par René Prédal
Jeune Cinéma n°283, été 2003
Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2003
Sorties les mercredis 21 mai 2003 et 12 juillet 2023
Avec l’ambition déclarée de fusionner cinéma, littérature et théâtre dans la recherche d’un spectacle total, Lars von Trier inscrit Dogville dans le mouvement du retour des arts de la scène sur le front d’une modernité cinématographique qui ne date pas d’hier. De fait, si l’unité de lieu et le huis clos effectif du studio pendant le tournage peuvent évoquer le Loft et Nice People (1), il ne faudrait pas oublier Thérèse de Alain Cavalier (1986) qui se contentait déjà d’un cyclo pour tout décor et enfermait ses interprètes plusieurs semaines sur un plateau nu. En tout cas, il y a toujours à la base d’une œuvre de Lars von Trier une idée de film inventive et génésique qui fait passer sujet, histoire et expression personnelle au second plan.
Cette fois, c’est ce dispositif entre jeu de marelle et tracé initiatique, comme le plan de situation d’un décor qui ne sera finalement pas édifié ou encore les marques au sol à l’usage des acteurs et techniciens lors du tournage de complexes mouvements d’appareil. Ici la carte est le territoire car c’est la règle du jeu de cette performance d’artistes recherchant la stylisation maximale : avec rien, évoquer le tout. C’est le bleu de Yves Klein, voire même le carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch.
La clé est donnée par les photos de la Grande Dépression qui défilent longuement au générique de fin (avec quelques plaisantes entorses chronologiques, notamment le portrait de Richard Nixon) : elles constituent le référent, le réel des Montagnes rocheuses comme métaphore du travail, de la misère et surtout des "valeurs" de l’Amérique profonde des pionniers, ainsi totalement démystifiées. Le modèle, ce serait d’autre part le cinéma hollywoodien de l’Âge d’or - d’où le casting avec Lauren Bacall ou Ben Gazzara - et son incarnation actuelle Nicole Kidman, dont le choix ne saurait évidemment avoir le même sens que celui de Björk dans Dancer in the Dark (2).
Quant au film, il ambitionne de combiner la quintessence de ces deux composantes par un dépouillement radical, mais qui nous semble, paradoxalement, représenter le sommet de la sophistication. Nous pourrions en effet parler d’un maniérisme de la pauvreté esthétique en osant, comme le fait justement le cinéaste dans Dogville, ce rapprochement des contraires en vue d’en concentrer l’intensité. Ainsi le mythe réside-t-il dans l’esprit, pas dans la forme et il est évoqué mais pas imité. Le film prend en compte toute l’histoire du cinéma (Hollywood) et du théâtre : le scénario a été inspiré par "Jenny-des-Corsaires", une chanson de L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht & Kurt Weill, pour faire table rase (3). Alors que Citizen Kane (1941) lui, faisait au contraire le plein de cet héritage. C’est que, dans le style de Orson Welles, Lars von Trier est un faiseur de génie. Il est du côté de cette maîtrise diabolique de l’art dramatique et du langage cinématographique, du côté, justement, de cette arrogance attribuée dans le film au personnage de Grace par son père, bousculant à la fois la distanciation-déconstruction et la fascination-identification, c’est-à-dire le théâtral et le romanesque habilement articulés sous l’objectif cinéma.
Certes on peut préférer des auteurs plus sincères, des regards plus profonds et un cinéma modestement ontologique. Mais le brio de l’auteur ne manque pas de panache et d’intelligence, dans son filmage de l’idée que nous nous faisons, nous Européens, de l’Amérique décrite de façon railleuse par une voix off affichant le détachement d’un fort accent britannique, et aussi dans la manière réaliste de jouer et de filmer cinéma (caméra à l’épaule ou bruits des portes et du gravier sous les pieds) dans les renoncements d’un spectacle de recherche.
Lars von Trier pratique la direction de spectateurs, nous obligeant à compatir au sort de la pauvre victime pour mieux la suivre ensuite dans sa cruelle vengeance sans pitié. La magie de la mise en scène est en somme superbement symbolisée par ces contours d’un chien tracés sur le sol du studio comme une provocation trois heures durant, mais au dernier plan, l’animal s’incarne enfin, grogne, aboie, et ce sera même l’unique survivant du massacre alors qu’il avait été peu avant envisagé d’en faire inversement la seule victime exemplaire d’un rite expiatoire.
René Prédal
Jeune Cinéma n°283, été 2003
1. Loft Story (2001-2002) et Nice People (2003) sont deux séries de télé-réalité, les premières du genre à la télévision française.
2. "Dancer in the Dark", Jeune Cinéma n°265, décembre 2000
3. Dans Die Dreigroschenoper de Georg Wilhelm Pabst (1931), c’est Lotte Lenya qui interprète le song "Das lied der seeräuber Jenny", le grand soir et la revanche de la femme-prolétaire sur la ville qui l’humilie.
Dogville. Réal, sc : Lars von Trier ; ph : Anthony Dod Mantle ; mont : Molly Malene Steensgaard ; mu : Antonio Vivaldi ; déc : Peter Grant. Int : Nicole Kidman, Harriet Andersson, Paul Bettany, Lauren Bacall, Ben Gazzara, James Caan, Philip Baker Hall, Jean-Marc Barr, John Hurt, Chloë Sevigny (Danemark-Grande-Bretagne-Suisse-France, 2003, 178 mn).