par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°40, juin-juillet 1969
Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1969
Prix de la mise en scène
Inédit en salle
"Polygone de la faim", mais aussi bouillon de culture pour la frénésie mystique des santos (si étonnante), terrain de course pour les cangaceiros aux grands chapeaux étoilés de médailles (si pittoresques), le Nord-Est brésilien, et plus particulièrement le Sertão, peuvent bien s’identifier pour un spectateur français avec le Cinema novo. Cela tient aux images qu’ont laissées en nous Vidas secas de Nelson Pereira Dos Santos (1963), Os fuzis de Ruy Guerra (1964), et surtout Le Dieu noir et le diable blond de Glauber Rocha (1964). (1)
Mais c’est sans doute un mirage et un piège. C’est oublier que pour Os fuzis, Ruy Guerra a situé l’action dans le Nord-Est seulement parce que des contraintes matérielles l’empêchaient de le tourner en Grèce comme le voulait son premier projet ; que des contraintes matérielles semblables ont conduit les jeunes cinéastes brésiliens (réalisant leurs films avec les budgets les plus faibles qu’on ait jamais connus au monde du cinéma) à travailler dans le Sertão où la nature leur offrait généreusement tout ce que la finance leur refusait : lumière, décor, types d’hommes admirables ; que peut-être aussi ces films sont arrivés jusqu’à nous plutôt que d’autres en raison d’un pittoresque ou d’un exotisme qui leur donnait des chances à l’exportation. Un pittoresque et un exotisme que les auteurs ne voulaient pas, et ils l’ont montré en s’écartant, dans un second temps, délibérément du Nord-Est.
Conscients, bien plus que d’autres, de leurs responsabilités sociales, les jeunes cinéastes du Cinéma novo voulaient édifier un cinéma des réalités nationales, et non pas un cinéma de costumes nationaux exploitant l’exotisme de la misère et de la violence ; ils refusèrent les poncifs naissants d’un sertano qui pouvait devenir un alibi ou une évasion, comme peut être alibi ou évasion le western pour le bourgeois établi des États-Unis, qui n’a plus grand-chose de commun avec les pionniers. Ainsi naquirent des films où le Nord-Est n’est plus le cadre de l’action, où cependant il pèse sur elle du même poids de honte et de colère que sur toute la vie nationale : La Grande Ville de Carlos Diegues, (1966), dont les héros naufragés à Rio de Janeiro sont des émigrés du Nord-Est, O desafio de Paulo Cesar Saraceni (1965) dans lequel un chant sauvage du Sertão est le "défi" qui porte un jeune intellectuel hors de sa confusion passée vers un choix révolutionnaire plus clair et plus cohérent. Ainsi, après Le Dieu noir et le diable blond, Glauber Rocha renonça-t-il, pour Terre en transe (1967), au Nord-Est qui cependant est son pays, auquel le lie par des affinités natives ou électives son tempérament passionné, auquel était associé son premier grand succès.
De son retour au Sertão avec Antonio das mortes, on est tenté de penser d’abord que c’est le retour à une facilité. Les premières réactions de la critique au film sembleraient le confirmer : elles sont de fascination plus que de lucidité, et la beauté même du film en est responsable. Au premier choc des images, le film apparaît comme une œuvre monumentale encore jamais réalisée pour l’illustration du mythe du Sertão. Et pour l’illustration au double sens du mot : car il accomplit, à la gloire (semble-t-il d’abord) du mythe, cette grande imagerie populaire que tant de cinéastes, notamment en Amérique latine, ont recherchée et manquée. Même ici l’imagerie vient au plan de l’épopée. On hésite à employer ce mot empoussiéré par l’ennui de l’école qui le momifie dans La Chanson de Roland, par les à peu près de la critique cinématographique, qui en habille n’importe quel western. Mais enfin cette constante présence, éclatante et confuse, de la mémoire collective, ce plus grand que nature dans la stature des personnages et dans leur geste, ce refus du détail psychologique qui permet de dégager de grands pans de lumière et d’ombre, c’est bien ce à quoi on a coutume d’appliquer le mot "épopée". Mais si cette magnificence sauvage dans l’image et dans le cours du film manifeste et appelle le respect du mythe, il n’est pas pour autant une adhésion au mythe. Et puisque Glauber Rocha nous dit que "Antonio das mortes est la première analyse que j’ai faite de mes films antérieurs...", cette déclaration un peu énigmatique autorise au moins - au risque de se tromper - à tenter le dépassement de la fascination par l’analyse.
