en Absurdistan. Nous nous intéresserons ici à ses deux derniers, réalisés en 2022 (3).
La bande commence comme un film d’action. Dans un village loin de tout, au cœur de l’hiver, les élèves d’une école sont pris en otage par des individus masqués. Les routes étant bloquées par la neige et le gel, les autorités déclarent que l’unité d’élite ne pourra intervenir avant deux jours. Aux habitants de se débrouiller avec la police locale. Ce village imaginaire a pour nom Karatas ; c’est un lieu dystopique qui apparaissait déjà dans le film de fin d’études de Adilkhan Yerzhanov. L’attaque des établissements scolaires est devenue courante dans les faits divers, aussi bien aux États-Unis qu’en Russie. Le cinéma n’a pas manqué de s’en emparer. Le cinéaste ne se réfère pas à un événement précis mais au chef-d’œuvre du genre de John Carpenter au titre éponyme, Assault (1976). À ceci près qu’un collège pimpant remplace le commissariat vétuste où l’Américain situe son récit, et que la situation est inversée, les assaillants se retrouvant assiégés par les villageois venus récupérer leurs enfants.
De même que chez John Carpenter, le compte à rebours avant le dénouement s’inscrit à l’écran, comme si on était dans un reportage télé vécu live. Sauf qu’ici, on est plus près de la farce que de l’effroi : ceux que les habitants appellent les terroristes sont entrés dans l’établissement comme dans un moulin, ils ne parlent pas, ils ne revendiquent rien. Vêtus de noir comme des black-blocks ou des membres de la milice Wagner, ils dissimulent leur identité derrière des masques de théâtre Nô. Armés jusqu’aux dents, ils se postent dans les toilettes d’où la femme de ménage tente en vain de les déloger.
Dès les premiers coups de feu, adultes et enfants sont saisis par la peur, sentiment que traduit l’ostinato de Carpenter légèrement modifié, d’autant plus efficace qu’il rappelle les battements du cœur. Les adultes montrent l’étendue de leur courage. À commencer par Tazshi, le prof de maths, qui vient de se disputer, devant toute la classe, avec son ex-femme, venue rechercher leur fils. Il enferme les élèves à double tour dans la classe et va fumer une cigarette. Et puis, ne pensant qu’à sauver sa peau, il prend la poudre d’escampette.
Deux camps se forment : qui préfère attendre et qui voudrait agir. Un des policiers municipaux déclare forfait et rend son arme en déclarant : "Je ne veux pas risquer ma peau pour une paye de misère. Je préfère faire taxi". Mais les êtres humains ne sont pas, chez Adilkhan Yerzhanov, totalement bons ou totalement mauvais. Après avoir reçu une raclée de son ex-femme et de ses collègues, Tazshi se propose de prendre en main l’opération de sauvetage. La fine équipe se compose du prof de gym, expert en arts martiaux, du directeur d’école, un peu couard sur les bords, du concierge, un pochetron notoire, du prof de chant, moqué pour ses manières de "métérosexuel", comme dit l’un des compères, le chef de la police locale, particulièrement incompétent et un vétéran de la guerre d’Afghanistan. Sans oublier l’idiot du village. Tazshi les emmène s’entraîner jour et nuit sur un terrain gelé. Ces scènes, splendides, remarquablement filmées, paraissent irréelles.
L’ex-femme de Tazshi s’est jointe à la troupe, c’est la seule qui sache tirer. Cette bande de bras cassés évoque, par sa loufoquerie, un autre souvenir cinéphilique : celui de L’armata Brancaleone de Mario Monicelli (1966). On oscille constamment entre l’étrange et la dérision. Certaines répliques peuvent paraître saugrenues, compte tenu de la situation : "Ne visez pas les fenêtres, recommande le directeur, elles sont made in Germany et ont coûté bonbon". Un acolyte suggère d’entrer dans l’école revêtus de peaux de moutons pour tromper son monde. L’idée n’est pas nouvelle, ce stratagème étant celui imaginé par Ulysse pour sortir de la grotte de Polyphème. Loups et brebis se partagent l’espace-temps, ce que rappellent plusieurs plans du film. Le même personnage ajoute : "De toute façon, vous êtes tous des moutons".
Assaut démystifie la bravoure masculine. L’exemple le plus flagrant étant celui du prof de maths, adepte de la praxéologie de William James. Comme c’était à prévoir, l’ancien d’Afghanistan avoue avoir menti : il n’a jamais combattu. Le film présente les choses de manière dialectique. Malgré leur côté "humain trop humain", les personnages ont un sens de l’intérêt général et peuvent surprendre par leur force d’âme. L’arrivée de "l’unité spéciale", lorsque tout est déjà résolu, marque la fin de ce renversement carnavalesque du monde. Cet épilogue rappelle celui du Ballon attaché de la cinéaste bulgare Binka Jeliazkova (1967) (4). Sauf que pour les Bulgares, l’expérience reste un souvenir jouissif. "La rigolade, ça reste drôle, même après cent coups de bâton", déclarait un des héros. Les habitants de Karatas ne sont pas fiers de ce qu’ils ont accompli. Et ils n’ont pas eu l’occasion de rire. Chez Adilkhan Yerzhanov, la farce se fait fable cruelle. La pilule de l’humiliation est amère.
Ademoka fait songer à Gelsomina, l’héroïne de La strada (1954) par son côté errant, baladin, circassien, avec sa crinière poil de carotte, son collant rouge troué, son chapeau jaune, son sac à dos assorti, sa robe noire informe et ses baskets aux pieds. Un ensemble qui a tout de même quelque chose d’étudié, chromatiquement tout au moins, et laisse deviner l’artiste qu’elle est. Dès la scène d’ouverture, on la voit dessiner au sein d’un groupe, dans un no man’s land. Tout ce petit monde s’adonne à la peinture ou à la musique et occupe un terrain vague dominé par des éoliennes, allusion quichottesque.
