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Dieu noir et le diable blond (le) (1964)
de Glauber Rocha
publié le mercredi 30 août 2023

par René Prédal
Jeune Cinéma n°25, octobre 1967

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1964

Sorties en octobre 1967 et le mercredi 30 août 2023


 


Un aveugle chante la légende de Manuel le vacher et de sa femme Rosa, composant ses couplets de sertanejos (1) au gré des rencontres du couple avec Sebastiao (le Dieu noir), et Coriscole (le Diable blond). Cette chanson qui, à partir de la réalité (la sécheresse et la violence) crée le mythe (le prophète ou le cangaceiro) est une "vraie histoire de l’imagination" contre laquelle s’élève - tout en la respectant - la délirante réalisation de Glauber Rocha.


 


 

Car tel est bien le paradoxe de ce film chaotique et inspiré : il montre le mythe en train de se faire, mais le détruit en même temps par le regard critique porté sur les actes de ces héros célèbres, si bien que le cinéaste réalise à la fois un hommage au romancero populaire, et une fougueuse démystification des fausses révoltes qui empêchent les vraies révolutions. En somme, les mythiques beatos ou cangaceiros s’écroulent sous les coups d’une autre figure tout aussi mythique : le justicier.


 


 

Logique jusqu’au bout, Glauber Rocha détruit donc également cette figure légendaire en faisant de Antonio das Mortes (2) un vulgaire tueur... mais en recréant, cependant, à partir de cette lutte, un nouveau mythe : celui du combat entre saint Georges (protecteur de Corisco et saint patron de Sebastiao) et le Dragon (Antonio est appelé plusieurs fois "dragon de cruauté"). Ainsi la boucle est fermée : parti de la tradition, Glauber Rocha y revient finalement mais non sans l’avoir, au passage, complètement minée de l’intérieur.


 

Tout comme Vidas Secas (3), Le Dieu noir et le Diable blond est situé en 1940, c’est-à-dire dans ce que l’on peut appeler un passé récent. Mais il est bien évident que ce léger recul dans le temps, loin d’être une démission, n’est qu’une manière d’étudier de façon plus systématique une réalité qui a laissé encore de nombreuses traces. Le film s’attaque principalement à deux attitudes réunies par l’image unique du Sertão (4) changé en eau : le mysticisme et la violence gratuite, nées d’un légitime refus de l’injustice et de la misère.


 


 

L’injustice, c’est celle de ce grand propriétaire dont Manuel a convoyé les vaches et qui veut attribuer à son employé les deux bêtes mortes pendant le voyage, celle de cet homme qui vole au nom de "la loi c’est la loi" et fouette jusqu’au sang ceux qui osent lui résister. La misère, c’est celle du sertão. Fuyant cette vie et la police lancée à ses trousses, Manuel croit trouver le salut auprès du prophète Sebastiao qui fanatise ses fidèles du Mont Santo par des visions apocalyptiques dans lesquelles l’aride Sertão devient mer après la guerre contre les possédants.


 


 

Une telle démesure dans la foi n’est pas sans évoquer le délire populaire accompagnant le bœuf sacré de Os Fuzis (5), réincarnation de Dieu sur la terre, couvert de médailles et se déplaçant sur un tapis de palmes. Ici, la petite communauté partage son temps entre la prière, la préparation militaire, les pénitences corporelles (monter des escaliers à genou, la tête chargée de lourdes pierres), voire des sacrifices humains. Mais les prêtres, mécontents de voir s’effondrer les revenus des mariages et des baptêmes, payeront Antonio pour assassiner prophète et disciples - "Un grand crime pour effacer tous les autres d’un coup", lui dit l’homme d’Église en le voyant hésiter -, dans un des plus féroces carnages de l’histoire du Sertão.


 


 

"Faites bien attention, l’histoire n’est pas finie", annonce le guitariste à la mort du beato. Le sort de Manuel et de Rosa va en effet se lier ensuite à celui de Corisco, le cangaceiro qui pleure la mort de son chef, le célèbre Lampiao, et noie sa douleur dans une débauche de vengeance cruelle (viol, castration, torture et mort). Sa révolte se fait pourtant au nom de la justice, mais "pourquoi toujours la justice par le sang ?" demande le vacher, et pourquoi la restauration de l’empire plutôt que la république ? Déjà dans Vidas Secas, le héros était un moment séduit par la vie libre des cangaceiros à sa sortie de prison. Ici, Manuel, déjà favori du Dieu noir, accepte de devenir le "satanas" du grand saint Georges blond. Mais une seconde fois Antonio, le "tueur de cangaceiros" fera son office, épargnant une seconde fois Manuel et Rosa chargés de raconter ses exploits et ceux de ses victimes.

René Prédal
Jeune Cinéma n°25, octobre 1967

1. Le sertanejo, a émergé dans les années 1920. C’est la musique country des régions du Sudeste et du Centre-Ouest du Brésil.

2. Antonio das Mortes est le héros du film homonyme en français (O Dragão da Maldade contra o Santo Guerreiro) de Glauber Rocha (1969). Cf. Jeune Cinéma n°40, juin 1969. Il apparaît dans Le Dieu noir et le diable blond. Il est joué dans les deux films par le même acteur Maurício do Valle.
Cf. "Antonio das mortes", Jeune Cinéma n°40, juin-juillet 1969.

3. Vidas Secas de Nelson Pereira dos Santos (1963).

4. Le Sertão (l’arrière pays) est une zone du Nordeste du Brésil au climat semi-désertique. Il est comparable à l’Outback australien.

5. Les Fusils (Os Fuzis) de Ruy Guerra (1964).


Le Dieu noir et le diable blond (Deus o Diablo na Terra do Sol). Réal, sc : Glauber Rocha ; ph : Waldemar Lima ; mont : Rafael Justo Valverde ; mu : Sergio Ricardo ; cost : Paulo Gil Soares. Int : Geraldo Del Rey, Yona Magalhaes, Othon Bastos, Mauricio do Valle (Brésil 1964, 115 mn).



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