Que Antonio das mortes, le tueur de cangaceiros, soit placé au centre d’une épopée cangaço (2) incite déjà à penser que le cinéaste a voulu d’emblée prendre (et donner au spectateur brésilien) une distance par rapport à la légende dorée et à l’illusion lyrique. Cet Antonio das mortes qui, dans les années 1930, a abattu Lampiao et que nous rencontrons vingt ou trente ans après, a cependant "perdu toutes ses guerres", et il le sait. Il ne veut plus tuer, il le dit, et cependant il tuera.
Il repart, sur l’annonce qu’un nouveau cangaço nommé Cairona est apparu dans un coin du Sertão. Mais c’est seulement pour savoir s’il existe encore un vrai cangaço : pour ce vaincu aux fausses victoires, ce fantôme d’un passé proche et déjà si loin, l’apparition d’un cangaço aujourd’hui est comme une peu croyable résurrection d’entre les morts. De fait, Cairona lui aussi est un fantôme - un reflet attardé nostalgique du grand Lampiao et la "sainte" qui est à ses côtés, vêtue de blanc mais quasi muette, semble une bien pauvre créature en comparaison des visionnaires qui jadis ébranlaient le peuple du Sertão. C’est une torpeur d’explosif sans amorce qui imprègne le camp où Cairona attend comme l’instrument aveugle d’une fatalité "l’heure de détruire les vivants et de brûler la ville", puis où il agonise si interminablement qu’on ne perçoit plus la limite entre sa vie et sa mort.
Ses hommes y psalmodient des paroles qui semblent sans action sur le destin. Le camp lui-même, sur la plate-forme de falaise qui surplombe le village, est comme un immense autel pour le sacrifice à on ne sait quel culte cosmique - ou à l’Histoire. Quand s’affrontent les deux hommes perdus, Antonio et Cairona, les dents serrées sur la courroie qui fixe leur distance, devant la foule où se mêlent les habitants du village frappant dans leurs mains comme pour une danse, les hommes de Cairona, le grand propriétaire et ses larbins évoluant tranquillement, ce duel sauvage semble un étrange rituel de la mort inutile, une complicité de la mort échangée - celle d’un jeu de gladiateurs où chacun est acculé à jouer son rôle.
Peut-être, bien au-delà du pittoresque sertano, y a-t-il là l’image emblématique d’un pays désespéré où la mort s’échange entre des hommes dont ni les uns ni les autres n’ont de raison de tuer - pour le plus grand bonheur des coronels qui survivent à tout.
S’il en est ainsi, Antonio das mortes ou Cairona sont comme la Mère Courage, à la fois victimes et complices englués de la mort des autres, de la mort des leurs, et de leur propre mort. Et du coup, si ce cinéma est épique c’est, dans son contenu, au sens de Bertolt Brecht bâtissant son théâtre épique. Quand, à la fin du film, le tueur de cangaceiros semble devenir lui-même cangaço ce n’est pas nécessairement un retour à l’épique romantique. Il s’est heurté au refus du grand propriétaire de distribuer le blé et les terres, il est seul avec ce grand noir, ancien de la bande de Cairona, mais qui rêvait de retrouver son Afrique et la paix. Nul ne peut savoir si son chemin sera le même que celui de Cairona. C’est au spectateur de réfléchir et de conclure.
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°40, juin-juillet 1969
1. "Le Dieu noir et le diable blond", Jeune Cinéma n°25, octobre 1967.
2. "Cangaço" est le nom donné à une forme de banditisme dans la région Nord-Est du Brésil, du milieu du 19e siècle au début du 20e siècle.
Antonio das mortes (O Dragão da Maldade contra o Santo Guerreiro). Réal, sc : Glauber Rocha ; ph : Affonso Beato ; mont : Eduardo Escorel ; mu : Marlos Nobre, Walter Queiroz, Sérgio Ricardo et musiques du folklore de Bahia et Minas ; déc & cost : G.R., Hélio Eichbauer, Paulo Gil Soares & Paulo Lima. Int : Maurício do Valle, Odete Lara, Othon Bastos, Hugo Carvana, Jofre Soares, Lorival Pariz (Brésil, 1969, 95 mn).