Jusqu’à ce qu’une descente de police les embarque quasiment tous. Trop boulotte pour passer sous le grillage, Ademoka fait partie de la rafle. Elle ne tente même pas de se défendre : "Nous sommes des mendiants, nous venons du Tadjikistan", déclare-t-elle à la maréchaussée. Autrement dit, des yulis, des gitans. Étant sans papiers, Ademoka et ses proches risquent la "déportation". Suit une séquence surréaliste avec l’installation de bureaux provisoires et de portiques de sécurité au milieu de la route, destinés aux interrogatoires de la tribu. Dans ce commissariat à ciel ouvert, on scanne de face et de profil la tête de chacun. Un fonctionnaire inspecte le sac de la jeune fille, en quête de littérature subversive, mais n’y trouve que des éditions anciennes de Pouchkine, Shakespeare et Dante. Ainsi que son carnet de croquis où elle raconte sa vie sous forme de bande dessinée.
La suite ressemble à un conte de fées : frappé par son talent, le policier lui conseille d’aller à l’école et lui recommande un enseignant susceptible de l’aider, un certain Akhab. Le flic, le prof, et une fonctionnaire chargée de l’application de la loi joueront donc les fées pour Ademoka. Mais elle devra batailler dur et sur plusieurs fronts : contre le kafkaïen règlement (comment obtenir le droit d’étudier lorsqu’on n’a pas de titre de séjour ?) ; contre un bureaucrate à l’ancienne (de style stalinien) qui considère que "son établissement d’enseignement est réservé à l’élite" et implique d’être admise par de fringants enseignants à l’habitus nord-américain.
Dans cet aréopage gris et morne, où même les étudiants sont des clones, Ademoka découvre Akhab, un escogriffe exalté qui détonne franchement. Il se présente comme professeur de littérature et de philosophie. Il éructe des phrases pas toujours cohérentes, dont une sur deux est une citation littéraire, voire une tirade de Shakespeare. Elle lui présente sa requête. Après l’avoir délestée des billets cachés sous son chapeau, il disparaît. Elle le retrouve couché par terre, cuvant sa vodka. Habituée aux truands qui prélèvent leur dîme sur la mendicité, elle sait exiger son dû : elle insiste. Il acquiesce et se fait fort, dit-il, de lui obtenir une bourse. En contrepartie, elle devra naturellement en partager les mensualités avec lui. Le rituel de l’examen universitaire - le grand oral, dirons-nous - répète celui du contrôle d’identité en plein air. Le matériel est flambant neuf comme si le passé n’existait pas. Ademoka n’est pas au bout de ses peines ; il lui faut encore passer l’écrit.
L’Éducation d’Ademoka refuse tout naturalisme. La mise en scène relève du théâtre de l’absurde et de la poésie. L’histoire est racontée de trois manières différentes, avec baroquisme : au moyen des scènes tournées ; par les dessins de l’héroïne ; par la mise en abyme du film avec un metteur en scène obèse dirigeant un combat de gladiateurs. L’absurde se rapporte à la menace constante de "déportation". Il se traduit visuellement par des situations délocalisées (le commissariat, l’université), toujours tournées en extérieurs, et par ces non-lieux où l’on parque "la marge". On pense à l’aérogare en déshérence où stationnent de vieux coucous.
Le lyrisme est omniprésent : on entend, dits en russe, les plus grands poètes, de Dante à Edgar Poe en passant par Ronsard. Par les effets de mimiques ou des gestes gelés, le jeu des comédiens rappelle le temps du muet. Le visage mutique d’Ademoka contraste avec les pitreries d’Akhab. La photographie offre une riche palette de rouges, d’orangés et de blancs sur fonds noirs ou bleutés. Elle est signée, pour la première fois dans l’œuvre de Adilkhan Yerzhanov, du chef opérateur Azamat Dulatov.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°424-425, septembre 2023
1. Cf. sur Jeune Cinéma : The Owners (2014) et La Tendre indifférence du monde (2018), tous deux présentés au Festival de Cannes.
La Rétrospective de La Rochelle (FEMA, 51e édition, comportait 9 longs métrages.
2. D’après Eugénie Zvonkine, "La rébellion par la poésie", texte pour le Festival de La Rochelle 2023.
3. En 2022, Adilkhan Yerzhanov a également réalisé un court métrage, Vozvrashchenie Zoi, une série télévisée de 7 épisodes, Zamerzshiye, et un autre long métrage, Goliaf, sélectionné à la Mostra de Venise 2022, section Orrizzonti.
4. "Binka Jeliazkova, une redécouverte", Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023.
* Assaut (Shturm). Réal, sc, mont : Adilkhan Yerzhanov ; ph : Aydar Sharipov ; mu : Galymzhan Moldanazar. Int : Daniyar Alshinov, Berik Aytzhanov, Nurlan Batyrov, Yerken Gubashev, Teoman Khos, Nurbek Mukushev, Azamat Nigmanov, Aleksandra Revenko, Nurlan Smailov, Yerden Telemissov (Kazakhstan, 2022, 90 mn).
* L’Éducation d’Ademoka (Ademoka’s Education). Réal, sc, mont : Adilkhan Yerzhanov ; ph : Azamat Dulatov ; mu : Sandro Di Stefano. Int : Adema Yerzhanova, Daniyar Alshinov, Bolat Kalymbetov, Asel Sadvakasova, Sanjar Madi (Kazakhstan, 2022, 89 mn).